Haïti : de désespoir et de rage

« (ré)affirmer que les Haïtiennes et Haïtiens ont raison de se révolter. »
Frédéric Thomas

paru dans lundimatin#353, le 3 octobre 2022

Depuis trois semaines, Haïti est en état d’insurrection. La hausse brutale du prix du carburant en est le déclencheur. Il faut non seulement rendre compte des raisons de la révolte, mais aussi et surtout, (ré)affirmer que les Haïtiennes et Haïtiens ont raison de se révolter.

Depuis l’annonce, le 11 septembre dernier, de l’augmentation du prix du carburant – il a doublé –, Haïti se trouve à nouveau en état d’insurrection. Les rues sont désertes, les quartiers barricadés et les villes vivent au rythme des manifestations, tournant ici ou là à l’émeute. Comme en 2018-2019, lors du soulèvement populaire contre la vie chère et la corruption, l’oligarchie et les inégalités, Haïti est en mode peyi lock.

Le pillage et l’incendie d’un entrepôt du Programme alimentaire mondial (PAM), la plus grande institution onusienne, a suscité l’émoi de la communauté internationale. Les réactions semblent plus outrées qu’en juillet passé, face au massacre – plus de 300 personnes tuées – qui secouait un quartier populaire de la capitale, Port-au-Prince. Il est vrai qu’il ne s’agissait alors que d’une énième péripétie dans l’effondrement d’un pays ingouvernable, et que les gouvernements « amis » étaient occupés à un dossier autrement plus sérieux et urgent : le renouvellement de la mission onusienne sur place, dont l’échec, patent, est à la mesure de son discrédit.

Sur le ton de la réprimande adressée à des enfants gâtés qui auraient cassé leur jouet, le PAM a fermement condamné l’attaque et la destruction de son entrepôt, en affirmant que la nourriture pillée aurait dû servir à nourrir des dizaines de milliers de familles. De tels actes sont « inacceptables » a-t-il affirmé. Mais, l’instrumentalisation de la terreur et des bandes armées, la systématisation des viols, l’impunité et le soutien inconditionnel à un gouvernement illégitime qui accélère la gangstérisation de l’État ne le sont-ils pas tout autant, sinon plus ?

« L’inacceptable », les Haïtiens et plus encore les Haïtiennes, le subissent, au quotidien, depuis des mois. Est-il acceptable de passer sous silence les causes, de ne pas nommer les acteurs et les responsables, de ne rien dire de l’injustice, de ne pas déjouer l’imbrication du narratif et de la pratique humanitaires dans les dispositifs de contrôle et de subordination qui autorisent et entretiennent cet inacceptable ?

En réalité, avec les sacs alimentaires du PAM, brûlait aussi l’illusion dont se berce la communauté internationale que toute son aide la lave de ses fautes et responsabilités dans la situation actuelle, et la rachète aux yeux de la population haïtienne. On regrette dès lors amèrement que les Haïtiens – ces ingrats – ne fassent pas la distinction entre l’ONU, pourvoyeur d’aide humanitaire, d’un côté, caisse de résonnance de Washington et barrage à tout changement, de l’autre. De même s’étonne-t-on que la communauté internationale soit rejetée comme un bloc et que personne sur place ne veuille faire la distinction entre toutes les nuances de gris du néocolonialisme, de l’alignement sur la Maison Blanche et de l’aveuglement diplomatique.

Révoltes logiques

Est-il si surprenant que la population haïtienne, exaspérée et appauvrie, se soulève pour exprimer son ras-le-bol à l’annonce faite, par un Premier ministre sans mandat ni légitimité, du doublement du prix des carburants, dont dépend toute l’économie nationale ? Apparemment oui, pour les diplomates et les fonctionnaires des institutions internationales. Pris dans leur vision idéologique, obsédés par la stabilité macro-économique, ils sacrifient les faits et la colère populaire, préoccupés avant tout par la gouvernance et la reconduction d’un système qui, aussi pourri soit-il, est celui avec lequel ils s’accommodent le mieux.

Quand il n’y a pas d’insurrection, ils se persuadent que leur diplomatie fonctionne et que les choses s’améliorent. Quand la révolte éclate, ils l’attribuent à la manipulation de chefs de gangs, persuadés que cela va passer. Leur politique du déni est aussi un déni du politique, qui gomme les raisons et les revendications du soulèvement, et tente de fondre dans une panoplie de mesures humanitaires et sécuritaires – formation et équipement de la police haïtienne (nettement plus efficace contre les manifestants que face aux bandes armées) – la stratégie poursuivie.

Faute de reconnaître l’échec de cette diplomatie et la volonté de changement des Haïtiens et Haïtiennes, s’opère une fuite en avant dans le spectacle. Ainsi, le ministre haïtien des affaires étrangères annonce au Conseil de sécurité de l’ONU que « tout est sous contrôle » dans le pays, tandis que les divers représentants de la communauté internationale répètent pour la énième fois leur préoccupation, leur attachement aux droits humains et leur appel à une solution haïtienne à la crise.

Une solution haïtienne a pourtant été mise en avant depuis plus d’un an au sein de l’Accord Montana, qui regroupe une très large convergence d’acteurs et d’actrices de la société civile. Ils se sont accordés sur les conditions et les étapes d’un programme ; celui d’« une transition de rupture ». Malheureusement, aux yeux de Washington et de ses affidés, ce n’est pas la « bonne » solution ni le « bon » peuple haïtien. Il faut, au contraire, passer au plus vite par la case élections.

L’absurdité d’imposer – à l’encontre de la grande majorité – des élections, organisées par un gouvernement incapable et corrompu, lié aux bandes armées qui contrôlent désormais la majorité de Port-au-Prince, et d’en attendre une stabilisation du régime et une légitimation du pouvoir, ne s’explique que par le refus de toute alternative populaire qui, nécessairement, échapperait au contrôle de la Maison Blanche.

Dans les réactions internationales à la rébellion en Haïti se lit une triple épouvante : celle des Noirs, des populations du Sud et de la « plèbe ». Certes, il convient de se défier du romantisme insurrectionnel à 7.000 km de distance et le ventre plein, mais, il faut plus encore se défaire de tout discours paternaliste ou d’une fausse compassion qui voit dans la révolte un accident ou une erreur.

Le soulèvement actuel a clarifié les positions. En quittant la place qui leur était assignée – celle d’une population sous tutelle, administrée « par le haut », et condamnée à bénéficier d’une aide humanitaire sans issue –, les Haïtiens et Haïtiennes ont momentanément fait sauter le verrou du statu quo et de la domination. Ils ont, dans le même temps, mis à nus le cynisme et la duplicité internationales. Et ramené à sa plus simple expression les options auxquelles ils font face : subir isolément, au sein de chaque famille, la peur du rapt et du viol, la violence du mépris et de la domination, ou les affronter collectivement dans la rue. Au risque de s’exposer à un nouveau massacre, orchestré par les bandes armées, et téléguidé par le pouvoir.

Il faut le dire et le répéter : non seulement les Haïtiens et Haïtiennes ont raison de se révolter, mais seule la révolte ouvre la voie d’un changement, en permettant de se dégager de la double subordination à l’oligarchie et à la communauté internationale.

Frédéric Thomas, Docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.cetri.be)

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