« Il était une fois... l’homosexualité »

Avant-propos au livre « Race d’Ep ! » de Guy Hocquenghem

paru dans lundimatin#159, le 4 octobre 2018

Les Éditions la Tempête sortent le 1er octobre une réédition du livre de Guy Hocquenghem « Race d’Ep ! Un siècle d’images de l’homosexualité », paru une première fois en 1979. Cette exploration de l’histoire de l’homosexualité, de la naissance de ce terme (fin 19e) à l’orée des années d’hiver (fin des années 70), propose une vision de celle-ci en tant que classe, avec ses oppressions, ses révoltes, ses contradictions politiques et sa culture propre. La publication de ce livre en 2018 arrive non seulement au moment où l’identité homosexuelle semble s’effacer au profit d’une identité moderniste gay ou queer, mais surtout depuis le constat que cette histoire de la grandeur d’un siècle n’a pas été transmise. Comme si tout avait commencé avec la libération sexuelle des années 70 et la lutte contre le sida la décennie suivante.

Race d’Ep ! propose une mémoire affective de ce qui a été rangé sous le terme d’homosexualité et entreprend un voyage complexe dans les usages qui ont été fait de ce terme, des usages de libération et de contrôle.
Les éditions La Tempête livrent ici leur avant-propos à cet ouvrage.

On ne se fabrique pas une âme sur commande. C’est elle qui apparaît, disparaît, quand elle le veut. Cette spontanéité la définit. Transmigratrice, elle ne peut être que poursuivie aux régions de son refuge, où elle se rend fugacement visible comme une vapeur ailée, à l’instant où elle s’échappe. Le moment de cette poursuite serait le nôtre : celui du retour de l’âme, moins éteinte qu’évanouie. 

Guy Hocquenghem & René Schérer, L’âme atomique

Qu’avons-nous fait, où sommes-nous passés, à quel endroit au juste les choses se sont-elles rétrécies, quand avons-nous opté pour le petit détour qui nous a laissés vifs mais comptables des morts, ceux que nous aurions pu faire, ceux que nous aurions pu être ?

Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien

Jeunes gens du XXIe siècle, partons à la rencontre des fantômes. La lecture de Race d’Ep ! est un exercice à part entière d’exploration historique d’une identité fragile, mouvante. On mettrait ce livre entre les mains d’un enfant qu’il le lirait comme un conte, se précipitant à en admirer les illustrations avant d’entrer dans le texte, il était une fois... l’homosexualité. Faisons la même chose. Les images, les mots, mais surtout les masques qui se glissent dans ces images et ces mots, qui sont à débusquer et à reconnaître, chercher les mythes, les miroirs déformants, les entourloupes, les obstacles. Ce ne sont que des élans, l’enfant le pressent. Il était temps d’avoir sous les yeux non pas un énième ouvrage de science sociale sur le sujet mais un véritable guide de voyage à l’intérieur de l’architecture invisible de l’homosexualité. Ou bien, comme le dirait Jean Genet, un endroit où « mettre à l’abri toutes les images du langage et se servir d’elles, car elles sont dans le désert, où il faut aller les chercher » [1].

Nous qui avons quitté le XXe siècle, qui vivons des expériences inédites autour de la production des images et de l’histoire, elles circulent avec moins d’opacité, la transparence est la règle, mais la recherche de fulgurance est toujours présente. Confrontons-nous à ce passé, non pour le commémorer mais pour nous extirper du cynisme qui consiste à croire que le progrès social, le vent qui nous pousse inexorablement vers la falaise du futur, serait notre salut. L’ouvrage de Guy Hocquenghem nous invite à habiter nos contradictions, faut-il apparaître ou disparaître, s’exprimer ou oublier, en déployant un pont entre deux rives, pour aller voir si effectivement entre les deux il n’y a rien.

Il y a un texte peu connu de Guy Hocquenghem qui fournit une porte d’entrée à sa pensée de l’histoire. On le trouve en préface au journal d’un déporté homosexuel Les Hommes au Triangle Rose, publié en 1981. « Ce livre est fait pour tous ces garçons, pour tous ceux auxquels le plus grand mensonge historique encore vivant a fait ressentir, au moins une fois, face à l’indifférence et l’incrédulité, le désespoir devant une injustice qui ne sera jamais réparée. Et c’est peut-être cela, être homosexuel encore aujourd’hui : savoir qu’on est lié à un génocide pour lequel nulle réparation n’est prévue » [2]. À partir de cette croyance qu’il n’y a pas de justice éternelle, Hocquenghem brise l’idée reçue que nous serions les héritiers naturels d’une cause, les justiciers d’une aberration répressive. En revanche, nous sommes les enfants de cet irréparable et en tant que tels il nous faut comprendre les raisons qui ont mené à cette impasse pour en éclairer le présent.

