Il nous faut des maisons peintes et des combats communs

Deuxièmes notes de lecture sur Nanterre, du bidonville à la Cité, de Victor Collet

paru dans lundimatin#191, le 13 mai 2019

A la lecture de mes premières notes , on aura compris que l’ouvrage de Collet peut être pris comme un gisement d’informations et d’analyses utiles aux batailles d’aujourd’hui. Deux filons parmi d’autres me semblent particulièrement riches d’enseignements pour les temps que nous vivons : l’histoire de la Maison Peinte et celle du Comité Gutenberg.

[Photo Une : (c) Agence Im’Media]

L’histoire des batailles menées par ce groupe portant le nom d’une cité de transit, et par quelques autres avant et après lui, montre que c’est souvent à l’apogée d’une lutte qu’on est tout proche de sa fin. Avec la manifestation parisienne du 1er mai qui, comme il a pu être dit ici et , a vu se dissoudre dans une multitude non identifiée les identités « gilets jaunes », « syndicalistes » et « black block », se pose sans doute la question du passage à autre chose de ce qui dure depuis six mois. La difficulté à tenir longtemps les ronds-points, et la nécessité de trouver des lieux où se rencontrer à l’abri de l’écrasement et du nassage policier, incite à une réflexion sur le rôle et l’usage de nouveaux lieux qui ressembleraient à quelque chose comme la Maison Peinte. La Maison du Peuple à Saint Nazaire, et plus anciennement la Maison de la Grève à Rennes ont d’ailleurs ouvert la voie.

Du bidonville à la Cité

A Nanterre, après 68, le passage du bidonville aux cités dites d’urgence et de transit (mais qui dureront longtemps) marque une scissure nouvelle au sein du prolétariat ;

« Les Portugais, Italiens et Espagnols, qui peuplaient aussi les bidonvilles, disparaissent du logement d’exception. Enfin, les cités de transit sont souvent plus éloignées du tissu urbain. Fermées, contrôlées par des gardiens fréquemment anciens militaires ou policiers en Algérie, les cités de transit sont plus infranchissables pour les rares soutiens encore présents. »

« Entourées de grilles, barbelés ou murs, surveillées par des gardiens recrutés pour « leur connaissance de l’indigène », parfois très enclavées, les cités de transit ne font surtout que déplacer la question des bidonvilles. Mais en la déplaçant, l’administration donne l’impression de l’avoir résolue et la rend invisible malgré les dénonciations militantes. Qui se souvient d’ailleurs des cités de transit, effacées par la malencontreuse célébrité des bidonvilles ? »

« La perte de travail autorise l’expulsion d’office ; l’hébergement et le maintien dans les lieux en cas d’attribution HLM sont interdits ; la résidence se fait à titre provisoire, précaire et momentané. Sans titre, les résidents ne peuvent ni vraiment rester ni vraiment sortir, le gardien veillant à les maintenir sur place. Le ghetto est officialisé.

Dans cette période, le Parti qui gère la municipalité a pris un virage nationaliste : « face au capitalisme sans patrie, la classe ouvrière est porteuse de l’intérêt national ». Principal cheval de bataille pour le relogement des habitants : « l’éparpillement des familles ». Pas plus de 10% de relogement sur la commune devient l’objectif affiché par ces gens qui se disent communistes. Il faut être solidaire des immigrés à condition qu’il n’y en ait pas trop.

« Le problème des bidonvilles passé, celui de l’immigration et de la « seconde génération » s’intensifie et envahit le discours public, surtout quand il est associé aux questions de sécurité à la toute fin des années 1970. Ce que la solidarité de classe semblait devoir mettre à distance, la question du transit et des familles immigrées l’anéantit. Plus personne ne semble savoir ou se demander s’il s’agit d’Algériens, de Marocains, de Tunisiens, de Français, de Franco-Algériens, etc. Le paradoxe est de taille : la tension politique atteint son paroxysme alors que les étrangers passent entre 1975 et 1990 de 30 % de la population municipale à seulement 17%. (…) Dès 1981, dans L’Éveil et Nanterre Info comme à l’échelon national, la question urbaine et celle de la délinquance recouvrent de plus en plus une question sociale et ouvrière que le Parti ne semble plus en mesure d’encadrer. »

La Maison Peinte

A Nanterre, entre 1970 et 1976, à contre-courant de cette évolution des discours officiels, la Maison Peinte s’affirmait comme lieu de coexistence du socio-culturel et du militant.

Selon la description qu’en fait Chérif Cherfi,

« La Maison peinte, c’était un petit pavillon dans lequel il y avait plusieurs pièces. Une où il y avait toujours quelqu’un pour t’accueillir, te donner une information, répondre à une question de sécurité sociale, de maladie, de retraite... Une autre où on recevait les enfants, où on organisait des activités avec eux, des sorties, du dessin, de l’écriture. Et, en même temps, tu avais la permanence de la Cimade, des réunions où on prêtait une salle au Secours rouge, au Comité antiraciste, là où se sont constitués les collectifs de médecins, d’avocats, etc. ».

