« Il faut égorger la langue française »

Terrorisme des sentiments moraux
« Enjoy the ride » IV

paru dans lundimatin#317, le 13 décembre 2021

Ce quatrième volet de la série « Enjoy the ride » poursuit le projet d’une « prose à streamer », voire d’un chamanisme du péril. Le petit prince de Marseille, Zamdane, avait synthétisé cette idée simple qu’on voudrait bien lui voler : « T’écoutes comme si c’était un podcast ». T’écoutes, donc, et même tu réécoutes : to stream, ça ruisselle. Et parfois, à la faveur de la grâce du stream et des bifurcations, au détour d’une phrase, d’un son, d’une couleur, d’un bloc de sensations, d’une expérience fabulée ou d’un souvenir de quelque chose que tu n’as jamais vécu, ton âme s’arrache de sa torpeur, secouée, et puis tu vois, réellement - même pas tu « poétises », tu vois (c’est important) [1].

Il n’est plus temps de faire bégayer la langue. Il faut la faire couiner ! Jusqu’à entendre les nouvelles couleurs au bord de ses plaintes. Stridence aiguë de son cri efflanqué qui déchire les membranes de la séparation des êtres et des choses, destitue les concepts d’entendement à l’origine de la grande découpe du monde abstrait ; éclair de vision qui parcourt ensemble le corps et les territoires ; aberration chromatique née de rencontres imprévues. Et toujours répéter les aventures de la perception. Car le bégaiement est encore... trop-trop-humain. Il ne fait que représenter le galop imparfait du temps des mots, encore entrevu derrière la porte entrouverte. Il ne saisit la chute qu’à-demi, comme comédie ou comme farce, dans l’intervalle burlesque des saccades à la seconde : un théâtre du pixel et une poésie animée au lieu d’un théâtre du pigment et d’une poésie chargée du sang incrée. Le mauvais infini des petits carrés plats au lieu de l’infini des plis aux mille dimensions incompossibles. Donc, remettre le programme à l’endroit : comment sortir sans s’en sortir ? Question pas rhétorique – car on s’en sortira pas. Question de magnétique des profondeurs : où sont les forces ? Et question de chirurgie clinique – car on a besoin d’outils fins et métalliques pour reprendre la mélodie, réexaminer les motifs de la création et de la chute : voix de fer et lames de précision pour se taillader des ouvertures. Question de vie ou de mort : où c’est qu’on respire ? Nouveau principe baroque déjà énoncé : principe de respiration suffisante. Changer de stratégie, changer d’air : fendre la gorge plutôt que les mots. Et réveiller l’énergie qui couve, dormante, élan vital fourmillant dépensé à perte en circuits fermés. Avoir le courage de n’y pas résister, enfin se laisser emporter par les geysers de la création ! Tout ce qui est entassé mérite de respirer : les voix inouïes, sauvages, incivilisées de la langue du peuple qui manque prêtes à détonner. On veut que les mots tus s’expriment – tu s’exprimes, tu comprends ? – et que la souffrance tue vive assez pour s’extirper de la glu du romantisme entrepreneurial, nul, et de la petite psychologie à la carte. On a d’autres cartes et d’autres programmes pour fuir, fuir, fuir ! Fuir au-dehors des attentes trop-trop-humaines – dernier message avant la fin du message. Apprendre à voir les images qui ne se lisent pas, expérimenter l’autre physique (tu es le galop du temps recollé), aimer son poids dans la chute, reverdie, enjoy the ride ! Sentir ce qui l’a toujours été, mais dégrossir la sensation : la gorge nouée de la langue française, inondée de larmes fausses, tièdes, d’avant juste qu’on l’égorge : d’avant qu’elle couine. Elle racontait encore ses histoires de famille – vieille tradition ! Le Peintre a dit : il faut égorger la langue française. Et on a pensé sa précision : pas décapiter, pas guillotiner : égorger. Pas pas à pas, mais corps à corps, mains à gorges, ongles à peau et lame à l’artère. Couic ! Elle aussi damnée sous l’arc-en-ciel. Oh ! l’égorgement rêvé de la langue