L’oubli fut une manière de conjurer l’absence possible de justice car « cette injustice, elle n’est pas seulement celle des camps, elle est celle du dehors des camps, après les camps, et même dans les camps » [3]. On voit très bien cela dans Race d’Ep ! à travers les propos fictifs de la secrétaire du Dr Magnus Hirshfeld : « Alors, quand des fois l’on s’étonne autour de moi, que je ne veuille jamais aller dans une fête, une partie entre nous, ou une discothèque réservée, je repense à ces derniers bals de Berlin, tandis que les trains déjà partaient pour Buchenwald, et je me dis tout bas que demain peut-être, cette joie de vivre, cette sécurité seront balayées d’un coup, puisque après tout nous étions si forts, et que nous n’avons jamais su nous défendre autrement que par l’oubli. » [4]

Au cœur du XXe siècle, nous sentons que la vérité restera toujours voilée. L’oubli est, pour les homosexuels, la possibilité de voir émerger non pas une histoire officielle, progressiste, revancharde, mais une histoire allégorisée, discontinue, dégagée de l’imagination anthropomorphique. Cela veut dire que l’oubli n’est pas une indifférence face à sa propre responsabilité du monde, mais bien la conscience intime, douloureuse, qu’il nous faut aller puiser de l’eau fraîche à une autre source qu’à celle des vainqueurs. L’histoire des vaincus aurait son propre langage, qui pour se trouver, doit perdre, mais perdre vraiment pour laisser place à la trouvaille. C’est autre chose que de prétendre avoir sa place dans la Grande Histoire. Car peut-être nous pourrons apercevoir un monde où l’Homme ne serait plus la mesure. Et force est d’avouer, que les homosexuels sont les mieux placés pour entendre cela. Eux qui ont été suspectés, jusque dans les sphères militantes de la gauche, de ne s’inscrire que dans un drame bourgeois, une politique mineure, secondaire, de fond de cuve, à la rigueur on pourra s’intéresser à leur cas après la Révolution. De la découverte de l’existence des camps, les Juifs et les opposants politiques sont devenus les seules victimes visibles, tandis que les homosexuels étaient condamnés à la honte, au silence et à l’isolement. Oublier, donc, pour survivre. Mais cet oubli serait un massacre supplémentaire s’il ne se transmuait pas en autre chose, s’il ne se déplaçait pas dans un en-dehors du temps. Et l’allégorie aide. « L’allégorie dresse, comme une table de festin, la féerie réussie de l’univers, non simplement en l’honneur de l’homme qui en fait partie, mais toujours au bord de l’anéantissement. Éveil d’une symphonie des sens et des passions, elle ouvre répétitivement un “en-dehors du temps”, étranger à l’idée d’une permanence ou d’une progression cumulative, “pour une seule fois” » [5]. Si cet en-dehors du temps existe, c’est que l’oubli doit être actif pour le trouver. Il ne s’agit évidemment pas d’entrer en lâcheté ou en processus de refoulement mais de comprendre que nous ne savons pas digérer tout ce qui vient à nous, qu’il y a un trop-plein de signes à trier, à mettre de côté ou à dissoudre, pour en garder l’essentiel. Un diamant à l’état brut parmi les déchets. « L’oubli signifie donc le refus, l’abandon ou l’échec de la transmission : il ne résulte pas d’un défaut de mémoire (au sens psychologique du mot), mais d’une rupture de la chaîne de transmission. » [6] Il y a un historicisme qu’on veut nous inculquer et dont nous voulons nous défaire pour ne pas s’éloigner du critère à partir duquel nous pouvons juger l’histoire, le présent (ou la vie).

