HEBEL-KOLPORTAGE

« vers Hebel il n’est nul besoin de retourner – c’est lui qui nous rend visite »

paru dans lundimatin#180, le 26 février 2019

Depuis « Le libelle » [1], historiette distribuée en tract dans la Maison du peuple occupée à Rennes début mai 2016, la diffusion de Hebel se poursuit en France. En mai 2017 lundimatin avait colporté [7] (une grève postillonnaire dans le Bade). Voici cette fois les numéros [24], [25], [26], [27], [28]...

Une bribe de [24] servit à Rennes au moment (juin 2017) où l’on y fit le procès de cinq militants et que la presse (en particulier Ouest-France et Libération) prit fait et cause pour la police contre les escogriffes – avant même la tenue du procès.

« Les constructions de l’histoire sont comparables à des ordres militaires qui tourmentent et casernent la vraie vie. À l’inverse, l’anecdote est comme une révolte dans la rue. Elle nous rend les choses spatialement proches, elle les fait entrer dans notre vie. Elle représente l’opposé exact de l’histoire qui requiert l’identification, l’ ‘intropathie’ sous l’effet de laquelle tout devient abstrait. Il faut conserver cette technique de la proximité pour toutes les époques de l’histoire, au niveau du calendrier [kalendarisch]. »

W. Benjamin, Le Livre des Passages, Liasse S [1a, 3] (trad. fr., p. 561)

Présentation de Hebel

Hebel, en Allemagne admiré de Kafka, Benjamin, Bloch, Tucholsky, Heidegger, Canetti, Sebald, est en France peu connu. L’idée est de l’y introduire par la voie du colportage [1], anno 2016, 2017, 2018, 2019, de l’y faire entrer non d’abord par un recueil complet, un livre clos – mais sous la forme éparpillée de tracts, de blogs, de feuilles volantes et brochures, dans des cercles, revues, groupements divers et attroupements, par le biais de lectures et de situations, où il n’a (à l’évidence) rien à faire ; par le canal de boîtes (à lettres par exemple) ; dans des lieux occupés, habités ; dans des forêts ; sur des bords d’étangs. « Voilà les histoires de Hebel. Elles ont toutes un double fond. En haut, le meurtre, le vol et les jurons ; en bas, la patience, la sagesse et l’humanité. » (Walter Benjamin) Ces historiettes furent la première fois imprimées dans des almanachs populaires que les autorités religieuses faisaient circuler dans les campagnes du Bade, depuis Carlsruhe : c’étaient les années de la Révolution en France, puis de la guerre en Allemagne – jusqu’en 1815. On vendait l’almanach – qui sortait en octobre – sur les marchés d’automne. Hebel, professeur de lycée, et membre de commissions du clergé protestant, eut pour tâche de fournir ces almanachs en historiettes, anecdotes, causeries, voire petits exercices mathématiques et devinettes. « Vous savez à quoi cela engage lorsque l’on veut faire passer ce qu’il faut dire à un public déterminé dans la vérité et l’évidence de sa vie » – « sans être aperçu ni interpellé [2] » ?

Depuis « Le libelle » [1], historiette distribuée en tract dans la Maison du peuple occupée à Rennes début mai 2016, la diffusion de Hebel se poursuit en France. En mai 2017 lundimatin avait colporté [7] (une grève postillonnaire dans le Bade). Voici cette fois les numéros [24], [25], [26], [27], [28]...

Une bribe de [24] servit à Rennes au moment (juin 2017) où l’on y fit le procès de cinq militants et que la presse (en particulier Ouest-France et Libération) prit fait et cause pour la police contre les escogriffes – avant même la tenue du procès.

