L’IVG

Quand on aime, on compte
Leïla Chaix

paru dans lundimatin#356, le 24 octobre 2022

J’ai rendez-vous pour l’IVG. On part à pieds jusqu’à la gare. Ça semblait normal pour Romain de m’accompagner. « Ça aurait pu être moi la fille, et toi le garçon » m’a-t-il dit. Moi j’ai rien répondu à ça, je trouve la remarque trop binaire, mais assez classe. Pas d’héroïsme, juste pragmatique. [1]

Sur le chemin, quand on marchait dans la pampa, je me disais premièrement qu’c’est perturbant d’être enceinte de quelqu’un. C’est vrai t’es forcément enceinte DE quelqu’un, ça ne te regarde qu’à moitié. Ça n’est de toi qu’à moitié. C’est littéralement étrange et étranger. Deuxièmement que c’est perturbant d’être enceinte de quelqu’un qu’tu kiffes. C’est ça aussi, qui est étrange : ça n’peut pas être insignifiant. C’est le produit de quelque chose, d’une relation, et dans mon cas d’un love coït. C’est un fruit et ça pousse en toi.

J’pense à mon sac gestationnel de 5 (peut-être 6) millimètres. Le truc flippant c’est de savoir qu’il y a d’grandes chances pour que si tu n’interviens pas, ça fasse une vie, une existence. Ça m’fout l’vertige et le cafard. Ça devrait pas… pourtant c’est carrément le cas. J’trouve ça incroyable et ignoble, un putain d’scandal biologique. C’est d’la putain de science-fiction.

*

Une pote m’a fait remarquer l’autre jour, qu’en fait depuis la nuit des temps, les gens se battent contre ce mécanisme biophysique, qui fait qu’en baisant on procrée. C’est la lutte, les usages, les pratiques et la politique contraceptives. Elle me disait pas ça pour qu’enfin je mette des capotes, on pensait juste tout haut, ensemble. On se disait que c’était un putain d’vaste sujet, universel quasiment. C’est se tenir contre la Nature, garder le plaisir d’faire du sexe mais sans devoir se reproduire. Lutter contre la fertilité. On a bien + envie d’baiser que d’élever des gosses, en général. Baiser tu fais ça fréquemment, mais un enfant, c’est autre chose. J’me dis que je baiserai peut-être moins, après l’avortement. Ça passe l’envie, ça je vous l’dis.

M’enfin j’me dis que j’ai d’la chance que la personne qui a cru bon de s’oublier dans mon bas ventre soit non seulement quelqu’un de gentil, quelqu’un qui m’aime, mais également quelqu’un qui ne veut pas (pour le moment et c’est tant mieux) de descendance. Pas besoin de débattre des heures, de s’mettre d’accord, de s’consoler.

D’ailleurs je n’m’autorise pas trop à partir dans des envolées romantico-essentialistes. C’est émouvant d’tomber enceinte, au milieu d’la panique tu kiffes, tu t’dis stylé je peux le faire, mais faut pas trop exagérer.

Y’a d’quoi s’prendre une douche froide mentale quand on sait qu’un grand nombre de filles tombent enceinte de leur violeur ou d’un aïeul incestueux, et que le ventre des femmes esclaves étaient, eux aussi, colonisés. Ça t’passe l’envie de t’épancher dans des volutes amoureuses et bioéthiques.

J’ai entendu des gens me dire, l’univers te dit quelque chose, genre oui c’est peut-être le moment, c’est que vous êtes compatibles, c’est que vos corps s’aiment vraiment, qu’un courant énergétique fort passe entre vous … Ça me dégoûte presque. Je me défend de ces choses là. C’est joli mais je n’y vais pas. Pour moi c’est une soupe tu la bois si tu as froid, mais si ça t’fait ni chaud ni froid, tu la refuses. Je la refuse. Le cœur a des penchants que la pensée new-age et positive peut faire glisser jusqu’à la connerie la plus dégradante. Je me préserve donc un peu de ces courants de pensée là.

Que la machine biohardcore (c’est-à-dire la vie) arrive à faire suinter les corps et communiquer les vases, que nous habitions un univers qui fait en sorte que soient possibles l’éternelle expansion et la prolifération du vivant, soit, oui, OK. Mais que tout cela soit parfait, précieux, magique et magnifique, je ne crois pas.

J’ai entendu d’autres choses, parfois, choquantes aussi. Des gens m’ont dit « tout est parfait ». J’ai déjà entendu aussi, lors de réu associatives, dans des groupes écolos parfois : « les personnes présentes ici sont les bonnes personnes, au bon endroit, au bon moment ». Je n’ai jamais compris comment on pouvait écrire ou penser une chose pareille. L’injonction à la béatitude a le don de me rendre bulldog. Je n’comprends pas comment on peut se contenter à ce point-là d’un présent bidon et dégueu. Je n’trouve pas que tout soit parfait, bien loin de là. J’trouve même pas mal de choses merdiques, et j’suis contente de penser cela. Ça m’dérange pas, bien au contraire, ça m’aide à me tenir debout.

*

Deux heures de train et de bus + tard, on s’assoit dans une salle d’attente. En 10 minutes elle est bondée, les médecins doivent avoir du retard. Depuis la dernière fois qu’j’suis venue, maintenant j’connais. Je sais qu’il y a plusieurs docteur.e.s, que les toilettes à l’étage, et que les marches des escaliers sont transparents – probablement car l’architecte est un obsédé sexuel. Je suis remontée contre le sexe ces derniers temps. Je trouve ça cher payé, en fait.

On est en compagnie de plein d’gens, surtout des femmes. Y’a des bourgeoises et des prolotes, un type maigre qui semble mal à l’aise. Tout l’monde clapote sur son portable, scroll vers le bas ou vers le haut, lançant des petits regards furtifs, de temps en temps, vers la vraie vie.

