Entretien avec Aclin

À propos de Sous les éoliennes, son nouvel EP

paru dans lundimatin#351, le 19 septembre 2022

Après avoir sorti l’an dernier ses belles Avant-dernières chansons, Aclin, chansonnier et compositeur, passe cette année du piano à l’orchestre numérique et de l’urbain au rural avec un nouvel EP intitulé Sous les éoliennes. L’occasion d’une rencontre pour discuter de sa musique, à mi-chemin entre Bach, Radiohead et Léo Ferré, que l’artiste définit comme « une humble tentative de réappropriation » visant à « arracher aux griffes des réactionnaires le thème de l’ancrage, arracher à celles d’Hollywood le monopole de l’héroïsme ».

Selon certains dictionnaires, le mot « aclin » vient du latin acclinare et signifie « incliné, penché, soumis, attaché, dévoué ». Est-ce le sens que tu donnes à ce mot ?
Non, pas vraiment, même si c’est drôle. Ce nom « Aclin », on l’a inventé avec des ami.e.s. Presque au hasard. On a pioché des lettres dans le pseudonyme de l’une d’entre nous et on en fait un nom nouveau. C’est une anagramme incomplète, en quelque sorte !
Pourquoi faire de la musique plutôt que rien ?
Je ne sais pas si je raisonne en ces termes. Ce qu’il y a de bien avec la musique, c’est qu’on a jamais besoin de se poser cette question, non ? J’aime la musique mais si je devais expliquer pourquoi j’en fais, ce serait aussi difficile que d’expliquer ce qu’est la couleur « bleu » ou la couleur « jaune ». Je me sens vivant quand je chante, c’est une raison qui me suffit.
Que raconte ton nouvel EP, Sous les éoliennes ? Pourquoi avoir changé de mode de composition, en passant d’un duo piano/voix à une instrumentation plus complète ?
Je dirais que les trois chansons de cet EP parlent chacune à leur manière de l’ancrage. La première,« Le village » , raconte l’histoire d’un groupe de gens qui viennent rebâtir un village émergé après l’effondrement d’un barrage, et décident d’y vivre. La dernière, « Quelque part » est au contraire une chanson de la déterritorialisation. Elle évoque, dans un mouvement frénétique et tournant sur lui-même, la marche du progrès et de l’effondrement. Après une apocalypse de cartoon, vers la fin de la chanson, subsiste comme un tas de ruines ce « quelque part », cet incompressible espace de liberté « qui peut être n’importe où » et sur lequel aucun pouvoir n’a de prise. Enfin la chanson du milieu, « Sous les éoliennes », parle du néoruralisme. Le narrateur, un jeune urbain, arrive dans les grands espaces qu’il s’imaginait vierges mais s’aperçoit qu’ils sont sous l’emprise insidieuse de la métropole. D’immenses éoliennes l’accueillent, et passée la fascination qu’exercent parfois les objets high-tech, s’installe une sorte d’effroi, de colère. C’est exactement la recherche de cette atmosphère qui m’a guidé musicalement. Je voulais que ça sonne comme un paysage champêtre avec des éoliennes dedans. Je voulais des sons synthétiques qui rappellent des instruments réels. Du faux qui rappelle très fortement du vrai. L’orchestre à corde qui est au centre de l’instrumentation n’a jamais existé, c’est juste une collection de samples orchestraux pré-enregistrés. Pour moi c’était l’outil idéal. Ce mélange de la chaleur organique des cordes et de la froideur des sons numériques, m’a porté vers le lyrisme que je cherchais. Je dirais qu’en tout point, ce petit EP est une humble tentative de réappropriation. Arracher aux griffes des réactionnaires le thème de l’ancrage, arracher à celles d’Hollywood le monopole de l’héroïsme.
Tu disais qu’il existe un certain refus du beau dans la production musicale « contestataire », pourquoi t’inscris-tu en faux contre cette tendance ?
Je ne sais pas si je pourrais avancer quoi que ce soit de général à propos de la musique « contestataire » mais il y a bel et bien une idée qui nous a suivi depuis le siècle précédent, qu’on trouve chez Adorno, les punks, et plein de gens très bien : l’idée qu’ une musique vraiment subversive ne peut pas être jolie. Il y a eu quelque chose de vital dans ce geste. On voit bien l’énergie qu’on peut retirer de cette position de pureté qui consiste à dire : « Je n’ai rien en commun avec ce monde que je déteste. » Mais, à moi, cette position ne donne plus aucune force. Et surtout ce serait présumer de moi, le froussard qui ose à peine voler dans les supermarchés. Je ne désire pas faire une musique pure et irrécupérable, mais une musique impure, qui se bat comme elle peut. Une musique que presque n’importe qui pourrait aimer. En 1968, Adorno est intervenu à la télévision allemande pour expliquer l’incompatibilité entre « popular music » et contestation politique. Il y piétine au passage Joan Baez et dit trouver insupportable qu’elle chante à propos du Vietnam sur cette musique, qu’il juge doucereuse. Selon lui, Joan Baez s’empare de l’horreur et la rend consommable. C’est le genre de moments où Adorno est à la fois magnifique et complètement balourd. Je me réjouis qu’il ait existé mais je souhaite ne jamais lui ressembler.