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« ... vers Hebel il n’est nul besoin de retourner – c’est lui qui nous rend visite. L’enfant peut à sa manière le comprendre, et le lecteur mûr, s’il l’est en effet, n’a de cesse d’y revenir faire un tour. Ainsi vit Hebel, tandis qu’on a besoin de lui ; il est là comme ami [3]. » Lecteur et lectrice, amie et ami, ne manque pas dans la fournée que voici « Décapitation secrète », qui est l’un des chefs d’œuvre de Hebel (il y en a de cette trempe, de ce tranchant, quelques autres encore). Et si tu le veux bien et en trouves le temps lis « De ce qui est englouti dans Vienne » comme on lit un poème... (Et cela pour faire, comme disait Kafka, « à Hebel une joie... »)

Fr. Metz

Allemagne, février 2019

[24] Vengeance déjouée (Une histoire vraie)

Le bailli de Nordheim, pendant la guerre, dans les années 90 [4], fit pendre cinq escogriffes, et ceux-ci, au bout d’un quart d’heure, furent si bien habitués à cet état de choses qu’aucun d’eux ne demandait déjà plus à descendre ; et selon par où le vent donnait, ils se mettaient ensemble à l’exercice, pour passer le temps, de droite, de gauche, sans adjudant sur leur aile à commander la manœuvre. Mais la concubine de l’un d’eux, qui en avait un marmot, dit : « Attends voir, bailli. Je m’en vais te faire payer ça... » Quelques jours plus tard la patrouille autrichienne s’approche de la petite ville et passe au-devant du gibet ; alors l’un dit à l’autre : « Tu as une araignée à te courir sur le chapeau, grosse comme un œuf de pigeon. » Si bien que l’autre tire son chapeau devant les pendus, et les pendus, parce que dans le moment se levait justement un vent d’ouest, se retournèrent et firent front. Ce pendant quoi un petit gosse, au loin, quitte la route et se glisse furtivement à l’arrière d’une haie, comme quelqu’un qui n’aurait pas les lettres qu’il faut. Or le petit gosse n’avait de fait tout bonnement pas de lettres, ni de bonnes ni de mauvaises. Au moment où l’un des dragons passa à hauteur de la haie, le gamin se jeta à genoux devant son cheval, et dit, tout tremblant : « Pardonnez ! Je les ai toutes jetées à l’eau. » Le dragon dit : « Qu’as-tu jeté à l’eau ? » « – Les lettres. » « – Quelles lettres ? » « – Les lettres du bailli pour les Français. Quand les Autrichiens passent dans la contrée, dit le gamin, c’est moi qui devons faire messager pour le bailli, jusqu’au camp des Français. Cette fois-ci j’avions trois lettres, l’une pour Dürrmaier [5]. » Alors les dragons, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, s’en furent chercher le bailli, le prirent dans l’état où ils le trouvèrent, et il dut marcher dans la boue en pantoufles, entre les chevaux – et s’il éclaboussait peu les rosses, les rosses l’éclaboussaient fort –, et le gosse dut suivre lui aussi. Le bailli était aussi innocent que l’empereur à Vienne, il se serait fait écorcher vif pour la cause de l’armée autrichienne, avait six enfants, tous plus beaux les uns que les autres, et une femme qui était enceinte. Mais c’était là la vengeance qu’avait pour lui imaginée la femme de l’escogriffe quand elle avait dit : « Attends voir, bailli, tu vas t’en ressouvenir. » Au camp, lorsqu’il fut conduit devant le général, et que les Cuirassiers du régiment Hohenzollern et les Dragons impériaux et les Hussards d’Erdödi le virent mené ainsi, l’un de la patrouille, du haut de son cheval, dit à son camarade : « C’est un espion. » Le camarade dit : « Il est bon pour la corde » et l’officier, entre les mains de qui ils le remirent, était aussi de cet avis ; et déjà le priait en plaisantant de bien vouloir de sa part saluer la grand-mère du diable, quand il la verrait. Mais l’ami de la maison [6], lui, a moitié moins peur, en cette histoire, que son bien intentionné lecteur, car sans son consentement le bailli ne saurait mourir ; et quand celui-ci fut conduit pour être interrogé, le capitaine en charge du tribunal militaire le regarda avec quelque étonnement et regret, et dit : « Mais n’êtes-vous pas celui qui, voici un an, pendant trois jours me cacha des Français, dans sa cave, derrière ses cuveaux à choucroute, et qui avait ramassé par eux force coups ; et tandis que là-haut ils vous dégustaient votre lard, moi je mangeais la choucroute en hors d’œuvre, avec en sus les pommes confites qui baignaient dedans ? » Le bailli dit : « Dieu m’est témoin que je suis aussi innocent que la madone en son église, taillée qu’elle est dans du tilleul, et qui de sa vie n’a écrit même le commencement d’un seul mot... » Sur ces entrefaites se présentèrent au quartier général de nombreux bons amis du bailli et des citoyens estimés de Nordheim, et ils attestèrent sa probité et sa loyauté – et tout ce qu’il lui avait fallu essuyer de tourments de la part des Français, et de quelle manière, sur son ordre, la dernière victoire des Autrichiens avait été fêtée : avec tel chambard de coups de canon que le clocher en branla, et que lui-même, s’il ne fut pas pompette, en eut bien un petit coup dans le nez. Le capitaine-inspecteur, qui songeait encore aux trois jours qu’il avait passés couché dans la cave du bailli, en cette garnison cachée, derrière son gabion, à l’abri des cuveaux à choucroute, était enclin à croire plutôt oui que non. Alors, il fit éconduire le bailli et entrer le gamin, et il fit quelques questions captieuses, mais se garda bien de lui dire qu’elles étaient captieuses : voilà pourquoi le gosse, bien qu’il eût tété au sein de sa mère du bon gros lait des garnements, fut si imprudent de ses « oui » et de ses « non » qu’en quelques minutes il n’était plus en mesure de rien parer, ni par la droite, ni par la gauche, et avoua tout. Alors il reçut, et par la droite et par la gauche, quinze coups de bâton par le profos  [7], et accompagna de gré sa mère en maison de correction à Heiligenberg. Le bailli quant à lui dîna en compagnie du capitaine-inspecteur chez le generalfeldmarschall et le jour suivant il déjeunait avec femme et enfants, et l’ami de la maison lui porte aussi un joyeux toast – il a livré de nouveau grâce à lui un bel exemple de justice. La bière de Donesching qu’il boit à cette occasion, il l’a reçue en cadeau de Monsieur Kusel [8].