J’observe les gens sans me gêner, je revendique le droit d’fixer, surtout depuis que j’vis dans un monde où mes objets de contemplations (les autres gens) contemplent elleux même une fenêtre (leurs écrans) en permanence, c’qui fait qu’iels ne m’regardent pas. C’est rare de croiser un regard, les yeux se fuient, et ça m’arrange.

Une meuf arrive et brise l’ambiance d’évitement dans laquelle nous baignions tous.tes. Elle nous raconte un bout d’sa vie, une galère qu’elle a eu en venant. Elle a de l’argent, ça se voit tout d’suite, elle a l’air fière et persuadée que sa vie intéresse tout l’monde. Elle semble heureuse, non aliénée – et bien qu’elle puisse être sous xanax – elle a l’air en pleine possession de ses multiples capacités. Je me dis que cette meuf c’est moi, sauf que moi c’est en écrivant que j’fais chier l’monde. Elle m’horripile.

Une demi-heure de retard. Quarante minutes. J’regarde Romain et lui propose de se barrer, que je l’retrouverai dans la rue. Il me dit qu’il préfère attendre. J’entends la porte de la doc qui s’ouvre, au bout du couloir. J’le connais, son bureau, maintenant. Subrepticement j’entends mon nom, mal prononcé, d’une voie aiguë :

{{}}_ Mad’moizelle Chééééééé ? (personne prononce jamais le x)

Je m’lève d’un coup au garde-à-vous et réponds OUAIS d’une voix grave. J’pose deux doigts sur le genou d’Romain en lui disant à toute à l’heure sans le regarder. J’en fais des tonnes dans ces cas-là, genre impassible : Tommy Lee Jones. La ligne verte.

On avait convenu qu’j’irai seule, dans le bureau.

Je suis (du verbe suivre) la docteure dans le bureau. Je pose direct ma Carte Vitale, sors mon portable en lui disant qu’les résultats de la prise de sang (qu’elle m’avait demandée de faire) sont sur mon tél. Elle me fait signe de lui filer, me dit que c’est OK pour elle. Elle check le truc, voit que je suis A positive, etc.

Pendant qu’la docteure analyse, je vais me perdre visuellement sur sa pseudo-bibliothèque. La fois dernière j’ai trop regardé les photos d’ses mômes : overdose. J’vois des bouquins cheap-scientifiques, qui ont l’air de peser une tonne. Moi qui viens de déménager, j’en ai rempli jusqu’à ras bord des cartons de livres jamais lus. Donc je me demande si elle lit, la dame en blanc. C’est des cadeaux qu’on lui a fait, c’est pas possible. Y’a des pavés sur les cancers, des catalogues interminables d’anatomie… ça doit être des idées cadeaux pour les étudiantes en médecine, ou bien c’est juste de la déco… M’enfin j’vois pas la dame en blanc prendre une heure à sa pause déj pour potasser ces gros volumes, surtout pas à l’heure d’Internet et d’Uber Eat, m’enfin passons. Mes yeux se posaient justement sur une étagère de médocs quand le froissement d’un sac plastique (dans lequel la docteure fouillait) me ramena soudainement à notre instant.

Elle sort donc de ce sac plastique, qui était planqué sous sa chaise, deux comprimés stockés sous vide. J’vois pas la boîte donc je n’saurai le nom du truc qu’en regardant sur Internet, une fois ma liberté recouvrée. La doc ne fait même pas la gueule, mais elle m’ignore. J’ai l’impression d’la déranger, que les choses seraient bien + simples si je n’existais pas ou au moins si j’n’étais pas là. L’ambiance est morne sans être badante, juste très très inintéressante. Dissociation bureaucratique, toujours pareil, je quitte mon corps, distanciation de sécurité. J’ose rien lui dire, rien lui demander, et j’vis ça comme une injustice.

*

Comme je sais qu’mes ami.e.s me lisent, faudrait quand même que je développe ce que ça m’a fait d’avorter. C’est un événement fort banal, quand c’est légal, finalement. Et dans la société pharmaceutique consumériste, c’est chose aisée, banalisée, facilitée, je n’sais pas vraiment comment dire, il y a là quelque chose d’obscène, et d’en même temps assez pratique, sans fioriture.

J’ai accès à la marchandise, qui va faire que l’objet d’ma peur (cette future vie) ne voit pas l’jour. Je suis coupée de toute la chaîne de production du médicament fatidique, je n’sais même pas c’qu’il y a dedans, par qui, comment, ni où c’est fait. Je sais que je n’ai pas mes règles, et que le bâtonnet en plastique (avec un peu de rose dessus) qu’on appel TEST, à dit que j’étais POSITIVE, porteuse d’un sac gestationnel, futur embryon pré-humain. Cet embryon va bientôt cesser de s’préparer à exister.

J’avoue qu’ça reste un truc spécial, à l’échelle individuelle (je veux dire dans une biographie), l’avortement. J’vais tenter de n’pas éviter (car on m’a posé la question) de raconter mes émotions. Selon où l’on est, ça l’fait pas ça, de ne pas dire c’que l’on ressent. Parfois, ailleurs, ce qu’il faut faire, c’est dire ce qu’on pense d’une question et publier une opinion. Ça dépend qui et où on est.

Des fois j’aime bien dire c’que j’ressens, faire des météos personnelles, à tour de rôle, dans des réu. Et des fois ça me fait serrer, la CNV. J’dis pas que ça n’sert à rien, je dis qu’ça élude le conflit, ça colorie les émotions, les classifie (la colère est toujours en rouge, et la joie de vivre est en vert). Sauf que donc ça dépolitise. Moi l’absence de toute politique, l’absence de toute opinion, ayant grandi devant la télé, dans une petite ville de droite, et dans une famille de transclasses, je connais bien. Valait mieux taire ce qu’on pensait. On parlait très peu d’engagements. Et puis la société entière, était prise dans une grande machine à délaver les réflexions, les opinions, et toutes les prises de position n’allant pas dans l’sens du Progrès, du Capital, et de la Nouvelle Libération qu’était l’Néolibéralisme.

