Hong Kong – Rétablir les droits de l’intelligibilité historique

Alain Brossat

paru dans lundimatin#218, le 25 novembre 2019

Nous l’avions déjà précisé dans le chapô d’un précédent article d’Alain Brossat sur la situation hongkongaise, la lecture géopolitique d’une situation insurrectionnelle est toujours insuffisante, lacunaire. Le surplomb qu’elle présuppose autorise tous les aplatissements de ce qui se vit, de tout ce qui déborde et surtout de tout ce qui s’invente, fait brèche et reconfigure les perceptions, préjugés et rapports de force antérieurs. Ce qui se suspend dans l’insurrection, ce ne sont pas seulement les dispositifs de pouvoir ce sont aussi les représentations, les repères et l’individualisation qui rend bête. Le soulèvement rend intelligent, c’est une proposition que nous sommes prêts à défendre. Les analyses politiques ne sauraient néanmoins se suffire à elles-mêmes, sans prise sur le réel, elles ne sont rien. Comme le précédent, ce texte d’Alain Brossat ne nous paraît pas juste, au sens où il capterait la réalité des forces en prise dans les rues de Hong Kong. Mais il en saisit indéniablement une part qui est systématiquement absente de la couverture médiatique occidentale. Le philosophe circonscrit avec précision la part potentiellement réactionnaire de ce qui meut les front-liners de Hong Kong et apporte donc une pièce importante à la compréhension de ce qui traverse les esprits dans la péninsule et ne peut-être, à notre avis réductible à des cocktails molotov jetés sur des véhicules anti-émeute ni à une volonté farouche et insensée de rejoindre le libéralisme colonial et occidental. Quels que soient nos désaccords sur le fond, cet article nous a beaucoup intéressé et nous semble proposer un contre point riche au discours ambiant sur les évènements de Hong Kong. Il avait donc toute sa place dans nos pages et en vis-à-vis du superbe reportage que nous venons de publier depuis l’occupation de l’université PolyU.

« On ne peut pas empêcher les oiseaux noirs de voler au-dessus de nos têtes, mais on peut les empêcher d’y faire leur nid »
proverbe chinois

L’adoption par le Sénat des Etats-Unis d’une motion exprimant le souci que lui inspire la situation des droits de l’homme à Hong Kong (de préférence à celle des plus de 100 000 mineurs détenus aux Etats-Unis dans le cadre de la lutte contre l’immigration clandestine) s’inscrit sur la pente d’une politique d’internationalisation du conflit en cours à Hong Kong, une politique débouchant tout naturellement sur la mise en œuvre progressive d’un droit d’ingérence qu’est appelée à s’arroger l’administration états-unienne – sanctions contre des personnes supposément impliquées dans la répression du mouvement, représailles économiques – en attendant mieux. Une politique qui bafoue les principes élémentaires du droit international, une politique sciemment destinée à attiser les tensions et à susciter le chaos au nom de ce droit de conquête démocratique qui est, en la circonstance, le nom de scène de la nouvelle guerre froide conduite par les Etats-Unis contre la Chine.

1- Le phénomène durable que représente le mouvement de Hong Kong pose avec insistance la question de savoir dans quels milieux nous nous situons, dans quelles formes de temporalité nous inscrivons nos pensées, nos projets, nos actions.

Nous ne vivons pas dans un seul milieu mais dans plusieurs, simultanément, nos existences et nos dispositions ne sont pas davantage agencées sur un seul régime du temps ou de la durée. La façon dont nous percevons, subjectivons, problématisons notre place dans les milieux et formes du temps est infiniment variable.

Pour les étudiants de ma génération, en France et, plus généralement, en Europe occidentale, l’histoire (souvent écrite avec une capitale Histoire) s’imposait absolument comme un milieu prépondérant, non pas sous la forme d’une idée abstraite mais bien comme une intuition ou une sensation qui plongeaient leurs racines au plus intime de nos existences. Nous nous voulions des sujets historiques, et pas seulement sociaux ou politiques, avec intensité. Ce qui trouvait son prolongement immédiat dans notre relation au temps, dans la forme que prenait notre temps vécu : tout ce que nous faisions au présent, dans le présent, nous avions tendance à l’inscrire immédiatement dans la dimension du temps historique, avec autant de projections en arrière dans le passé que vers l’avant, en direction de l’avenir. Nous percevions spontanément notre propre condition, dans notre actualité, comme historique. Nos repères, dans le déroulement du temps passé comme dans la relation à d’autres mondes, d’autres cultures, étaient, avant tout, des événements historiques – des révolutions, des contre-révolutions, des guerres, des conquêtes, des exterminations, etc.

Il me semble que, pour dire les choses de façon un peu expéditive, à partir des années 1980-90 - chute du bloc soviétique, « restauration » reagano-thatchérienne - on assiste à un rapide affaiblissement de ce « règne de l’Histoire » que l’on pourrait aussi appeler « hégémonie de l’historicité, comme milieu de vie », alors même que s’intensifie de manière irrésistible notre relation à un autre milieu de vie – l’environnement. C’est sur ce point de passage que l’on voit croître et se multiplier les faux prophètes annonçant « la fin de l’Histoire » et, corrélativement, s’imposer de nouvelles sensibilités à la notion d’une possible « fin des temps humains », indissociable des outrages que nous faisons subir à notre environnement. Plus notre relation au temps historique et à l’Histoire comme milieu tend à se refroidir et moins nous « investissons » sur le passé (où trouver ce qui nous inspire dans le présent) et sur l’avenir (où placer nos espérances pour le futur). Plus nous sommes placés sous le régime de l’environnement, plus nous vivons dans le présent des nuisances, des accidents, des risques, des conditions dégradées et des désastres annoncés.