[25] L’apprenti

Un jour, à Rheinfelden [9], un jeune homme, pour faits d’escroquerie, fut mis au pilori, au carcan, et un homme étranger au lieu, en bel habit, demeura parmi les spectateurs pendant tout ce temps, et ne le quitta pas des yeux. Mais lorsqu’une heure après, l’on fit descendre le voleur de sa place d’honneur et qu’on lui devait encore, en souvenir, bailler vingt coups de bâton, l’étranger s’approcha de l’officier de justice, lui glissa un petit thaler en la main, et dit : « Baillez-lui les coups avec un peu d’allant, Monsieur du Bourreau ! Donnez-lui les meilleurs que vous ayez » ; et l’officier de justice pouvait cogner aussi fort qu’il voulait, l’étranger criait toujours : « Mieux que ça ! Encore mieux que ça ! » et il interrogeait de temps en temps le jeune homme sur la table d’exécution, avec un rire sarcastique : « Qu’est-ce que ça fait, mon petit gars ? Quel goût ça a ? »

Mais lorsque le voleur eut été chassé de la ville, l’étranger le suivit à distance ; et lorsqu’il l’eut rejoint sur le chemin de Degerfelden [10], il lui dit : « Tu me remets, le benêt ? » Le jeune homme dit : « Vous, je ne vous oublierai pas de si tôt. Mais dites-moi au moins pourquoi vous avez pris à mon malheur et déshonneur une telle joie, ainsi qu’à ce passeport qu’à coups de baguettes m’a rédigé l’officier de justice, alors que je ne vous ai pourtant pas volé, ni de toute ma vie lésé en aucune façon. » L’étranger dit : « En guise de leçon ; parce que tu avais arrangé ton affaire de façon si jobarde que c’était sûr qu’on te pincerait. Qui veut pratiquer notre profession, je suis le Zundelfrieder [11], dit-il – et il l’était en effet –, qui veut pratiquer notre profession doit initier son affaire avec ruse et la mener prudemment à bonne fin. Mais si tu veux te mettre en apprentissage chez moi, car il semble que tu ne manques pas d’entendement, et tu as reçu désormais une leçon, je veux bien te prendre avec moi et faire de toi quelque chose de correct ». Ainsi il prit le jeune homme comme apprenti, et lorsque peu après les bords du Rhin devinrent moins sûrs, il l’emmena avec lui dans les Pays-Bas espagnols.