Des années folles à l’extermination scientifique, de l’essor du plus grand mouvement de libération homosexuel à son anéantissement total, il fallait bien rendre l’âme au monde. Dans L’âme atomique, Guy Hocquenghem et René Schérer proposent une méthode pour rêver au-delà de nos capacités, pour combattre les assauts du réalisme technoscientifique, et ouvrir un espace incontrôlable où recréer organiquement (car l’âme ne s’oppose pas au corps, elle est sa poursuite) le lien entre imaginaire et liberté. Or, il n’y a pas de terre promise pour les homosexuels. Il y avait à en inventer une qui ne se fixe pas en un État, qui n’apparaisse pas en surface capturable. Un contre-monde sans carte ni boussole, où pour le dire avec les mots de Walter Benjamin « un messianisme sans messie ». Le communautarisme sexuel où l’on attendrait un Jésus gay rédempteur est un délire occidental qui, espérons-le, ne verra jamais le jour. Le désir homosexuel a au moins ceci de particulier qu’il est en perpétuelle recherche d’altérité, qu’il est orienté souvent vers ce qu’il ne peut être ou refuse d’être. « En face du retour à soi, du repli et de la contraction identitaire, suscitée par le savant désordre moderne, l’allégorie élargit le champ, distend, donne de l’air, elle se détache, ombre animée, des messages et des mythes, des grands récits qu’elle était censée porter. Elle ne réduit pas tous les signes à l’incohérence ou à l’insignifiance, mais en reporte le sens dans une expérience toujours unique et toujours à renouveler, imprévisible et répétée, éternellement transitoire » [7]. Il s’agit moins d’imposer une autre vérité, qu’une autre mesure : soutenir l’incommensurabilité de nos désirs à l’ordre du monde. Cette mesure, c’est la discontinuité historique ; cela n’est pas étranger à ce que proposait Hocquenghem, un an avant sa mort, dans un article paru dans la revue Gai Pied l’été 1987 : « Je “musicaliserais” l’idée d’homosexualité : elle n’existe que dans son rythme, ses intervalles comme ses battements, elle n’existe que par son mouvement (dramatique). Invisibilité et visibilité se conjuguent en elle dans ce rythme d’apparition-disparition, de “répétition” au sens fort et plein de Kierkgaard » [8]. C’est tout le thème de Race d’Ep ! résumé dans ce passage. Chaque expression fulgurante de vie homosexuelle précède son annihilation. Les années folles furent balayées par le nazisme, la libération sexuelle par le sida. Par deux fois, l’homosexualité s’est vue confisquée sa révolution. Cela, on ne le dira jamais assez.

Il est intéressant de remarquer que les deux dernières décennies du siècle n’apparaissent pas dans Race Ep ! L’essai est publié en 1979 et Guy Hocquenghem meurt en 1988. C’est plié pour les années 90, donc. Allons voir de plus près la décennie manquante, les années 1980, dont il se pourrait bien qu’elle fut la liquidatrice d’un monde finissant, le XXe siècle. La dernière partie du livre présente un dialogue entre l’ancien et le nouveau monde, entre l’homosexualité délictueuse et l’homosexualité intégrée. Une faille est en train de s’ouvrir entre ces deux rives et seul ce dialogue fait le pont. Les années 1980 sont sur le point d’arriver et un nouveau siècle se dessine : François Mitterrand, disco et sida. Finis la scène rock, la baise libre et itinérante et les cheminements politiques révolutionnaires. Certains les appellent les années d’hiver.

« Monsieur le Sexe et Madame la Mort... » est un des rares textes d’Hocquenghem sur le sida : « On l’a compris : un spectre hante l’Europe et l’Amérique, celui de la punition du libertinage ; cette association du sexe et de la mort, de la maladie et de la culpabilité a connu une résurgence apocalyptique ces derniers temps. » [9] Il décrit cette période comme le fameux « retour de bâton », expression qu’il utilise déjà pour parler de l’extermination dans les camps. Manière de dire et de rappeler que, malgré la grande libération homosexuelle des années 1960 et 1970, mais aussi malgré son intégration dans le marché économique, la vie homosexuelle ne s’est toujours pas dépêtrée de ce stigmate qui lui marque la peau, celui qui fait d’elle une race particulière et maudite. Tout le monde ira de son commentaire, les politiciens, les chercheurs, les journalistes, l’Église et l’inépuisable opinion publique. Tout cet excès de langage déferle, un langage qui censure par son excès, animé par la peur de la contagion et exalté par la possibilité de dire : après tout, ils l’ont bien cherché. Hocquenghem fait de l’instrumentalisation de la peur le premier objet de sa critique sur le sida : « La contagion de la panique, la panique de la contagion, la littérature journalistique qui flatte dans le sens du poil et pousse à l’éclosion d’une idéologie Sam’suffit sécuritaire et hygiénique ignoble s’est tout entière obnubilée sur le vaccin, le miraculeux vaccin des égoïsmes » [10]. L’activisme politique avait lui aussi changé. Il se faisait plus urgent, spectaculaire, violent, à la hauteur de la mort qu’on leur promettait ; s’engageait une course contre la montre et l’hypocrisie des pouvoirs publics. Un présent pur faisait surface. Il y a bien un passé, mais il est sexuel. « La peur du sida impose à un acte dont l’idéal est l’expérience du présent pur, un rapport au passé qu’on ne peut ignorer qu’à ses propres risques et périls. La sexualité n’arrache pas les partenaires à la sphère sociale, ne fût-ce qu’un seul instant. On ne peut plus la considérer comme un simple rapport à deux ; c’est une chaîne, une chaîne de transmission qui relie au passé. » [11] On voit émerger la catégorie bureaucratique de « population à risques », car ce passé, c’est tous les partenaires avec lesquels une promiscuité s’est établie, tout une chaîne potentiellement mortuaire les attachant les uns les autres. À cette moralisation de la sexualité et des manières de se lier, Hocquenghem répondra : « Trop tard pour le vaccin, messieurs de la Science et de la Presse. L’ordre des priorités a changé. Ou bien vous nous sacrifiez, vous isolez à vie les homos et tous leurs partenaires du passé, ou bien vous acceptez de revenir à ce par quoi on aurait dû commencer, les malades eux-mêmes, et non la peur des autres ». [12] Le goût pour ce qui est étranger à soi, l’homosexuel le paye à nouveau. Mais on peut y voir aussi l’objet de sa transmission. Refuser d’entrer dans le jeu de la sursocialisation, de l’homogénéisation du désir, est la principale motivation de nos oublis successifs. Car on ne peut oublier que ce qui nous a été transmis. Pour combien de temps allons-nous encore porter ce fragile joyaux ?