La question qui se dessine ici, au rebond de ce parcours trop sommaire, serait celle-ci : comment penser la relation entre l’affaissement de ce que l’on appelait naguère la « conscience historique » (et que je préfère envisager comme façon de subjectiver et problématiser notre insertion dans l’histoire comme milieu de vie) et le surgissement de mouvements en forme d’insurrections de conduite(s) collectives dans un espace-temps donné ? En d’autres termes : que reste-t-il de l’émancipation, comme ligne d’horizon de soulèvements, de mouvements de défection massive, de rebellions (généralement juvéniles) contre les formes de l’ordre et du gouvernement des vivants, les disciplines, contre l’autorité - lorsque l’histoire comme milieu « naturel » vivant où ces dispositions et ces actions trouveraient leur place semble s’être à peu près entièrement évaporée  ?

Il se trouve en effet qu’à Hong Kong, la question du litige entre ce qui a pris la forme du « mouvement » et l’autorité chinoise n’est jamais appréhendé ni problématisé, dans le discours public, comme question historique, faisant appel à des catégories d’intelligibilité historique. Le « mouvement » est vent debout contre tout ce qui rapproche Hong Kong de l’Etat chinois parce qu’il se veut intrinsèquement « démocratique » comme l’Etat chinois est supposé intrinsèquement « totalitaire » ou « tyrannique » - telle est la ligne d’horizon immuable et statique sur laquelle le « mouvement » inscrit son discours, son bon droit allégué, sa légitimité.

Le grand absent de ce récit, c’est évidemment l’histoire. La notion même d’une historicité, d’une composition ou d’une épaisseur de la situation hongkongaise aujourd’hui, l’idée selon laquelle la situation de Hong Kong doit être saisie dans sa dimension historique (l’histoire comme milieu de cette situation) apparaît totalement étrangère au système d’évidences autour desquelles s’est construit ce mouvement.

C’est notamment, à la faveur de ce radical effacement de la dimension historique du « problème » de Hong Kong aujourd’hui, toute la dimension coloniale, la colonialité de cette histoire qui est oblitérée, évacuée. En termes de temporalité, pour que cette opération soit possible, il faut se couper radicalement du passé et s’installer dans une sorte de présent éternel - celui où la supposée « démocratie » hongkongaise fait face à un totalitarisme pékinois taillé dans le granite - pour que ce récit devienne crédible. Mais cette opération en forme d’amputation est tout de même un peu grosse : comment se situer dans une actualité présente, la comprendre et s’y orienter en l’absence de toute référence au passé d’où ce présent provient ?

Pour aller jusqu’au bout des dispositions qui soutiennent le « mouvement » hongkongais, pour le déplier entièrement dans sa dynamique et sa logique, il faut dire ceci : le seul critère qui vaille, dans une situation comme celle de la Cité-Etat aujourd’hui, ce seraient les dispositions présentes de ceux qui y vivent. Ce à quoi il conviendrait d’ajouter aussitôt, au vu de la guerre civile larvée qui y fait rage actuellement, les dispositions de ceux qui se voient et se proclament l’expression d’une énigmatique volonté générale de la Cité – pas les autres, rejetés comme étrangers, outsiders, ennemis intérieurs. Cette partie de la population qui se dit le tout du peuple de Hong Kong se définit elle-même comme peuple de la démocratie et de la liberté contre la tyrannie de Pékin – et la cause serait définitivement entendue : on aurait là un socle de légitimité irréductible, indiscutable – les peuples et les gouvernements du monde entier n’auraient plus qu’à se plier à cette évidence et à en reconnaître le bien-fondé : Hong Kong ne veut pas se soumettre à la tyrannie de Pékin et c’est là un verdict définitif.

C’est ici précisément qu’il importe de se souvenir que nous, humains, peuple hongkongais autoproclamé inclus, vivons aussi dans un milieu appelé histoire (Histoire) et que celui-ci est autant facteur d’intelligibilité de notre condition que domaine dans lequel s’établissent des normes et des règles de conduite. L’argument selon lequel le tort infligé à l’Etat chinois, dans sa continuité historique, et, du même coup, au peuple chinois comme entité doté d’une constitution historique distincte, devrait absolument s’effacer, lorsqu’il s’agit de statuer sur l’avenir de Hong Kong, devant les dispositions présentes de ceux qui s’en disent le « corps » ou l’expression la plus authentique – cet argument est intenable.

Il revient à balayer d’un revers de main toute l’histoire coloniale et les torts infligés aux peuples colonisés par les puissances coloniales. Il balaie d’un revers de main les formes dans lesquelles s’est développée l’histoire moderne - celles de l’Etat-nation – ce dont la manifestation tangible, dans le cas présent, est que l’Etat chinois, dans sa condition historique même, et tel qu’il a été reconnu par la communauté internationale toute entière à partir des années 1960, est bien fondé à revendiquer la restitution de Hong Kong arrachée à la souveraineté chinoise au XIX° siècle par un acte de brigandage impérialiste caractérisé. Ce trait historique de la situation de Hong Kong est une évidence si solidement enracinée dans les règles du droit international et dans les certitudes partagées par la dite « communauté internationale », mais aussi bien, les peuples, les gens, que l’accord conclu entre la Grande-Bretagne et la Chine et statuant sur la restitution de Hong Kong à la seconde est apparue aux yeux de tous, lorsqu’il est entré en vigueur à la fin du XXe siècle comme placé sous le sceau d’un processus aussi légitime qu’inéluctable [1].

D’où la question : qu’est-ce qui donc, dans l’appréhension des conditions où doivent être réparés les torts produits aux peuples concernés par la colonisation européenne, a à ce point changé pour que l’accord de rétrocession de 1997 doive être déchiré comme un chiffon de papier, comme si toute prise en compte de l’histoire comme milieu des torts subis par les peuples et les souverainetés bafouées par les puissances coloniales ne relevait plus que de fantasmagories nébuleuses renvoyées au monde des superstitions révoquées du XXe siècle ?