Qu’est c’que j’peux dire de personnel, à propos d’une pseudo-grossesse, non désirée, accidentelle… et vécue comme impersonnelle ? Je m’sens bizarrement aliénée, parasitée et visitée, mais très coupée, en même temps, de c’que ça m’fait. C’est une information + qu’une sensation. Et ça active ma pensée. Je pense des trucs, ça active mon manège mental, mais c’que j’ressens, je ne sais pas.

Alors j’ai peut-être l’habitude de brûler toutes mes émotions dans la cheminée noire de ma tête. C’est peut-être ça que je sais faire, dire ce que j’pense, en ressentant, faire fumer le cœur et la tête, et puis cette fumée la décrire.

Comment vous dire… la moindre des choses que je puisse dire, c’est qu’en effet, ça fait bizarre. Littéralement. Tu n’es plus 1, tu es 1+, et si tu n’fais rien, tu seras 2, ou 1+1, 9 mois + tard. J’ai jamais trop aimé les maths, j’ai même souvent déprécié, mais j’dois dire qu’en matière d’grossesse, le problème est mathématique. En tout cas, chez moi, la panique, a été très mathématique. Je voulais juste redevenir 1.

J’ai ressenti tout d’suite la peur, une crainte sourde et métallique, que le bébé ne s’en aille pas ; que dans une fièvre hormonale, je décide d’un coup d’le garder, et d’accoucher dans un tipi, sur un tapis, sur un terrain avec plein d’femmes et juste 1 type. J’ai eu peur de ma propre envie, peur du cliché, dissimulé, prêt à surgir. Peut-être était-ce un sourd désir… ou une légère curiosité.

Être enceinte pour une première fois sans l’désirer, c’est à la fois impersonnel et ultra-personnel, banal/basique et inédit, commun et super singulier. C’est une sorte de rappel à l’ordre, et à la loi. La loi d’la vie qui cherche à se perpétuer. Malgré nous, à travers nous.

J’dois avouer qu’j’étais émue, émue quand même d’en être capable (de concevoir) tant je pensais que ces problèmes (ou ce pouvoir) ne me concerneraient jamais. J’avais d’jà voulu être enceinte, et j’avais déjà déliré (imaginé) des débuts et puis des fausses couches… mais l’information officielle d’être devenue le véhicule d’un début d’vie, ça je n’l’avais jamais reçue. Et la seule fois où ça m’arrive, c’est quand j’suis capable de dire non. J’ai de la chance, j’en suis bien aise.

J’avais décidé récemment que je n’aurai jamais d’enfant. La décision n’est pas bien vieille, et elle ne serait intégrée que si je décidais un jour de m’faire ligaturer les trompes, chose que j’ose pas, pour le moment. L’avortement me fera peut-être changer d’avis.

En tout cas la contraception va devenir un vrai sujet, et peut-être la pénétration, un événement exceptionnel. Genre pour Noël ou Halloween, et le reste du temps, je me frotterai.

*

La doc pose les cachtons devant moi. Elle me dit voilà donc c’est ça que vous allez prendre aujourd’hui, c’est pour arrêter la grossesse, vous avez des gobelets là-bas près de l’évier au fond derrière. Je dis ok, choppe les cachets et vais là-bas. Je sors les trucs de leur plastique, et lui demande sans la regarder : Comment ça marche ? Elle dit ça arrête la grossesse. Je dis je sais ça j’ai compris mais en faisant quoi ? Petit silence – c’est hormonal, elle me répond. J’lui dis ah ça va faire baisser mon taux d’hormones ? Elle dit non ça va l’interrompre. Elle m’a gavée j’insiste pas, j’avale le bail. Ce qu’elle me dit ne m’aide en rien, sa posture me met mal à l’aise, elle semble elle-même embarrassée, non qualifiée, mal renseignée… dealer légal qui préférerait donner la vie plutôt qu’la mort ? J’ai déjà envie d’me barrer, je n’aime pas cette femme.

J’avale les trucs, ça passe relativement fluidement. Je bois un peu. Je lui dis est-ce que c’est possible que je sente quelque chose aujourd’hui ? Elle me dit euh oui, des nausées, et puis peut-être des saignements ce soir ou demain, dans tous les cas, même si vous saignez demain, vous devez impérativement prendre le médicament du mercredi le mercredi !

Je jette son gobelet pourri dans sa poubelle de merde et retourne m’asseoir à sa table. Elle sort d’une autre pochette plastique le médicament fatidique qui m’fera saigner dans deux jours. Les dealers eux au moins ont l’sens de ce qui est classe, présenté ! J’en reviens pas à quel point c’est cheap.

À c’moment là je me souviens de la consigne qu’elle m’a donnée, la dernière fois : il faudra qu’vous n’soyez pas seule, quand vous le prendrez celui-là et pas trop loin d’un hôpital. C’est rassurant.

Je ne peux la voir, cette dame en blanc, que comme un agent du système dominant. Or ce système, il avait l’air de m’vouloir seule. Donc qu’elle me dise de n’pas être seule ça m’fait flipper. C’est que ça doit vraiment être grave, ou douloureux, ou dangereux. J’dois risquer de faire un malaise ou quelque chose dans ce genre là.

*

Quand on y pense c’est d’la folie, on est tellement habitué.e.s à se faire maltraiter la gueule par les institutions de l’État, que la moindre trace de gentillesse ou d’un peu de sollicitude, nous semble louche et malhonnête, à peine croyable.