française et les mots encore vivants qui en giclaient nerveusement ! Les vaisseaux ouverts qui s’échappent à l’intérieur. Se répandent et s’envolent, flotter dans l’air nouveau. Une image a surgi, toute petite image derrière le crâne évidé, qui s’est agrandie au projecteur universel : petites bulles de savon rouge brillant, caillots, poches de sang qui éclatent en mots cahotants, le cerveau-sans-carotide de la langue tranchée, le cerveau s’asséchant. Et bientôt la pensée s’effrite comme du pain sec. La pensée rassis, rassise, la pensée racornie – dans tous les sens possibles et dans tous les autres ! — Plus de sang ! Mais de l’eau glacée partout ailleurs, d’un bleu luciférant d’étoiles pas mortes, purifiantes, lavantes, innocentantes. À une goutte de distance de se coller à la conscience des mondes possibles. Dieu est peut-être mort mais ses rêves d’architectures vivent encore. — Voilà lalangue ! Pyramide sans base. Pas tour de Babel. La syntaxe cristalline d’une pyramide de verre, sans fondement, qui s’étend de large en large quand on s’enfonce par le cou, notre chute infinie qui passe tous les appartements possibles – au lieu des efforts de dysharmonie d’une tour essentiellement en ruine, qui se ronge elle-même, incapable d’érection parce qu’habitée seulement des désirs de pouvoir. Jusqu’ici tout va bien, c’est la visite du contemporain. Les mondes déserts des entrepôts désoeuvrés de la langue postindustrielle : lents plans travelés de survol, dronisation du mouvement des yeux, de proche en proche, qui font esthétique du désastre. Anciens programmes, machines rouillées, matériaux à restaurer pour retrouver ce qui s’y rappelle : le sens du geste. La réflexion parfaite, non séparée, l’abolition de la réflexion : l’acte d’exister, sans agir ; l’oeuvre anonyme, sans auteur : la contemplation. Au point exact où se rencontre la pensée-cristal, pure et minérale, incolore aux yeux d’avant, désormais vivante comme de la roche, désormais immobile et mobile. La langue oubliée, la langue perdue, la langue légère – la langue du temps, peut-être ? « De l’âme pour l’âme », « de la pensée accrochant la pensée et tirant », et s’étirant partout de toutes ses forces souveraines : de l’âme chargée d’un sang incréé. Car nous sommes tous peut-être, comme dit Barić, des taches rouges qu’on a renversées. — Et pourquoi pas noir-goudron, sorties des fonds d’une autre terre, sans fond, en irruption ? Taches volantes, flaques coagulantes qui flottent en l’air, indéterminées, attendant fatigués comme on attend l’avenir (le Dieu, le Livre, le Monde, l’Insurrection) qu’une forme nous tombe dessus – mais qui ne tombe pas. Mais nous tombons – sans ordre. Jusqu’aux autres contemporains, nouvelles rencontres, surfaces où l’on s’épand, glisse : nouvelles informités. Penser n’est rien d’autre qu’une longue préparation à ces rencontres sans circonstances partagées, sinon la seule : la chute. Parfois la pensée se rencontre et la rencontre a lieu dans la pensée – c’est réel. Alors on pense. On se prépare. À quand rencontrer personne qui ait évidé sa gorge assez pour enfin commencer à parler lalangue.

Oncléo

Peinture : LAWAND, Ceux qui attendent les oiseaux, Technique mixte sur toile 44 x 51,5 cm, 2021.

[1Ce quatrième volet est lui-même la suite d’une secousse ressentie, due à la parole du Peintre qui a dit : « il faut égorger la langue française ». Deux lignes se sont alors étendues, séparées, dont on a cherché à retrouver les traces distinctes pour mieux les rendre sensibles, ainsi archivées : une ligne _obèse_ (la version prose à streamer de la secousse, étouffante, ici même) et une ligne _dégrossie_ ou efflanquée (la version poème de la secousse, « respirable » comme a dit N., à respirer ici : https://oncleo.tumblr.com/post/670196400736387072/version-efflanqu%C3%A9e-compl%C3%A8te-du-quatri%C3%A8me-volet-de ).

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