Si l’on s’enferme dans la présomption selon laquelle ce sont les dispositions présentes d’un groupe humain qui créent le droit (un groupe humain et certainement pas un peuple à rigoureusement parler, dans le cas de Hong Kong tout comme à Barcelone), ce droit étant, avant tout, celui de faire sécession d’avec l’entité étatique dans laquelle il est actuellement inclus, tous les mécontentements, toutes les frustrations, tous les coups de force, toutes les aventures sont susceptibles de cristalliser, dans les circonstances les plus variées pour « créer du droit ».

Mais ce droit, placé sous un critère aussi évanescent que celui que l’on voit à l’oeuvre tant à Hong Kong qu’à Barcelone, ne sera jamais qu’une caricature du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » qui fut l’idée régulatrice qui accompagna, tant bien que mal, la formation des Etats-nations en Europe au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, puis revint en force dans l’actualité au temps de la décolonisation, après la Seconde guerre mondiale. Selon ce droit, les peuples sont placés sous le régime de la nation ou nationalité, notions dont la définition a été abondamment discutée et disputée – mais si une chose est assurée, c’est bien le fait que la population de Hong Kong, pas davantage d’ailleurs que celle de Catalogne aujourd’hui, constituent une « nation », en quelque sens que l’on prenne le terme, ceci en dépit des efforts de cette fraction du mouvement qui, à Hong Kong, s’attache à « ethniciser » le conflit en agressant les mandarinophones expéditivement assimilés à la « tyrannie » pékinoise.

Ce que recouvre en vérité la substitution de l’approche présentiste des dispositions d’un groupe humain enveloppées dans le papier cadeau de « la démocratie » à la notion de droits historiques issue de l’histoire de la formation des Etats-nations, c’est une politique des coups de force et des faits accomplis, éventuellement instrumentalisée par telle ou telle grande puissance ou relayée par un bloc de puissance. Ceci devient immédiatement perceptible dans le contraste entre la manière dont le pli sécessionniste du mouvement de Hong Kong s’est trouvé validé, entériné aux yeux du monde, au nom de la lutte contre le « totalitarisme » pékinois, par le soutien implicite que lui ont apporté, très vite, les puissances occidentales - et, à l’opposé, la manière dont la tentative de coup de force sécessionniste à Barcelone a fait long feu, dès l’instant où ni l’Union européenne ni, a fortiori les Etats-Unis, ne l’ont appuyée.

En d’autres termes, dès que l’on commence à mettre le doigt dans cet engrenage, et notamment à faire prévaloir les intensités du présent sur toute perspective historique, on aboutit en pratique à légitimer les coups de force, à violenter les droits de peuples, à rétablir le droit de conquête – ce que font les colons israéliens en Cisjordanie en piétinant les droits des Palestiniens, ce qu’aimeraient bien faire les faucons boltoniens de l’administration états-unienne, les néo-nationalistes britanniques qui s’exhibent la fleur de pavot à la boutonnière, les radicaux « indépendantistes » de l’establishment politique taïwanais - en arrachant Hong Kong à la souveraineté chinoise pour en faire une base avancée de l’Occident néo-impérial sur le continent chinois.

En France, la religion républicaine de l’intégrité du territoire national rattache sans état d’âme à la métropole des entités aussi éloignées et héritées de l’histoire coloniale que la Réunion, la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane, Mayotte, etc. Toute contestation de l’exercice de la souveraineté française sur ces territoires serait immédiatement perçue comme un casus belli. A la fin du XXe siècle, la Grande-Bretagne a organisée une campagne militaire de grande ampleur, embarquant des armes nucléaires, pour défendre ses « droits historiques » sur les Falklands (Malouines) menacées par l’Argentine, dans l’hémisphère sud. Les Etats-Unis, eux, se sentent chez eux partout, de l’Irak à l’Afghanistan, sans parler de la sanglante aventure vietnamienne, partout là où il s’agit d’exporter « la démocratie », telle qu’ils l’entendent, à la pointe des fusils. Mais lorsque c’est la Chine, un pays qui, dans son histoire moderne, a subi à de nombreuses reprises les outrages infligés par des puissances coloniales et qui obtient tardivement réparation du tort subi au fil de cette histoire des pillages et spoliations – voici qu’il apparaît que cette réparation même est abusive, exorbitante, intolérable – ceci sous prétexte que ses dirigeants seraient des tyrans et des ennemis de la démocratie. La ficelle (de guerre froide) est un peu grosse... Et quels amis de la démocratie sont donc les dirigeants de l’Etat d’Israël qui pratiquent sans état d’âme le droit de conquête en Cisjordanie avec le soutien indéfectible de leurs protecteurs à Washington ?

2- Le seul horizon historique dans lequel, de manière explicite, se situe le mouvement de Hong Kong est celui-ci : il faut que la Cité-Etat et sa population se trouvent arrachées à l’emprise de la « tyrannie » chinoise. On ne saurait mieux dire - Hong Kong étant située dans une certaine configuration où s’exercent des jeux de force distincts, tout particulièrement aujourd’hui, dans le contexte de la nouvelle guerre froide déclenchée par Trump contre la Chine [2] - que l’ « autonomie » revendiquée par le mouvement et l’aspiration à l’« émancipation » qui l’accompagne se trouvent emmaillotées dans des contraintes et inscrites dans un horizon géo-politique clairement dessiné : l’ « autonomie » en question ne fait sens que sous couvert de la protection de l’Occident, une figure qui, inéluctablement, prend la forme d’une répétition, d’un réenactment de la scène coloniale ; la soif d’ « émancipation » alléguée prend surtout la forme d’un mimétisme forcené par rapport aux formes institutionnelles de la dite « démocratie » à l’occidentale – ceci dans le temps même où celle-ci fait eau de toutes parts ; elle prend la forme de l’appel à la tutelle des puissances occidentales – d’où la prolifération des drapeaux de la puissance hégémonique états-unienne, de l’ancien colonisateur britannique, etc.