(…) Pour la première fois, les luttes syndicales et le relogement des résidents en cités de transit sont associés. Et, très vite, les jeunes de Nanterre, en première ligne sur les questions du racisme et des violences policières, portent les revendications. L’usine, sans laisser la place, voit poindre ces luttes de quartier, les discriminations hors travail, le travail social et l’occupation dans les clubs et la culture…. »

Les témoignages construisent le souvenir d’une Maison Peinte où,

« Tour à tour lieu d’ancrage, d’établissement militant au milieu des bidonvilles, relais des luttes d’usine, outil logistique, salle d’accueil, d’écriture de tracts avec une ronéo dans la cheminée puis cachée à la cave, de rapports, d’aide aux droits, lieu-refuge aussi pour de jeunes femmes sorties de l’univers de la cité, de groupes de parole, etc. ».

Elle sert de base au groupe mao Oser Lutter, Oser Vaincre qui milite dans les usines et les foyers de travailleurs immigrés, terrains de luttes où les conflits se multiplient entre militants PC et maos. La destruction du bidonville d’Argenteuil, la distribution de tracts du comité Palestine seront l’occasion d’affrontements violents. La mort d’un enfant dans une cité de transit donne lieu à une manifestation organisée par la Fasti, à laquelle les partis de gauche hormis le PC, participent. La Maison peinte devient le centre d’attraction des réseaux de soutien.

En 1973, la Cimade, sous pression des autorités, renonce à s’occuper des luttes d’usine et se recentre sur l’accueil des réfugiés chiliens et l’alphabétisation dans les bidonvilles. Des militants de la Cimade passent du côté mao. Oser Lutter crée un Comité pour la vie et la défense des travailleurs immigrés et impulse la première grève de travailleurs « sans papiers » à l’usine Margoline. 

« Le comité de grève se réunit à la Maison peinte . Un mois plus tard, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) est créé en réaction à la multiplication des meurtres racistes et des grèves de la faim. S’émancipant des comités Palestine et de la GP, il recentre la lutte sur les conditions de vie des travailleurs immigrés ici, en France. L’été meurtrier, avec près de cinquante morts dans la région de Marseille où un attentat contre le consulat algérien est revendiqué par des nostalgiques de l’OAS, conduit le MTA à lancer un appel à une grève générale antiraciste en septembre. Deux usines de Nanterre, dont Margoline, répondent par un taux de grève de 100% et le comité antiraciste de Nanterre participe peu après au mois antiraciste du MTA. »

A partir de 1974, les luttes se recentrent sur la criminalité policière et les violences subies par les jeunes.

« À travers la Maison peinte, on lit surtout le passage qui s’effectue lentement du champ politique radical, qui provoque la mutation du poste Cimade en centre logistique d’action, vers une forme proche du mouvement social pro-immigrés, entre action socioculturelle de quartier, autogéré et sans financement, et regroupement hétérogène de groupes et d’activités.(…) Ouverte à toute heure, la Maison Peinte permet ces rencontres improbables. »

Depuis longtemps, les jeunes militants d’origine algérienne étaient menacés d’être « renvoyés » (en réalité envoyés, puisqu’ils avaient toujours vécu en France) en Algérie mais à partir de la fin des années 70 ce sont les jeunes fils d’immigrés en général, politisés ou pas, qui vivent sous cette épée de Damoclès. D’où l’ascension des luttes de quartier, aussi bien contre le mal-logement que contre les expulsions, et les crimes policiers.

« Devenues depuis un lieu commun de l’engrenage des violences dites « urbaines », les tensions entre police et jeunes frappent par leur précocité à Nanterre, en pleine transition entre deux modes de régulation et de contrôle de l’immigration. L’ancienneté de l’implantation familiale et la montée en flèche des jeunes adolescents ayant grandi à l’ombre des bidonvilles esquissent le panorama. »

Ces batailles connaissent un apogée avec le décès suspect d’Alain Khetib. Fils d’un père algérien et d’une mère française, c’était une figure du quartier, très engagé dans les batailles des jeunes. Comme on l’a dit alors : « Celui qui ne pouvait pas être expulsé a donc été tué », ce qui n’est pas sans me rappeler une déclaration d’un sous-ministre de Pasqua à une délégation venue protester contre des expulsions de Basques promis à la torture et à la prison en Espagne. Faisant allusion à la vague d’assassinats par les barbouses espagnols des GAL, il avait dit : « De quoi se plaignent-ils, les Basques, avant on les tuait, maintenant, on les expulse ».