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Il était une fois... l’homosexualité. Comment mettre l’histoire au service de la mémoire ? La logique de notre XXe siècle a souvent fait l’inverse, la mémoire s’étant faite la subalterne de l’histoire à coup de commémorations télévisuelles et de manuels d’histoire, elle est devenue l’ombre de la modernité, agissant pour défaire toute possibilité de rendre vivante une tradition homosexuelle. Et si c’était cela, cette autre « solution finale » qui nous guette et dont parle Hocquenghem : « En somme, une homosexualité latente plus patente, et une homosexualité patente moins reconnaissable, tout converge vers une homogénéisation des désirs homosexuels dans la vie sociale. Et si un brutal retour de bâton ne vient pas effacer cette tentative historique, nous verrons peut-être la fin, dans un empire sexuel rationalisé d’une différence devenue inutile. Ce qui serait après tout une autre “solution finale” » [13].

Pour nous, la transmission homosexuelle ne se fera pas par la muséification ou la mise en catalogue de nos expériences, ni par la commémoration républicaine de nos massacres, mais par une créativité radicale débarrassée d’un excès d’images, de langages et d’histoires. Race d’Ep ! consacre ce geste vif glissé au beau milieu de l’oubli et de la mémoire, il en est le livre le plus politique sur l’homosexualité. Mais pour arriver à en faire un livre politique, il fallait se défaire de l’idée que pour faire un livre politique, il faille parler de politique. Il y a ceci de joyeux chez Hocquenghem, que la politique prend naissance dans l’étrangeté pour revenir à elle-même. L’aspect protéiforme de son essai le démontre. Nathalie Quintane dit à propos de l’acte littéraire que « la lecture de certains textes relève de l’expérience qu’on fait et, s’ils sont bons, mène à la pleine et entière possession de cette expérience et ce, jusqu’à nous pousser à agir ailleurs que dans les livres, je crois que pour la plupart, nous ne parvenons pas à le transmettre » [14]. C’est d’une mémoire affective dont nous aurions besoin pour opérer le tri qui retient l’essentiel et le refaire surgir au moment venu. Oublier pour inventer sa propre tradition, pour se faire une âme à soi.

Je prends naissance dans l’oubli.

La Tempête.

[1Jean Genet, Un Captif amoureux. Il s’agit d’une note manuscrite en tête des dernières épreuves de la première édition chez Gallimard en 1986.

[2Guy Hocquenghem, « Préface », in Heinz Heger, Les Hommes au Triangle Rose, Éditions Persona, p. 8, 1981.

[3Idem.

[4Guy Hocquenghem, Race d’Ep !, Éditions la Tempête, p. 174, 2018.

[5Guy Hoquenghem & René Schérer, L’âme atomique, p. 179, Éditions du Sandre, 2013.

[6Jacques le Rider, « Oubli, mémoire, histoire dans la “Deuxième Considération inactuelle” », Revue germanique internationale, n°11, p. 207, 2005.

[7Idem, p. 178.

[8Guy Hocquenghem, « L’homosexualité est-elle un vice guérissable ? », in Gai Pied Hebdo, n°278/279, 1987.

[9Guy Hocquenghem, « Monsieur le Sexe et Madame la Mort... », in Un journal de rêve, Verticales, p. 292, 2017.

[10Guy Hocquenghem, « Trop tard pour la peur », in Un journal de rêve, Verticales, p. 286, 2017.

[11Susan Sontag, Le sida et ses métaphores, Christian Bourgois éditeur, p. 95, 2005.

[12Idem.

[13Guy Hocquenghem, Race d’Ep !, Éditions la Tempête, p. 189, 2018.

[14Nathalie Quintane, Les années 10, La Fabrique éditions, p. 196, 2014.

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