*

Elle sort une ordonnance qu’elle glisse jusque sous mes yeux et la place dans mon sens de lecture. Elle pointe avec un stylo les noms hardcore des médocs dont elle me parle.

Alors celui-ci c’est un anti-vomitif, c’est pour ne pas vomir celui-là, celui qui provoque l’expulsion. Celui-ci c’est l’anti-douleur, et celui-là en est un autre, beaucoup + fort, au cas où vous avez très mal.

Je vois écris OPIUM en gros, ça m’fait flipper et ça m’stimule. Je discerne des hiéroglyphes sécuritaires genre ATTENTION : INTERDIT À LA FEMME ENCEINTE. Ils auraient p’tet pu ajouter sauf si (comme moi) la femme enceinte veut avorter.

Elle me fait signer le consentement, un vague papier avec des lignes écrites dessus. Je signe le truc. Elle me file l’ordonnance. Je lui dis combien je vous dois, elle me dit rien c’est la Sécu. Je remercie donc la Sécu, intérieurement.

En me levant je re-constate qu’on n’peut poser les yeux nulle part dans ce bureau sans tomber soit sur une photo ou une image ou un dessin de ses enfants, soit sur un putain de bouquin sur les cellules ou l’enfantement. On croirait presque que les photos, images, instants, étapes, souvenirs, sont comme des pièces à conviction, là pour finalement nous prouver (comme un captcha) que cette personne détentrice d’une autorité toute institutionnelle n’est PAS uniquement UN ROBOT, mais bien UNE FEMME authentique, UNE bonne MÈRE, avec tout c’que ça représente. Et les bouquins, eux, seraient là, pour nous dire que cette femme épatante est également une DOCTEURE, avec un diplôme doctorale et des années d’études dans l’crâne.

J’commence à avoir la nausée, je n’comprends pas, j’trouve ça bizarre et malaisant, je n’aime pas voir toutes ces photos de ses enfants à tous les stades de leur croissance, cette exposition impudique de cheveux mouillés et de sourires, instants intimes pris et figés puis imprimés depuis la tiédeur familiale jusqu’au bureau clinique et froid de la daronne.Je n’comprends pas quel est l’projet ni l’objectif. Cet étalage, en + de ça, est dans le DOS de la docteure, il nous fait face, à nous, patient.e.s. Pourquoi, putain ? Pourquoi faire ça ? Est-ce une pub ou une aguiche ? Une bande annonce pour les gentil.le.s qui décideraient de les GARDER, soit via un « ok l’embryon, j’vais te garder » soit via un baby-sitting ?? Je pète un câble il faut qu’je sorte elle me dit bon merci au revoir, je vois ses yeux au dessus d’son masque et je lui dis merci au revoir, la porte claque.

*

Il faut savoir qu’la dernière fois, lors de l’écho : j’avais la chatte à l’air ET le masque.

*

Je guette Romain dans le couloir, le cherche dans la salle d’attente, il est parti, il a bien fait. Il est dehors, sur le trottoir. Je le rejoins et lui raconte, laconiquement. Il sait qu’j’écrirai quelque chose, mais il préfère toujours m’entendre. Puis c’est quand même un peu d’sa faute, si y’a c’putain d’ polichinelle dans le tiroir, alors il me questionne un peu. J’lui dis qu’elle était pas sympa, et que j’ai pris le premier médoc qui va faire cesser de grandir le mini commandant Marcos. Il m’fait un câlin maladroit et on quitte ce quartier immonde. On regarde un peu l’ordonnance, avec toutes les marques de médocs écrites dessus, des appellations impossibles, imprononçables et inconnues. Une putain de pierre de rosette.

Il faut qu’je trouve une pharmacie. Lui faut qu’il aille tirer des sous, il doit de l’argent aux meufs là-haut, avec qui nous vivons. On marche un peu puis j’aperçois une pharmacie, lui une banque, un peu + loin. On s’dit qu’on se rejoint dans deux secondes, que j’passe le prendre à la tirette.

*

Je me demande si l’univers n’est pas de droite ou d’extrême droite, entre Sainte Rita l’autre jour, qui me prête son bébé de deux mois, sur le quai du train, et l’étalage d’enfants mouillés photographiés dans le bureau d’la doc aujourd’hui, je n’en peux plus. C’est décidé : la prochaine fois, j’irai au Planning Familial. J’en ai marre d’ces situations, et de ce Dieu hasard « pro-life ».

Je n’suis enceinte que depuis trois semaines et ne vais pas l’rester longtemps, mais je suis en mesure de dire que la grossesse crée une forme de régression dans la pseudo égalité entre les sexes. Le GENRE n’est plus une théorie, c’est un éléphant dans la salle de bain.

Ne pas avoir d’utérus, à certains moments, apparaît comme pure liberté. Voyez un peu, comme par hasard : le premier jour, je suis allée au rendez-vous pré-IVG ; et Romain lui, il est allé chercher son diplôme de Licence. Et aujourd’hui : j’vais acheter les sales médocs ulra-toxiques et il va se chercher des sous ! À lui la vie professionnelle, l’extérieur et le cash-flow ; et à moi la vie utérine, intérieure, anxieuse, chaotique et embrouillée, les pharmaciens chauves et le sang. L’horreur en somme. Ce qui est chiant c’est qu’c’est criant, que ça a l’air exagéré, mais que c’est vrai. Division sexuée du travail. Ton corps ne t’appartient plus, ton âme non plus, tu es vaisseau. Si tu décides de le garder, tu dois penser à c’qui est Bien, Bon et Durable ; si tu décides d’avorter, tu dois t’fader la prise de drogue et les douleurs. Bio ou Nécro, choisi ton camp.

