Harrangue aux gilets jaunes

« Par conséquent, multiplier les méfaits nous vaudra plus facilement l’impunité, et, de plus, les moyens d’obtenir ce qu’il nous faut pour être libres. »

paru dans lundimatin#168, le 7 décembre 2018

En juin 1378, à Florence, les ouvriers du textile (Ciompi), la couche la plus pauvre des travailleurs, se soulèvent contre l’oligarchie de la ville et prennent les armes pour instaurer un gouvernement populaire. Dans ses « Histoires florentines », Nicolas Machiavel rapporte la harangue enflammée d’un de leurs meneurs. Malgré les 640 années qui nous séparent de ces paroles, leur valeur sautera aux yeux de nos lectrices et lecteurs.

Harangue des Ciompi à Florence

Si nous avions à trancher maintenant s’il faut ou non prendre les armes, brûler et piller les maisons, dépouiller les églises, je serais de ceux qui jugeraient bon d’y regarder à deux fois, et peut-être bien que j’approuverais ceux qui préfèrent une misère tranquille à des profits périlleux. Mais du moment qu’on a déjà pris les armes et commis pas mal de méfaits, je crois que la seule chose à considérer, c’est si on ne doit pas les garder, er comment nous pouvons échapper aux conséquences des méfaits commis. Or, c’est la nécessité, j’en suis convaincu, qui nous le conseille. Vous le voyez : la ville entière retentit de plaintes haineuses contre nous, les citoyens se groupent, la Seigneurie se met toujours du côté des magistrats. Vous pouvez croire qu’on tresse de la corde pour nous, qu’on fait de nouveaux préparatifs contre nos têtes. Donc, pour nous, deux objets à nos décisions, deux buts : l’un, échapper au châtiment de nos méfaits de ces jours derniers ; l’autre, nous assurer pour les jours à venir une existence plus libre et plus contente. Il nous faut donc, à mon avis, si nous voulons qu’on nous pardonne les vieux péchés, en commettre de tout neufs, en redoublant de forfaits, en multipliant incendies et déprédations. Il faut nous assurer le plus grand nombre possible de compères, car là où l’on est nombreux à mal faire, personne n’est puni ; car ce sont les peccadilles que l’on châtie ; les grands forfaits, on les récompense ; car l où tout le monde est frappé, personne ne pense à se venger ; car le tort qui est fait à tous, on le rend en patience, plus que celui qui vous est fait à vous. Par conséquent, multiplier les méfaits nous vaudra plus facilement l’impunité, et, de plus, les moyens d’obtenir ce qu’il nous faut pour être libres.

Histoires florentines (1532), livre III, chapitre XIII, traduit par Simone Weil

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