De Margoline au Comité Gutenberg

« Usine de papier, rue Noël-Pons à Nanterre, mai :

« Nous, immigrés, travaillons chez Margoline de h. du matin à h. [...] ; la plupart travaillent tout le temps. [...] Les autres [sont] sans fiche de paie. MAIS NOUS SOMMES OBLIGÉS DE TRAVAILLER CHEZ LUI PARCE QU’ON N’A PAS DE PAPIERS ET QU’EN PLUS IL NOUS CACHE LES PASSEPORTS POUR PAS QU’ON PUISSE CHANGER DE TRAVAIL.

[...] Dans ces conditions de travail d’esclave, [...] nous décidons de nous mettre en grève ! »

« Après deux jours de grève, tous les travailleurs sont régularisés et obtiennent de substantielles améliorations : inscription à la sécu, paiement des heures supplémentaires, fourniture de bleus de travail, gants, douches, d’un vestiaire et d’un réfectoire. Sept mois de luttes d’usine sont lancés. »

« Paradoxale apogée des insubordinations de l’après 68, Margoline symbolisait l’ascension du travailleur immigré, désormais incarné dans la grève, comme icône politique. La mort d’Alain Khetib, elle, et la dépolitisation-criminalisation du rapport à la jeunesse et au quartier annoncent la période à venir, celle de la cité. Quant aux soutiens, même limités, ils demeurent à cette période déterminants pour des luttes qui deviennent par ailleurs de plus en plus autonomes. La lutte s’est déportée à gauche, les vocations morales et humanitaires semblent déjà lointaines. La force de la grève à Margoline comme la présence importante des familles aux Marguerites et la position en retrait des soutiens à la Maison peinte témoignent de ce moment singulier. Un âge est en train de passer, celui des groupuscules, suivi de la baisse tendancielle de l’engagement public des intellectuels et des chrétiens à gauche. »

« Jeunesse et antiracisme croisent les usines, les discriminations et les violences, autonomisant peu à peu la question immigrée, des Algériens, Marocains et Tunisiens de Nanterre, au sens où la reproduction spécifique de leur situation ne pose plus question à ceux qui défendent la cause.(…) Malgré l’activisme d’un petit réseau de semi-professionnels de la lutte, l’impossibilité à infléchir durablement l’orientation négative et toujours plus répressive des politiques d’immigration croise une division rampante : celle qui sépare les mouvements des primo-arrivants des luttes autour des conditions de vie des plus enracinés. »

« tarishoun fil khara, réagissez » (vous vivez dans la merde, réagissez)
(c) Agence Im’Media

En octobre 82, démarre la lutte de la cité Gutemberg après la mort d’Abdennbi Guémiah, 19 ans, très actif dans dans la vie associative, tué d’un coup de fusil parti d’un pavillon. Les jeunes exigent un procès rapide et un calendrier de relogement. Grève définitive des loyers, bureau du gardien occupé, ce sera une longue lutte assortie de diverses actions coups de poing, y compris dans des municipalités voisines, les cathos de gauche et autres tiers-mondistes s’éloignent, la lutte est prise en main par les jeunes.

« Vite meneurs, les plus radicaux du Comité mettent pour autant en forme cette volonté d’autonomie politique qui rompt avec l’image d’Épinal de l’explosion de colère de jeunes au profil délinquant. Soutenant d’autres luttes, narrant leur épopée dans les journaux et radios de l’immigration, les Gutenberg sortent de la cité mais s’éloignent aussi vite des actions consensuelles des jeunes des Minguettes lancées avec la Marche pour l’Egalité des droits, du patronage du père Delorme ou du silence sur les violences policières et les crimes racistes ».

« L’image est aussi paradoxale qu’à Margoline dix ans plus tôt : sorte d’apogée militante des jeunes des cités, Gutenberg consacre aussi la fuite des relais politiques et un enfermement relatif dans la conduite de la lutte. La coupure n’est pas que l’œuvre des jeunes militants, mais bien un effet de la conjoncture et de l’aspiration des forces de gauche au pouvoir. La banlieue rouge et immigrée a perdu sa centralité politique. »

Un des fondateurs du Comité racontera par la suite :

« L’arnaque suinte [...] de ces militants politiques qui vantent « l’authenticité » des jeunes immigrés révoltés contre la société capitaliste, pour récupérer quelques tâcherons exécutant les coups durs de leur trip militant. Et qui les laisseront ensuite tomber comme des malpropres. »

Moment de fusion maximale des revendications particulières aux immigrés et des revendications générales des ouvriers, Margoline est aussi celui où leur séparation s’annonce et va croître. Moment d’autonomie maximale d’un groupe, le comité Gutenberg est aussi celui d’un éloignement croissant des milieux politiques par rapport aux luttes du comité. Quels rapports pratiques établir entre la lutte contre des conditions d’exploitation particulière et la lutte contre l’exploitation en général ? Comment faire de l’identité une force et non un enfermement ? Ces questions sont de celles que tout mouvement d’émancipation à venir, en gilet ou pas, devra se poser. L’existence de lieux où en débattre et la manière dont ils seront organisés donneront sans aucun doute de premiers éléments de réponse.

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