[26] L’intercesseur (Une manière de faire la paix)

Qui sait choisir les moyens adéquats arrive à son but, à l’exemple de Monsieur Théodore. Deux jeunes bourgeois de son voisinage s’étaient mutuellement injuriés à l’auberge, furent cependant par trop distingués pour en venir aux mains, et par trop têtus pour se pardonner l’un à l’autre. Si bien qu’ils nourrissaient la discorde en leur cœur. Ce dont quelqu’un se plaignit à Monsieur Théodore, ainsi que du fait que tous les moyens étaient vains à les réconcilier. Monsieur Théodore dit : « Laissez-moi faire. Je les connais. Avant demain ils seront bons amis. » Il demanda alors à chacun des deux en particulier s’il ne voulait venir dîner chez lui aujourd’hui et les assit à la table l’un à côté de l’autre : aucun n’accorda la moindre parole à l’autre, ni un regard. Tous deux trinquèrent consciencieusement avec Monsieur Théodore, mais point l’un avec l’autre. Alors Monsieur Théodore, en feignant de vouloir moucher la bougie, l’éteignit tout de bon, et dit : « Mais cela n’est rien ! Je m’en vais rallumer de ce pas ! » Mais en quittant la pièce il bailla dans l’obscurité un soufflet à l’un d’eux, par le côté où l’autre était assis. Alors celui-là en bailla deux à l’autre, et ils continuèrent ainsi l’exercice de multiplication tous deux ensemble et se moulurent partout où ils se pouvaient atteindre dans la pénombre, jusqu’à ce que Monsieur Théodore revînt, qui s’était un peu longtemps absenté. Lorsque Monsieur Théodore revint avec la bougie et qu’il les trouva tous deux engagés dans une mêlée aussi furieuse, il dit : « Voilà qui est fort bien et fort louable, honorables hôtes et voisins, que vous vous fussiez l’un avec l’autre expliqués, et j’avais bien noté, depuis le début de la soirée, que vous aviez sur le cœur l’un envers l’autre, quelque amertume. Je vois que vous travaillez à votre réconciliation puisqu’enfin chacun donne à entendre à l’autre son opinion sans plus d’ambages. » « Vous n’auriez point dû dire que je refusais de jouer atout, dit l’un, lors même que j’avais annoncé de la couleur. » L’autre dit : « Vous n’auriez pas dû insulter aussitôt. On prend facilement un cœur pour un carreau. Vous savez bien comme les cartes sont crasseuses. » Sur quoi Monsieur Théodore se fit raconter par eux la dispute et il l’aplanit entièrement ; le lendemain ils étaient à nouveaux bons amis.