Pour le reste, dès lors qu’il s’agit pour le mouvement d’énoncer ses propres références, susceptibles de fonder un discours de l’émancipation ou une politique propre de l’autonomie, celles-ci s’avèrent totalement hors-sol  historique et en revanche exclusivement enracinées dans les industries culturelles hongkongaises ou états-uniennes – Bruce Lee, Disney et autres jeux vidéos. La question qui se pose ici avec insistance est simple : que peut, que vaut un discours d’émancipation (ou prétendu tel) dont le seul horizon historique est l’alignement du groupe humain qui s’y reconnaît sur un régime de la politique totalement intriqué aux formes les plus détestables de l’hégémonie aujourd’hui, une « normalisation » démocratique, dans un temps où la démocratie mondialisée réelle est mise en musique par des « démocrates » de plus en plus patibulaires, à la Trump, Boris Johnson, Bolsonaro, Orban, Salvini... ? Que vaut, que peut un discours d’émancipation dont l’horizon historique est aussi inconsistant ?

Si les Hongkongais d’aujourd’hui qui se reconnaissent dans le mouvement étaient désireux de donner à leur mouvement une assise historique qui fasse référence à des traditions de lutte propres à accréditer la notion récemment mise sur le marché d’une « nation sans Etat » [3], il leur faudrait alors faire référence aux luttes qui, dans la Cité-Etat (s’il est une chose dont Hong Kong n’a jamais manqué, même au temps de la colonisation, c’est bien d’Etat, de police, d’administration, quelle qu’en ait été la teinture...) ont opposé la population, sous différentes espèces, aux puissances coloniales européennes, au colonisateur britannique en particulier qui, en son temps, ne réprimait pas les manifestations populaires à coups de canons à eau, mais bien de fusils et de balles réelles. Or, bien sûr, la référence à une telle tradition de luttes et d’opposition à la puissance coloniale entre en conflit direct avec la volonté du mouvement de se placer sous l’aile des puissances occidentales, contre l’ogre chinois. Mais c’est l’évidence même qu’un mouvement qui, à défaut de pouvoir faire référence à des traditions de lutte, à des expériences collectives, des événements, des figures de la résistance, à défaut d’être porté et investi par un imaginaire populaire ou plébéien de la lutte contre la domination, se voit comme une enclave de l’Occident « libre et démocratique » (autant d’outres vides) sous les cieux du despotisme oriental, c’est l’évidence même qu’un tel mouvement ne saurait qu’avoir le souffle court dès lors qu’il s’agit de s’inscrire dans une dynamique de l’émancipation.

On pourrait ouvrir ici une brève parenthèse historique : si, dans les années qui ont suivi l’effondrement du bloc soviétique en Europe orientale et centrale, la « révolution démocratique » a échoué et donné lieu, plutôt qu’à la mise en œuvre d’un processus d’émancipation effectif des peuples débarrassés du joug « totalitaire » ou post-totalitaire, à la mise en place de régimes plus ou moins corrompus soutenus par l’Occident, à la montée des inégalités sociales à la faveur de la promotion d’un capitalisme sauvage, c’est, en premier lieu pour une raison distincte : l’émancipation de ces pays a été un trompe-l’œil parce qu’elle a pris un tour résolument mimétique, que les régimes qui s’y sont mis en place et l’institution imaginaire de la politique qui a pris le relais du « socialisme réel » n’étaient que de mauvaises copies, des caricatures de la démocratie occidentale, en version états-unienne ou ouest-européenne [4] ; c’est parce que ces pays, à défaut de s’être eux-mêmes émancipés de la tutelle soviétique (les régimes en place se sont effondrés, évaporés plutôt qu’ils n’ont été renversés par des mouvements populaires – le cas polonais mis à part), ont été annexés par l’Occident, via leur intégration à l’OTAN, notamment.

Dans ces pays même, aujourd’hui, une majorité de la population ayant vécu les temps du soviétisme regrette l’époque où existait un système de santé fruste mais accessible à tous, où prévalait une certaine égalité de conditions, où le chômage était inexistant, etc. Or, la prétendue « révolution » de Hong Kong suit très précisément le chemin de la pseudo-révolution démocratique des années 1990 en Europe orientale et centrale, elle en caricature même les travers en substituant l’imitation à la production de son propre système de référence mémoriel, historique. Quand les émeutiers tout de noir vêtus mettant à sac les succursales d’établissements bancaires chinois et autres symboles du régime honni aux cris de « Démocratie ! Liberté ! », on est porté à se demander ce qu’ils entendent au juste par là : démocratie-liberté en forme de mur anti-migrants, tel que promu par Trump à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique ? Démocratie-liberté incarnées par les maîtres de la communication électronique états-uniens – Google-Facebook de préférence à leurs concurrents chinois ? Démocratie-liberté pour qui à Hong Kong - les hilotes innombrables qui y effectuent les tâches subalternes seront-ils conviés au banquet du suffrage universel réclamé à corps et à cri par les mouvementistes ? Démocratie-liberté du chacun pour soi et le fric pour ceux qui en ont – le dos résolument tourné à l’égalliberté chère aux disciples d’Etienne Balibar... [5]

Pour le dire d’un mot : tout sonne faux dans le système de références mis en place par le mouvement – même le plus familier, le plus autochtone – Bruce Lee, auquel est emprunté le précepte « Be water », rendez-vous aussi insaisissables que l’eau, soyez « la révolution de l’eau ». Emprunt ô combien partiel et partial ! C’est que toute la cinématographie de Bruce Lee est violemment anti-colonialiste, nationaliste-chinoise, anti-occidentale, aux limites parfois du racisme anti-blanc. Un trait qui, d’ailleurs, se retrouve dans bien d’autres séries de kung-fu, Ip Man, entre autres. Si donc, le mouvement entend, à défaut de références historiques disponibles, se caler sur Bruce Lee et le cinéma qui fait des arts martiaux à la chinoise une sorte de paradigme de la fierté, la dignité nationale rétablie face aux humiliations infligées au peuple chinois (et à la souveraineté chinoise) par les envahisseurs étrangers (Blancs, mais aussi japonais), il lui va falloir reformuler sérieusement sa philosophie de l’Histoire et cesser de faire la cour à ceux auxquels, précisément, Bruce Lee ne cesse d’infliger d’exemplaires corrections réparatrices [6].