Mais c’est surtout symboliquement, que ça m’fait rire, ce truc du diplôme, l’autre jour. Moi j’vais à Nice pour avorter, enlever de mon utérus une potentielle bouche à nourrir, corps à aimer. Tandis que l’père va chercher un bout de papier à l’Université. Le bout de papier que j’ai reçu, moi ce jour là, c’était ma datation de grossesse. On y trouve la dimension du petit sac gestationnel prêt à accueillir l’embryon. Embryon : pas encore visible. Grossesse : intra-utérine. Datation échographique : environ 4 semaines. Le voilà mon diplôme à moi, c’est une putain d’échographie, agrafée sur une ordonnance.

Moi qui m’compare souvent aux hommes, et ai envie d’les dépasser, je sais qu’mon féminisme pèche, à cet endroit. J’ai trop intégré le patriarche, le père, la Patrie, l’oppresseur. J’ai trop envie d’leur ressembler. Je n’arrive pas complètement à m’affilier aux femmes, aux mères et aux épouses. J’avoue qu’je rêve parfois d’aller, de traverser, et d’accéder à cette horrible banalité du mâle.

Ils n’arborent pas l’organe porteur et la matrice reproductive : un utérus. C’qui fait qu’ils ont une charge d’emmerdes (considérable) en moins. Mais ils évoluent malgré tout entre divers dispositifs d’enfermement, entre des taules + ou – glauques, et punitives. Les hommes c’est d’la chair a canon pour le Kapital. Les femmes sont de la force de travail d’un autre type. Mais toutes les femmes n’ont pas la même valeur d’usage dans la société patriarcale. Je sais qu’je fais partie des filles qui ont beaucoup de privilèges, et du capital symbolique. Je l’ouvre pas trop.

On m’a fait croire très tôt que je serai au dessus des autres, et que si j’en avais le goût, j’allais peut-être pouvoir jouer, et dominer. J’ai été identifiée comme compatible avec la Novlangue libérale bourgeoise, comme capable de faire des études. Ça n’était pas que j’étais douée, c’était que j’étais très arrogante, non angoissée et persuadée que les choses me seraient possibles.

Alors certes, il y a une prison à laquelle celles et ceux qui n’ont pas d’utérus ne peuvent pas être admis.es, et qu’iels ne peuvent connaître, sans utérus, c’est celle de pouvoir être squatté, dédoublé, accablé par la grâce de la biologique permission : porter un être.

Pour les détenteurs/détentrices d’un utérus, c’est un possible. Ça fait partie des capacités exploitables, et exploitées. On pourrait dire chacun sa croix : aux hommes la guerre et puis aux femmes l’accouchement. Sauf qu’il y a des hommes qui accouchent et des femmes qui partent à la guerre, et tout le monde paye le prix de la guerre, sauf les puissants. On pourrait dire tout le monde paye pour les enfants, mais c’est factuellement pas vrai. Il y a + de mères seules que de pères seuls. C’est la croix d’la maternité, et l’fruit d’la dévalorisation du travail invisible des femmes. Quand je vois c’qu’il en coûte aux mères, j’veux pas y aller, j’suis désolée. Je ne me laisserai pas avoir. C’est ma désertion à moi. Je n’veux pas traverser cette eau. Je refuse de donner naissance. D’ailleurs j’perçois l’amour filial comme une drogue beaucoup trop dure, des responsabilités trop lourdes. J’ai peur de la maternité. Refuser d’avoir un enfant c’est vouloir le rester soi-même. J’assume.

Le patriarcat m’a bien eue. Je me retrouve à jalouser les actions normales quotidiennes dans la société standard, autoritaire, normalisée. Je désire presque énormément être un.e individu.e lambda, citoyen.ne de la société autoritaire et normative. J’ai presqu’envie d’y retourner, d’ailleurs j’y retourne.

J’avoue que je désire rester dans la catégorie des gens qu’ont pas d’enfant. Car qui dit personne sans enfant peut vouloir dire j’ai pas d’emploi, j’ai pas d’projet, je vois personne. Je ne dirais pas qu’c’est une joie, mais c’est un droit, je l’revendique. J’ai l’honneur et le privilège de ne pas garder cet enfant, de ne pas signer le contrat, de ne pas devenir sa maman, et j’en suis, ma foi, rassurée.

J’envoie, par contre, tout mon respect à toutes les mères, qu’elles l’aient choisi ou pas d’ailleurs. J’envoie toute ma compassion à celles qui ne l’ont pas choisi, car ça doit être intense, horrible. Qu’il y ait des gens qui veulent forcer d’autres personnes à accoucher, je n’comprends pas. C’est exactement comme les flics qu’l’État envoie pour prendre de force les ouvrier.ère.s qui sont en grève. C’est une putain d’réquisition. On est de la chair à canon.

*

Déambulant dans les rues de Nice, mon envie d’vomir se dissipe, on s’amuse presque.

Romain va donc à la tirette et je vais à la Pharmacie. Je vois une dame qui est là, elle parle avec la pharmacienne, elle dit que sa fille est angoissée, qu’elle cherche de quoi l’apaiser. La pharmacienne commençait à lui répondre quelque chose quand un vieux monsieur en blouse blanche et au visage joufflu (pharmacien en chef, je suppose) interrompt sa collègue sans regarder la cliente et demande d’une grosse voix glaireuse C’EST POUR QU’ELLE S’ENDORME C’EST ÇA ? La mère dit non c’est pour les angoisses. Il dit OUI C’EST POUR LA CALMER, la mère hésite – évident problème de lexique – le mec lui gueule que des gouttes d’huile essentielle de mandarinier devraient faire l’affaire. Il ajoute ET POUR VOUS AUSSI si vous voulez. Je trouve ça super déplacé, ce mec est très désagréable. Et en même temps la scène est drôle, assez cocasse : Depardieu qui vend d’la tisane…

Le redoutable capitaine se retourne maintenant vers moi. Je suis figée debout derrière un gichet-vitre en plexiglas. Bonjour madame, bonjour monsieur. Je glisse l’ordonnance sous la vitre. Je lui dis j’sais pas si y’a besoin de la carte vitale ? Il me dit oui oui y’a besoin. Il m’a répétée tellement bien, je m’demande s’il s’fout d’ma gueule. Il tape sur son clavier d’ordi, et j’vois qu’la dame achète les huiles, en disant qu’elle ne savait pas qu’la mandarine ça pouvait calmer les angoisses. Le capitaine va dans la soute, chercher les paquets d’came en stock, il me ramène 6 ou 7 boîtes, blanches, roses, violettes, avec du vert. Ça m’semble un peu exageré comme quantité.