Quels sont tes disques de chevet ?
Je pense qu’ OK Computer, de Radiohead, est le disque que j’ai le plus écouté dans ma vie. C’est le genre de disque où l’on découvre toujours de nouvelles choses. Tout m’y semble riche de sens. Même un morceau comme « Fitter, Happier », qui constitue une pause dans l’album, m’apparaît comme un petit miracle à chaque fois que je l’écoute. Et puis surtout, quand j’ai découvert cet album, c’est la première fois où j’ai eu l’impression qu’une musique s’adressait vraiment à moi, me parlait de moi. Ensuite il y a le Clavier bien tempéré de Bach, enregistré par Sviatoslav Richter. Enfin peu importe qui le joue, d’ailleurs je ne l’écoute plus, je le joue moi-même. Parce que précisément, ce que cette musique m’a révélé, c’est que parfois le son était presque accessoire. Bach c’est de la musique tout- terrain, vous pouvez la jouer sur un synthé bas de gamme ou la faire chanter par un choeur de chipmunks autotunés, vous ne pourrez jamais vraiment la dénaturer. Elle sera toujours captivante. Ca a été important pour moi de découvrir ça parce qu’avant, le son était ce qui m’intéressait le plus. Je ne sais pas si dans les années 2000 on disait déjà « son » à la place de « musique » (comme quand on dit « fais-moi écouter ce son ! », ou « dans la vie je fais du son »), mais en tout cas à l’époque je considérais presque les deux mots comme synonymes. Je traînais pendant des heures sur des blogs pour savoir exactement quelle pédale d’effet utilisait tel guitariste à tel moment pour obtenir telle sonorité. Maintenant j’ai vraiment l’approche inverse. J’essaye d’écrire des chansons qui passent aussi bien au piano seul, sur scène, que dans leur version enregistrée, plus produite. Et puis il y aurait un album de Boards of Canada, sans doute Tomorrow’s harvest. Ce que j’aime par dessus tout chez eux c’est que précisément ils ne se contentent pas d’être des orfèvres du son, comme souvent les musicien.ne.s électro. Certes, ils font sonner les synthés comme personne ne les fait sonner, mais ce sont aussi des architectes et des mélodistes très inventifs. Ils ont poussé l’art de la variation aussi loin que le permet une musique fondée sur les boucles. Il m’est arrivé très souvent de les écouter avec des écouteurs pourraves et d’être captivé malgré tout. Je ne peux en dire autant de personne d’autre sur la scène électro.
Tes meilleures découvertes récentes ?
Il y a un peu plus d’un an, j’ai découvert Christine and the Queens. De toutes les chansons en français que je connais ce sont les siennes qui me parlent le plus. Je trouve qu’elle libère le français d’une contrainte vraiment très encombrante pour les gens qui veulent écrire des chansons : celle de faire sens, à chaque mot, à chaque virgule. C’est comme si elle parlait un langage de rêve, qui n’est cohérent que si veut y trouver une cohérence, mais qui autrement n’est que pure sonorité. Elle réussit à faire des chansons en français où l’on est libre ne pas écouter le texte, et ça je pense que beaucoup de personnes y ont aspiré sans jamais y arriver. Et puis ces derniers mois j’ai découvert tous les albums que Lana del Rey a sorti après Born to Die. Je m’étais arrêté là, en 2012. Selon moi, elle et les gens qui l’entourent font des chansons extraordinaires. Je ne sais pas comment elle arrive à suggérer tant de choses à propos du monde et de l’époque en ne parlant que d’amour.
Quel est l’enjeu de l’époque selon toi ?
C’est une question très intimidante. Je dirais que l’enjeu est de savoir reconnaître ses vrai.e.s allié.e.s.
Pourquoi ton précédent EP, Avant-dernières chansons, te semble-t-il appartenir au passé désormais ?
Je dirais que d’une part ces chansons, qui ont été écrites à plusieurs mains, sont une histoire d’amitié. Or les amitiés évoluent, se recomposent ou se disloquent. Aujourd’hui j’ai envie d’écrire seul. De ne plus prouver quoi que ce soit à mes amis. Et d’autre part je trouve que cet EP souffre d’un défaut commun aux « premières fois » : la volonté de tout dire. Mais s’il y a bien un art qui ne peut pas tout dire, c’est la chanson. Autant dans le roman ou le cinéma, le doute est permis. Mais je crois qu’une bonne chanson ne peut parler que d’une ou deux choses à la fois, et surtout qu’elle doit en parler précisément.
Où veux-tu emmener ta musique par la suite ?
Vers toujours plus de simplicité et de sincérité. Cette année je vais retourner vers des compositions piano-voix, et d’ici quelques mois je compte m’entourer de musicien.ne.s, créer un groupe.
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