3- Les Etats-nations européens, à commencer par la France, se sont construits en pratiquant une intense et continue sacralisation du sol, du territoire – d’où les trois guerres qui opposèrent la France et l’Allemagne et où était en jeu la question de savoir à laquelle des deux nations se rattachent, au titre des « droits historiques », l’Alsace et la Lorraine [7]. Les Etats-Unis, eux, ont composé leur territoire « national » au fil d’une politique de conquêtes, de spoliations, d’annexion – au détriment du Mexique, notamment, mais incluant des entités aussi éloignées du territoire originaire que l’Alaska ou Hawaï. Le Japon n’a jamais renoncé à revendiquer la restitution des îles Kouriles perdues au profit de l’URSS (la Russie aujourd’hui) à la fin de la Seconde guerre mondiale. Les réactions indignées de ces puissances face à la constance avec laquelle la République populaire de Chine (seule internationalement incarnation reconnue de la souveraineté chinoise) rappelle que Hong Kong et Taïwan lui appartiennent, historiquement - ce qui ne préjuge en rien de la façon dont cette notion historique irrécusable peut ou doit trouver une traduction politique - relèvent donc, pour le moins de double standards. L’inflation galopante de la logomachie antitotalitaire à laquelle on assiste actuellement dans la communication occidentale à propos de Hong Kong (et du régime chinois ou de la Chine comme « problème ») a précisément cette fonction : placer le « cas chinois » sous une juridiction spéciale, concernant son droit à se voir restituer des territoires qui lui ont été arrachés à l’occasion de différentes opérations de banditisme colonial. Puisqu’il s’avèrerait aujourd’hui que la Chine est, à la réflexion, intrinsèquement et indécrottablement totalitaire, alors un tel rogue state ne mérite pas qu’on lui restitue les territoires dont il a été spolié...

On conçoit aisément le caractère entièrement spécieux et opportuniste d’un tel argument – un sophisme de guerre froide typique : à la fin de la Seconde guerre mondiale, les puissances occidentales ne se sont pas trop émues de la manière dont Staline a rectifié les frontières de l’URSS en Europe de l’Est, accaparé les Kouriles – l’URSS n’étant pas cependant, alors, un modèle de démocratie selon les vœux de Truman ou Churchill... Il est vrai que l’on ne demande pas de comptes aux vainqueurs et que ces puissances n’avaient alors guère les moyens de s’opposer au goût de Staline pour l’amélioration des frontières de l’URSS avec ses voisins...

Concernant la Chine, une explication de fond reste pendante : en quoi la Chine de 2019 à laquelle, de manière de plus en plus ouverte, les puissances occidentales dénient le droit d’affirmer sa souveraineté sur Hong Kong en tirant des traites sur le « mouvement » et son agitation, serait-elle plus totalitaire que celle de 1997 – une date à laquelle ces puissances ont entériné sa rétrocession à la Chine ? Ne s’agirait-il pas plutôt de prendre acte du fait que la Chine de 2019 est devenue plus puissante que celle de 1997, au point que sa croissance économique et le développement de son influence dans le monde apparaissent désormais constituer une menace pour l’hégémonie globale exercée par les Etats-Unis et les puissances occidentales sur la planète en général et dans la zone Asie-Pacifique en particulier ?

On voit donc ici l’usage stratégique qui est fait de la rhétorique antitotalitaire : il s’agit bien, à l’occasion de l’apparition providentielle d’un point de contention, d’un abcès de fixation comme la crise de Hong Kong, de mettre en place un dispositif d’endiguement (containment) et, à terme, de refoulement (roll back) de la puissance chinoise en expansion. Il s’agit, en braquant les projecteurs sur Hong Kong, de placer le développement de la puissance chinoise sous le signe du mal politique radical plutôt que sous celui de la concurrence entre économies, Etats, nations, blocs d’intérêts, etc. Il s’agit de créer un point d’arrêt en plaçant la Chine, comme Etat, mais aussi nation, peuple, puissance sous le signe de la pure et simple exception menaçante, d’une exception suffisamment rogue et monstrueuse pour que les principes les plus élémentaires du droit international - sous l’angle duquel Hong Kong fait d’ores et déjà partie intégrante de la Chine - soient suspendus dès lors qu’ils sont supposés s’appliquer à elle.

On voit bien ici comment les catégories de la philosophie politique occidentale tendent à devenir de pures et simples armes de guerre froide. Plus les régimes démocratiques occidentaux affichent d’inquiétantes compatibilités avec diverses variétés de néo-fascisme dont, entre autres, le traitement des questions migratoires est la pierre de touche, plus ces démocraties sont policières et portées à restreindre les libertés et piétiner l’Etat de droit, plus y prospèrent de ces « populismes » (« populisme » n’étant jamais que l’euphémisme destiné à désigner les flux fascistes qui soutiennent ces mouvements et les fait et gestes de ceux qui leur donnent du corps) et plus se fait épais le rideau de fumée de l’ « antitotalitarisme », focalisé sur la Chine.

La double fonction de cette rhétorique apparaît donc clairement : d’une part, il s’agit, en plaçant le régime chinois dans le registre d’une tératologie, de détourner l’attention de la crise généralisée dans laquelle s’enfoncent les dites démocraties occidentales et de la circulation de flux fascistes de plus en plus intenses qui s’y développent ; de faire pièce à la nécessité de poser les jalons d’une analytique de ce nouveau fascisme essentiellement occidental en faisant ronfler plus bruyamment que jamais les moulins à vent de l’antitotalitarisme de toujours – l’arme absolue de toutes les guerres froides ; d’autre part, il s’agit, en misant tout sur cette notion passe-partout, de rendre la question de la Chine, entendue comme le défi par excellence pour l’intelligibilité du présent historique (de ce qui, dans notre « actualité », fait époque) aussi inintelligible et opaque que possible. « Totalitarisme », comme dent creuse (Deleuze), faux concept, mot-valise, mot puissant en tant que vide – c’est le truchement par excellence de la non-pensée du problème chinois, abaissée au niveau de la propagande où toutes les vaches sont grises et tous les caniches de l’Occident démocratique pissent dans le même caniveau.