Voyant mes yeux écarquillés face à la dose il me dit NON mais c’est parce que y’a très peu d’comprimés par boîtes. Je dis ah oui, il dit plus rien, me rend ma carte vitale. Il me demande mon adresse, mon numéro de téléphone, etc. Il me demande ma mutuelle, j’lui dis qu’j’attends la CMU. Il dit ça fera 13 euros, je sors donc ma carte bancaire (qui est d’ailleurs, malheureusement, la + vitale d’entre toutes) et paye le truc.

Il met la drogue dans un sachet, un putain d’sachet ridicule, avec marqué en lettres Disney (à peine croyable) J’AIME MON PHARMACIEN. Je bug intense sur l’sac plastique. Il me tend l’sachet et m’demande : vous conduisez ? J’lui réponds non. Il dit OK c’est que ça donne envie de dormir. J’lui dis dans ce cas je dormirai. Il dit voilà. J’attrape le sac et je repars.

J’retrouve Romain 30 mètres + loin, devant une boutique de guitares, en face de la tirette. J’ai la gerbe et la tête qui tourne. Je pense qu’en c’putain d’moment même, mon afflux d’hormones s’interrompt, et que ça kill le M&M’s.

Je demande à Romain c’qu’il fout, il semblait sortir d’la boutique. Il me regarde d’un air malicieux, et dépose un truc dans ma main. Une bague médiator pour Banjo. Je n’joue jamais de mon Banjo, mais il me dit qu’au moins comme ça maintenant si je veux en jouer j’ai l’accessoire qu’il faut. Quel couple, lui dis-je, bonjour l’alliance. Ça le fait rire.

On constate qu’il nous reste du temps, avant le prochain train qui monte dans la vallée. On veut aller en librairie. Je lui dis que si la médecine n’a rien à m’dire, ça n’est pas grave, j’trouverai dans la littérature de quoi penser ce qui m’arrive ! Me vient alors l’idée d’acheter L’ÉVÉNEMENT d’Annie Ernaux, et peut-être un livre de Despentes. Il trouve ça bien et moi aussi. Je m’dis qu’au moins ça m’obligera à arrêter de larmoyer, au cas où l’idée d’me morfondre surgirait en moi tout d’un coup. Aller dans d’autres vies que la mienne, lire sur le viol, les MST, les avortements clandestins : ça m’calmera.

Nous marchons jusqu’à la librairie Masséna. Grande librairie « indépendante », généraliste, avec des rayons bien fournis, et tout ce qu’il faut d’habitude. Je demande donc le livre d’Ernaux. Le mec me dit ah désolé nous nous sommes faits dévalisés, elle a reçu le Prix Nobel. Eh bah voyons. Quelle journée de merde. Je retourne donc dans les rayons, prend un bouquin de Georges Bataille, un de Jean Genet, et Les Jolies Choses de Despentes. Je paye, je sors. Romain a acheté un bouquin de Frantz Fanon, de la bonne came, comme qui dirait.

On remonte vers la gare des trains. Je paye mon ticket à 10 balles comme une française bien docile. Je cherche un peu sur Internet comment s’appelle le truc sans goût que j’ai ingéré aujourd’hui et quelles sont ses propriétés. C’est beaucoup + simple de faire ça que d’essayer de faire parler une doctoresse. Le truc s’appelle MIFÉPRISTONE. Bloque l’action de la progestérone et interrompt la grossesse. Des saignements peuvent survenir.

À la fois simple et mystérieux. La nuit tombe lentement sur les collines, puis les montagnes. On s’éloigne enfin de la ville, et arrivons dans le Haut Pays, l’arrière pays, là où il y a moins d’humain.e.s et moins d’immeubles.

J’repense à l’anti-vomitif, le re-regarde. Je revois la docteure me dire « celui-ci, c’est pour ne pas vomir celui-là », d’un air normal et entendu, un air d’bon-sens. Alors que c’est quand même choquant, contre-intuitif, de devoir prendre un truc pareil, qui rend la violence et la toxicité supportables. Un truc qui rend notre corps compatible à un autre, comme si l’autre était un poison. Je pense à ce mot « compatible », et à la compatibilité… Ça ressemble trop à la compta et aux comptables, et d’ailleurs on en parle souvent, à propos du couple : nous comptons. Ça veut dire quand on aime on compte. Est-ce qu’on se raconte des histoires ? Est-ce que ça fonctionne entre nous ? Avons-nous fait le bon calcul ? Est-ce un conflit, un désaccord, une différence, une divergence, ou une incompatibilité ?

Je me dis que le couple aussi a parfois besoin d’anti-vomitifs, autrement on vomirait l’autre. Le sexe a peut-être cette vertu, anti-vomitive, digestive, adhésive et consensuelle.

Ça m’fait penser à plein d’autres choses qui opèrent cette même action de rendre compatible, de préparer le terrain, de faire en sorte que la greffe prenne, que le soufflet gonfle, pour susciter une adhésion ou fabriquer un consentement. Ça me fait penser à l’école, au formatage, au marketing, à l’entraînement ou à l’armée ; mais aussi à la CNV, ou à la pensée positive, et au développement personnel… bref je divague.