Hong Kong et son « mouvement » sont un petit rouage dans le dispositif actuel de la nouvelle guerre froide et ce dispositif a besoin plus que jamais de mots puissants qui soient aussi creux que puissants dans l’usage qu’en font ceux qui, un peu partout, poussent les feux de l’affrontement entre l’Occident en perte d’hégémonie et ce qui se cristallise aujourd’hui autour du signifiant « la Chine » - totalitarisme, démocratie, liberté, droits de l’homme... Il faut s’interroger sur l’efficace, dans la propagande belliciste, de termes nébuleux, délibérément inconsistants, des anti-concepts. Or, le problème, ici, c’est que les savoirs spécialisés, ceux qui sont censés former et garantir leur sphère d’expertise, sont constamment portés, lorsque l’on entre dans une telle configuration d’affrontement, à s’aligner sur le plus vulgaire et impensant de la propagande : le retour en force du registre antitotalitaire dans le discours académique même, à propos de la Chine, est l’aveu d’une telle capitulation de la sphère savante devant les diktats de la Realpolitik et de l’idéologie – là où il ne s’agit pas tant de penser (le présent) que de mobiliser (contre l’ennemi du jour).

4- Je me demandais plus haut s’il est possible d’imaginer que prenne corps un discours d’émancipation dans un contexte où les références fournies par les industries culturelles se seraient à peu près entièrement substituées aux références historiques. L’exemple de Hong Kong permet d’en douter. Mais ce qu’il conviendrait peut-être d’ajouter ici, c’est que la disparition des références historiques, c’est un phénomène qui se travaille, qui se construit. Jusqu’en 2012 au moins, l’enseignement de l’histoire à Hong Kong, dans les établissements secondaires, se divise en deux parties : histoire chinoise et histoire occidentale. La première consistait pour l’essentiel en un enseignement classique de l’histoire des dynasties chinoises, puis de la période contemporaine – jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale – à partir de la victoire des communistes, en 1949, plus rien – la page blanche. Quant à la partie occidentale, elle évitait soigneusement de s’attarder sur la colonisation occidentale... Rien d’étonnant, donc, à ce que, sur cette page blanche, puisse être griffonné à la hâte, lorsque vient l’heure des brasiers, un pur et simple horror tale en forme de litanie des atrocités commises par le PCC au pouvoir – du Grand Bond en avant à la loi d’extradition, en passant par la grande famine et la Révolution culturelle... Dans cet isolat chinois coupé de la Chine qu’est Hong Kong avec (pour les classes moyennes) son mode de vie hyperoccidentalisé, hyperindividualiste, obsédé par la réussite sociale et possédé par le culte de l’argent, peuvent prospérer sur le terreau de l’ignorance entretenue de l’histoire de la Chine contemporaine, toutes les fantasmagories hors-sol, dés-historicisées. La fabrication de cette ignorance est la condition, bien sûr, de celle qui est apparue au fil du mouvement – un discours de l’ennemi intime – le Chinois de l’autre « bord » - et qui parle mandarin [8].

5- Je citais, dans un texte précédent, ce vétéran hongkongais des luttes des années 1960, et qui vendait la mèche : ceux qui descendent dans la rue aujourd’hui tout de noir vêtus et bien décidés à en découdre avec la police, débordant d’une réserve de violence prête à se donner libre cours dans les frairies les plus déchaînées – ceux-là suscitent, dans le monde chinois, une forte impression de déjà-vu – les gardes rouges de la Révolution culturelle. Il conviendrait donc de se demander sur quel socle commun peuvent donc prospérer les affects et les passions conduisant à ces déchaînements, alors qu’à l’évidence leurs contextes respectifs sont si dissemblables. C’est ici que les réflexions de Foucault sur les conduites comme enjeu premier du gouvernement des vivants me paraissent pouvoir être d’un grand secours. Dans les deux cas, gardes rouges et « gardes noirs », ce qui constitue le noyau du mouvement, c’est la jeunesse scolarisée et le problème majeur de celle-ci, sous toutes les latitudes mais particulièrement dans le monde chinois, ce sont les disciplines, scolaires entre autres.

Ce que les deux figures (au reste si dissemblables, historiquement parlant) ont en commun, c’est qu’elles sont, selon la terminologie de Foucault, des insurrections de conduites. Ce n’est pas pour rien que, pendant la Révolution culturelle, on voit de très jeunes adolescents s’en prendre avec une violence inouïe, à leurs enseignants, dès lors qu’un signal plus ou moins distinct leur a été adressé, les y encourageant [9]. Vue sous cet angle (anthropologique), la Révolution culturelle est un charivari scolaire, un monôme déchaîné, une insurrection collective contre des disciplines, scolaires, sociales, familiales extraordinairement rigides, humiliantes et contraignantes. Ce qui conviendrait de se demander, c’est dans quelle mesure les interminables débordements auxquels on assiste à Hong Kong entretiennent des affinités avec ce modèle – contre quelles disciplines, quelles formes d’emmaillotement des conduites juvéniles les jeunes hongkongais se révoltent-ils, au fond, une fois que l’on a fait la part de la rhétorique antitotalitaire - on ne ne continue pas de se mobiliser, avec une énergie intacte, contre une loi d’extradition, des semaines et des semaines après que celle-ci ait été mise au placard... ? Hong Kong, certes, est, vu sa topographie, sa situation territoriale et historique, une cocotte-minute par destination – mais le déplacement de l’angle de vue sur le régime de violence de rue qui s’y est installé aujourd’hui du politique, au sens (pauvre) que la science politique donne à ce terme, vers une anthropologie des disciplines et des conduites serait éventuellement susceptible d’apporter quelques lumières dans un tableau général où se sont imposées les conditions de la rhétorique guerrière.