Je reviens à mon VOGALEN, l’anti-vomitif efficace, et je me rends compte (justement) qu’un avortement médicamenteux, en tant que sorte d’assassinat par voie orale, qu’action contre le développement d’une petite potentialité, est une opération poison. En fait je me rends compte que oui, en l’occurrence, logique d’ingérer du poison.

J’ai l’impression à cet instant (mais je me trompe) que cette violence immémorielle (inhérente à l’avortement) est aujourd’hui – à l’ère pharmaco-consumériste – toute entière contenue dans cet anti-vomitif là. Sauf que c’est faux. Elle s’exprimera aussi (et physiquement, forcément) dans les contractions, les saignements, et la douleur du mercredi. L’anti-vomitif n’est qu’une partie des moyens employés pour que la fin advienne.

Nous arrivons en gare de Breil, et la nuit tombe. C’est Marie et Mathieu qui viennent nous chercher en voiture. Iels ont des prénoms bibliques, et j’aime bien ça. Iels nous récup en voiture rouge, et me demandent de raconter, alors j’raconte. Surtout les détails scandaleux, genre la distance de la doc, et les alertes sur les médocs, etc. C’est un bon brouillon pour mon texte. Mes ami.e.s me trouvent polémique.

On retourne donc sur le terrain et à la maison collective. Tout l’monde est là et puis tout l’monde est au courant que nous sommes descendu.e.s à Nice pour que j’choppe de quoi avorter. Les filles me prennent dans leur bras, demandent si j’ai besoin de quelque chose, et si j’ai envie d’en parler. J’en parle un peu, je leur raconte volontiers surtout c’qui m’a paru foireux. Je leur dis que je n’ai pas de chagrin, que je vais bien.

*

Soit dit en passant j’viens d’apprendre (il y a deux jours) que cet endroit où l’on habite devait être une Maison des femmes, à l’origine. Mais mon couple hétéro-basique est venu tout faire capoter en quelque sorte. Ça sera un point à aborder à la prochaine réunion, cette histoire de non-mixité, puis finalement de mixité… est-elle subie ? Moi je n’étais pas au courant. Des fois j’trouve un slip à Romain ou une tasse mal lavée, et j’dis tout haut « dégage ça d’la, on risque de se faire virer ». Et ça détend bien l’atmosphère, Hélène rigole. La non-mixité j’aime bien ça, j’arrive à voir qu’c’est un outil ultra utile et je comprends qu’on puisse vouloir vivre une vie sans homme du tout. M’enfin Romain n’a pas vraiment ce qui s’appelle une masculinité toxique, c’est même plutôt un grand timide, et un introverti notoire, inoffensif. Je suis peut-être + mascu qu’lui. Toujours est-il, ici le Care règne, et ça me plaît.

*

Le soir arrive, on fait du feu. Aujourd’hui tout l’monde a été faire une superbe randonnée dans la vallée de la Maglia. Ça s’est promené dans les bois, dans la forêt, sur les versants, entre les buissons rouges d’automne et la vue des cimes des montagnes. Moi j’ai vu une doctoresse chiante dans un bureau, et un pharmacien chauve bourru dans une boutique pharmaceutique.

Tout l’monde s’active pour cuisiner, préparer un petit quelque chose, pour faire un dîner partagé. Moi j’ai une super bonne excuse, un bon prétexte pour ne rien foutre. Leïla avorte, faut qu’on la laisse. Je suis captivée par les flammes et j’ai un grand besoin d’chaleur. Mathieu me rejoint près du feu, on passe un p’tit moment ensemble. Il me demande comment je vais, me parle un peu de comment lui, il a vécu son expérience de paternité avortée, il y a de ça quelques années. Il l’a mal vécu, semble-t-il. Il sort pour fumer une clope avec Marie. Je lis le journal, regarde sur mon téléphone des articles à propos des grèves, d’la pénurie. Je n’sais même pas comment ça marche une raffinerie. J’comprends que ça transforme le pétrole brut en essence liquide. Romain vient m’voir, m’embrasse vite fait puis sort rejoindre les copains, sentant qu’j’ai pas envie d’parler, mais envie d’lire.

Je lis que le gouvernement résume la situation en disant qu’les pompes à essence, le prix d’l’essence ayant baissé, sont juste victimes de leur succès. Je pouffe de rire. Ces mecs n’ont donc aucune limite. Une forêt crame et ils te disent non mais les arbres c’est sexy, c’est comme ça. Les français.es doivent se limiter, ne pas sombrer dans la panique, être raisonnables. Être courageux.ses face aux grévistes. Pauvres patrons, pauvres français.es. Finalement la Novlinguistique n’a aucun niveau d’aptitude : ils se contentent face à un mur de commenter un paysage. Les grèves sont putain d’justifiées, ça n’a rien d’abusé du tout, c’est très simple, classique, à l’ancienne. Il y’a une grève, ce qui provoque une pénurie, ce qui, certes, bloque le pays, mais c’est le but. Ils disent BLOCAGE. C’est une GRÈVE. Les éditorialistes de droite (c’est un oxymore désormais), les grands médias et les ministres me rendent littéralement folle. En fait maintenant dire ou faire quelque chose qui n’est pas patron-compatible ou PDG-compatible ou actionnaire-compatible, c’est être un cybercriminel ou un putain de terroriste. Bref j’pète un plomb sur mon portable et j’en étais là de ma colère, quand une douleur aiguë, pointue, froide et perverse m’arriva par le bas du dos. J’m’immobilise. Elle me prend tout le bas du corps, arrive au ventre, loin loin derrière les intestins et vers le cul.

C’est les contractions d’utérus.

Envie d’me tordre, d’être un carton, plié, brûlé, annihilé. Je me plie en deux sur le fauteuil, toujours seule dans le p’tit salon. Je glisse la main dans ma culotte, mes doigts sortent rouges, gluants, et tièdes. OK donc c’est parti, allez. Je n’ai pas de serviettes hygiéniques, je m’lève d’un coup et ça commence : très abondant.