6- Ce qui distingue radicalement le « mouvement » de Hong Kong dans sa phase actuelle de la plupart des autres mobilisations massives qui se sont développées au cours de la période récente, en France, en Algérie, au Chili ou ailleurs, c’est l’orientation qu’a délibérément pris le premier en direction d’une stasis, de la transformation d’une mobilisation se disant populaire en lutte d’une faction (une partie de la population) contre une autre. La construction d’une figure de l’ennemi intime – l’outsider parmi nous, le Chinois qui ne parle pas cantonnais et/ou qui ne se rallie pas au mouvement devient cet ennemi non seulement exclu de la communauté qui s’approprie le nom générique « Hong Kong », mais, de plus en plus fréquemment insulté, brutalisé, ratonné dans les rues, les centres commerciaux, les universités et autres espaces publics. Dans une atmosphère de purification ethnique fondée sur les critères parfaitement imaginaires (ceux qui sont traités en ennemis ne sont pas moins chinois que ceux qui les honnissent), ce n’est pas (encore ?) une guerre civile ouverte qui fait rage, mais ce sont bien des flux de stasis, et des scènes de guerre civile qui se multiplient.

Dans la forme classique du mouvement, ce sont des protestataires, des manifestants qui s’opposent aux dites forces de l’ordre, bras armé de l’Etat. Aujourd’hui, ce qui vient « doubler » de façon toujours plus insistante ce conflit entre manifestants et police, ce sont ces scènes hypermédiatisées où l’on voit un quidam soupçonné de sympathies pékinoises ou incapable de parler la langue de l’émeute se faire brutaliser, cependant que les badauds filment en direct avec leurs portables, avant de balancer ce morceau de choix sur les réseaux sociaux. Dans le même temps, bien sûr, la police hongkongaise exposée en première ligne depuis des semaines se radicalise à son tour et passe, pour son propre compte, aux représailles – on ne connaît pas de police au monde qui, dans ce genre de situation, ne soit pas entraînée dans une spirale vindicative et parcourue par des flux fascistes [10]...

Dans ce contexte, il faut bien le dire, les vidéos de toutes espèces qui circulent sur le net jouent un rôle désastreux et pervers en s’activant comme intensificateurs de guerre civile, dispositif destiné à chauffer à blanc les affects et les passions et donc à produire de la division et stimuler les énergies vindicatives, à attiser, en faisant circuler les images de l’hyperviolence, le sentiment de l’irréversible et de l’impardonnable, en traçant une ligne de haine et de sang entre les deux côtés, les deux factions en présence. Le fait même que Hong Kong soit une « cité », ne conduit pas peu à nourrir le rapprochement avec la stasis antique, celle qui régulièrement, divise et épuise les cités grecques. Les lecteurs-trices de Nicole Loraux n’ignorent pas que « la démocratie » y retrouve rarement ses petits [11].

Dans cette atmosphère de guerre civile en pointillés, on ne s’étonnera pas de voir une partie du « mouvement » changer de registre dans les usages de la violence de rue, en passant de la « casse » qui, couramment, accompagne toutes ces formes de radicalité, à d’autres formes qui s’apparenteraient plutôt à une politique de la terre brûlée – comme si, déjà, la cité était entièrement passée entre les mains des « autres » - une « politique » par antiphrase qui fut, par exemple, celle des ultras de l’Algérie française, avant le grand départ, à la veille de l’indépendance algérienne... Serait-ce donc que ceux qui ainsi s’acharnent aujourd’hui à réduire leur ville à l’état d’un tas de briques voient déjà leur avenir « ailleurs » - l’un croupier à Las Vegas, l’autre prospérant comme courtier à Wall Street, le troisième propriétaire d’une armurerie à Dallas... ?

7- Il faut, lorsqu’on parle de Hong Kong, rétablir les droits de l’Histoire, cesser de dissoudre les schémes de l’intelligibilité historique dans le bain d’’eau tiède des droits de l’homme et autres « valeurs » à géométrie variable. Dire cela, ce n’est pas prôner le retour au règne de l’Histoire (et de la philosophie qui va avec ) dans les formes qui prévalaient au temps de Sartre et Kojève, mais simplement soutenir et montrer à quelles impasses conduit le décret consistant à suspendre toute forme d’intelligibilité ou mise en perspective historique des phénomènes à la hauteur desquels nous sommes appelés à nous tenir dans le présent. La négation de l’Histoire, l’hypermoralisme et le présentisme forcené qui dominent aujourd’hui sont promesses de terreur et rien d’autre.

Les touristes politiques de passage à Hong Kong se pâment devant la diversité, la vitalité, la radicalité, la bravoure et l’endurance du mouvement. Ils ne comprennent pas que ces traits peuvent se retrouver dans toutes sortes de mouvements et qu’ils ne disent rien quant à leur tracé, lequel peut être aussi distinctement réactionnaire que révolutionnaire, voire inscrit dans un devenir-fasciste. Ce qui, tranche, c’est le sillon qui se trace, la dynamique propre du mouvement et le destin qu’il se donne, nullement son bariolage, nullement son énergie. Les touristes politiques voient le doigt et pas la lune que celui-ci désigne, ils mettent tout dans un même paquet, les black clads et les black blocs, ce qui leur évite d’avoir à se demander où va le mouvement – la seule question qui importe [12].

L’une des clés de ce mouvement comme de toutes sortes d’autres qui, en ce moment fleurissent un peu partout, c’est la montée d’un désir d’émeute généralisé. Le film de Todd Phillips, Joker, saisit assez bien le ressorts multiples et entremêlés de cette pulsion émeutière – ce grand dégoût qui s’est emparé des populations face à l’infamie des élites politiques, la ruine de l’Etat social, l’abandon des plus fragiles, l’horreur médiatique, le devenir-ruine des grandes villes... Du coup, ce qui est peut-être radicalement nouveau dans le « moment Hong Kong », c’est l’inversion du procès classique selon lequel les industries culturelles viennent parasiter des événements historiques, des scènes politiques anthologiques en les rejouant sans relâche, sous toutes les facettes – de la Révolution française à Mais 68. Ici, c’est un « mouvement » qui vient plagier les industries culturelles – la « révolution de l’eau » hongkongaise comme reenactment de Joker et du désir d’émeute qui le traverse et le soutient. Le problème, c’est que dans ce film, persiste jusqu’au bout une parfaite indétermination entre un devenir-anarchiste possible et un autre, distinctement fasciste, du soulèvement dont le clown sanglant devient le héros. Le ton distinctement nihiliste du film de Phillips, soutenu de bout en bout par les cascades de rire incoercibles du « paumé » (Deleuze) Arthur-Joker va comme un gant à ce mouvement tombé littéralement amoureux de sa propre violence et constamment porté à en pousser les feux, histoire de voir jusqu’où l’Apocalypse peut ressembler à un jeu vidéo... [13]

A un moment donné, qui ne saurait être lointain, le mouvement de Hong Kong parviendra, s’il persévère dans la direction qu’il a adoptée, à ce point de non retour de toujours qu’est la prise d’armes [14] - et c’est évidemment là que les choses deviendront tout à fait sérieuses...

(19/11/2019)

[1Or, il est bien clair que les revendications mises en avant par « le mouvement » sont destinées à inverser la perspective historique de ce procès, à substituer à la notion d’une période de transition (étalée sur un demi-siècle) conduisant à l’intégration de Hong Kong à la Chine, celle d’un accroissement constant des hétérogénéités politiques et constitutionnelles entre la Cité-Etat et l’Etat chinois, processus dont le débouché logique est, évidemment, la séparation définitive de Hong Kong d’avec la République populaire de Chine. Le « combat continu pour l’autonomie », la revendication de « réformes constitutionnelles menant au suffrage universel » et autres revendications de même eau s’inscrivent distinctement dans cette perspective sécessionniste en visant à inverser le processus engagé en 1997.

[2J’emprunte cette formule au politiste Brian Fong, soutien déclaré du « mouvement » in « A Hong Kong, la seule option proposée par la Chine est de renforcer l’Etat policier », Le Monde du 15/11/2019.

[3Brian Fong, ibid. - bel exemple de parasitage opportuniste d’un motif dans l’air du temps – les sociétés sans Etat (John C . Scott, etc.).

[4Sur la figure de l’ « émancipation mimétique », voir Michel Foucault, « De l’archéologie à la dynastique », 1972, Dits et Ecrits, texte 119.

[5On ne voit guère (jamais ?) émerger le motif de l’égalité parmi les slogans du mouvement... Pour le « mouvement » de Hong Kong, « démocratie » est moins un « signifiant flottant » qu’un « mot en caoutchouc » (Auguste Blanqui) destiné à désigner les conditions de l’ultra-libéralisme « dans une seule île » (ou presqu’île) comme celles du meilleur régime possible... La liberté et la démocratie invoquées par les acteurs des mouvements qui surgissent dans le monde entier ne valent jamais que ce que vaut l’idée que s’en font ceux-celles qui les réclament. S’il s’agit de faire de l’accès à Facebook plutôt qu’à Wechat le premier des Droits humains et de la reconnaissances faciale à la chinoise la signature du totalitarisme par opposition à sa version anglaise ou américaine, laquelle serait démocratique, on sera tenté de statuer : much ado about nothing...

[6Je me permets de renvoyer ici à mon article « Kung Fu » in Antoine de Baecque, Philippe Chevallier : Dictionnaire de la pensée du cinéma, « Quadrige », PUF, Paris, 2012.

[7Voir sur ce point : Suzanne Citron : Le mythe national, l’histoire de France revisitée, Editions de l’Atelier, 2019 (1987).

[8Il y a dix ans encore (2009), on pouvait encore fabriquer à Hong Kong ce que j’appellerais volontiers des « petits films sympas » où l’on voit deux jeunes paumés, un ex-flic du cru viré pour dettes et parlant cantonnais et une prostituée immigrée venue de Chine et ayant pour langue maternelle un dialecte provincial, l’un et l’autre communiquant en mandarin, nouer une histoire d’amour tant soit peu improbable – ça s’appelle 3 Narrow Gates, de Vincent Chui – le genre de film saisissant la « diversité » de Hong Kong et que l’on n’est pas près d’y revoir fleurir...

[9Voir sur ce point, par exemple, Le cerf-volant bleu, film de Tian Zhuangzhuang, 1993. L’évocation trop crue de ces paroxysmes de violence juvénile pendant la Révolution culturelle valut à Tuan dix ans d’interdiction d’exercer sa profession.

[10Le plus désastreux, dans l’épisode qui fit le tour du monde où l’on vit un homme embarqué dans une vive discussion avec les « mouvementistes » se faire asperger d’un liquide inflammable puis embraser, ce n’est pas l’acte lui même qui, en dépit de son caractère odieux, pourrait être isolé, mais le silence de toutes les grandes gueules du mouvement, si promptes d’ordinaire à se faire entendre sur les médias du monde entier, et, en l’occurrence bien déterminées à ne pas prendre leurs distance d’avec cette action criminelle – un silence distinctement fasciste, pour le coup.

[11Nicole Loraux : La cité divisée – l’oubli dans la mémoire d’Athènes, Payot, 1997.

[12Dans le genre vintage, quelques bons textes de référence sur le sujet : Où va la France ? Et les Ecrits sur l’Allemagne de Léon Trotsky, écrits respectivement dans le contexte du Front populaire et de la montée de Hitler.

[13Ce jeu vidéo existe déjà, rassurez-vous. Le Taipei Times en annonçait la mise sur le marché il y a quelques jours.

[14Qu’anticipe l’utilisation des arcs dans le contexte du siège de l’Université polytechnique.

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