J’suis dans la merde, j’vais dans les chiottes, j’ai qu’des tampons. Si l’idée c’est bien qu’le machin sorte et se barre, foutre un tampax en plein mitan je n’suis pas sûre … j’ai pourtant qu’ça. J’mets du PQ dans ma culotte, me souviens qu’en bas dans la cave, j’ai un sac de sous-vêtements, avec une culotte dite de règles, très absorbante, faite exprès. J’vais la chercher. J’retourne aux chiottes et je la mets. J’retourne vite fait près d’la cheminée. Je retourne aux chiottes.

La culotte de règle est déjà pleine. Ça commence même à déborder. En principe ça tient genre 5 heures. Je ne m’attendais pas à ça. L’autre connasse m’avait prévenue mais pas réellement préparée. De toute façon elle s’en balance.

Je m’plie en mode OK calme-toi sur la cuvette, reprends mon souffle. Je m’prépare à sortir des chiottes pour dire aux potes que ça commence, et que c’est très incommodant. J’ai besoin qu’on m’plaigne. Je me dirige vers la terrasse, y trouve Marie, Mathieu, Romain en train de boire bières et vin rouge. Je me sens seule, trouve qu’il fait froid. Je fais comme si tout allait bien. Je leur dis que je suis en galère, je blague un peu. J’leur dis qu’il faut qu’j’aille à la tente, que j’ai besoin d’serviettes et autres. Romain me propose d’y aller. Je lui dis ah ok super, bah oui c’est ton sperme après tout. Ça fait rire tout le monde sauf lui. Je me relève. Je sens un blob gélatineux chaud et chelou glisser et m’échapper d’la vulve. J’pense à l’expression S’OUBLIER. J’me barre aux chiottes en marchant vite, serrant les fesses. Je m’assois aux chiottes, sur-stressée, et probablement assez pâle.

C’est pas seulement des saignements. Y’a des morceaux pourpres et épais qui gisent en steak dans ma culotte. C’est super chaud. Je regarde le truc et j’hallucine. Ça ressemble à du foie de veau cru. C’est super sombre, et tellement lisse ! J’en reviens pas. Scrutant sa forme, je me rappelle la sensation : un micro-poulpe sortant de ma chatte en loucedé. Si j’avais su que l’IVG c’était une sorte de ponte gluante, Alien au salon du jambon. Ça m’aurait peut-être arrangé, de me renseigner d’avantage, finalement.

Quelques minutes passent. Je suis toute seule sur les toilettes, devant un gros steak presque noir. Y’a le programme de Mélenchon juste à côté, ça fait des mois qu’il est aux chiottes. Je me rappelle la première fois qu’je suis venue, on était venue pour rencontrer Morgane et j’étais rentrée pisser. Ça m’avait fait rire, ce jour là, de voir L’AVENIR EN COMMUN, comme un totem, près du PQ. Si j’avais su qu’un mois après, en m’installant, j’avorterai en regardant le logo d’la France Insoumise, quelle putain d’image d’Épinal.

Je suis toute seule sur les toilettes. J’attends longtemps. J’ai pas dit à Romain d’me rejoindre. Il a pas dû comprendre. Je n’ai que la tête à Jean-Luc pour me soutenir, ça me rend ouf. J’finis par me lever des chiottes et en foutant du sang partout j’demande vers l’salon qui est là. J’entends Hélène qui me répond. Je lui dit d’m’envoyer Romain. Elle m’dit OK, elle va l’chercher. Il sirotait sur la terrasse.

Il tape sur la porte, j’lui dis entre. J’lui dis mais kestu branles putain ? Tu crois que j’reste enfermée là par pur plaisir ??? Je pleure un peu, de rage, en fait. Il me dit non mais excuse-moi, j’comprenais pas qu’tu m’attendais. Je t’attends depuis 20 minutes, et j’ai du sang partout ma men ! Il me faut de l’aide, des renforts, du soutien putain d’merde, t’entends ? Il me dit oui, excuse-moi, j’avais juste pas compris. Mais sa façon de n’pas comprendre me plonge dans une haine sans fond. Je lui dis non ne me mens pas ça n’est pas qu’t’avais pas compris, c’est qu’c’est + facile et + cool de faire l’apéro là de suite. Il me dit non, n’importe quoi, moi j’ai envie d’être avec toi. Je lui dis oui j’dis pas le contraire mais c’est + simple de pas comprendre et de t’laisser prendre par l’moment BREF DONNE MOI CES PUTAIN D’SERVIETTES JE ME VIDE DE MON PUTAIN D’SANG ET REGARDE CE PUTAIN DE STEAK QU’EST SKE TU VEUX QUE J’FASSE DE ÇA et en fait je pleure de chaudes larmes en pensant que c’est le bébé, je suis triste que notre bébé devienne ça, un steak horrible, pourpre et brillant. Il me dit non c’est l’endomètre. J’lui dis putain mais kest’en sais ?! Il me dit j’ai fait Biologie. J’lui dis va t’faire foutre Sciences et Vie, j’ai pas besoin d’explications ! J’ai besoin qu’tu m’soutiennes, OK !? Il me dit oui, excuse-moi … j’lui dis ta gueule, il dit OK. Je baisse la tête.

*

Je vois l’morceau d’veau en question, il me fait vraiment trop bader. J’ai envie d’le garder un peu, afin de le photographier. Alors je l’mets sur un papier, et l’papier je l’pose sur Méluche.

Des larmes de rire coulent sur mes joues. Un gros morceau d’mon endomètre, trône fumant, comme un vieux steak oblitérant le programme de la LFI. Y’aurait de quoi séduire Roussel et prendre ma carte au parti :’)

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