[27] Décapitation secrète

Qu’au matin du 17 juin, en son temps, l’exécuteur de Landau ait avec dévotion récité ou bien non la sixième requête de son patenôtre [12], je l’ignore. S’il ne l’a fait, alors une petite missive arriva de Nancy au jour le plus propice. Dans cette missive on lisait : « Monsieur l’exécuteur de Landau, Il vous faut sans délai vous rendre à Nancy, et prendre avec vous votre grande épée d’exécution. Ce que vous avez à faire, on vous le dira ; et vous paiera bien. » – Et une calèche pour le voyage attendait déjà devant la porte. L’exécuteur songea : « Cela relève de ma fonction », et prit place dans la calèche. Tandis qu’on était encore à une heure en avant de Nancy – et que c’était déjà le soir ; et que le soleil se couchait au milieu de nuages rouge sang ; et que le cocher fit faire halte, disant : « Nous aurons à nouveau du beau temps demain » – surgirent sur le bord de la route trois hommes robustes et armés ; ils prirent place à leur tour à côté de l’exécuteur, et lui promirent qu’aucun mal ne lui serait fait – mais il vous faut nous laisser vous bander les yeux ; et quand ils lui eurent bandé les yeux, ils dirent : « En avant, cocher. » Le cocher remit en marche, et cela fit à l’exécuteur l’impression qu’on le transporta encore ainsi douze bonnes heures au moins, et il ne pouvait savoir où il était. Il entendit à minuit hululer la chouette ; il entendit le chant des coqs ; il entendit sonner l’angélus à matin. Soudain la calèche fit halte à nouveau. On le mena à l’intérieur d’une demeure et on lui donna à boire, avec saucisse en sus et petit pain. Lorsqu’il se fut revigoré à ce boire et ce manger, on le mena plus avant en cette même demeure, le faisant entrer, sortir par plusieurs portes, monter et descendre maints escaliers, et quand on lui délia le bandeau de sur ses yeux il se trouvait en une vaste salle. La salle était entièrement tendue de noir, et, sur les tables, des bougies brûlaient. Mais l’artiste qui a fait l’illustration ci-contre dit que c’est mieux s’il fait entrer la lumière du jour ; et l’exécuteur en outre, pour son affaire, y verra mieux ainsi [13]. Car au milieu une personne se trouvait assise sur une chaise, le cou mis à nu et sur le visage un masque, et il faut qu’elle ait eu quelque chose dans sa bouche car elle ne pouvait point parler, mais seulement sangloter. Et le long des murs se tenaient plusieurs hommes en habits noirs et avec des voiles noirs masquant leurs faces, de sorte que l’exécuteur n’en eût pas reconnu un seul, quand même il les eût rencontrés à nouveau dans l’heure ; et l’un d’entre eux lui tendit son épée en lui donnant l’ordre de trancher la tête à la personne qui se trouvait assise sur cette sellette. Alors ce fut pour le pauvre exécuteur comme s’il s’était trouvé soudain dans de l’eau glacée, jusqu’au dessus du cœur, et il dit qu’on ne devait le prendre en mauvaise part : son épée, qui était consacrée au service de la justice, il ne la pouvait profaner par un meurtre. Mais l’un de ces messieurs, à distance, pointa vers lui un pistolet, et dit : « De deux choses l’une  [14] ! Si vous ne faites ce qu’on vous ordonne, jamais vous ne reverrez le clocher de Landau. » Alors l’exécuteur songea à sa femme et à ses enfants, chez lui ; et s’il ne peut en être autrement, dit-il, et si je verse un sang innocent, qu’il retombe sur vos têtes – et en un coup sépara du reste du corps la tête de la pauvre personne. Après cet acte, l’un des messieurs lui remit une bourse en laquelle se trouvaient deux cents doublons. On lui banda les yeux derechef, et le reconduisit jusqu’à la même calèche. Les mêmes personnes qui l’avaient amené l’accompagnèrent à nouveau. Et quand enfin la calèche fit halte, et qu’il reçut l’autorisation de descendre, et de se délier le bandeau de dessus les yeux, il se trouvait à nouveau là où les trois hommes étaient montés, à une heure en avant de Nancy, sur la route de Landau ; et il faisait nuit. Mais la calèche se remit en marche aussitôt et prit le chemin du retour.

Voilà ce qui est arrivé à l’exécuteur de Landau, et ça ferait de la peine à l’ami de la maison s’il pouvait dire qui était la pauvre âme qui d’aussi sanglante façon dut se mettre en chemin vers l’Éternité. Non, personne n’a appris qui elle était, ni ce que fut son péché, et personne n’en connaît la tombe.

[28] De ce qui est englouti dans Vienne

Une grande ville a un vaste estomac et elle a en hiver besoin d’un vaste poêle. Mais à Vienne en un an, du 1er novembre 1806 à la même date 1807, ont été abattus et consommés 66 795 bœufs, 2133 vaches, 75 092 veaux, 47 000 moutons, 120 000 agneaux, 71 800 cochons.

Force viande requiert force pain. C’est ainsi que furent consommés 487 000 demi-quintaux de fleur de farine, 408 000 demi-quintaux de farine commune.

Une bonne bouchée réclame une bonne gorgée. Ainsi ont été bus 522 400 litrons de vin, 674 000 litrons de bière.

On fait plus volontiers bonne chère en un logis bien chaud. Ont été brûlés 281 000 cordes de bois, et 29 000 muids de houille [15].

Voilà ce qui dans une ville peut être englouti. Et pourtant il y en aura bien eu un, ici ou là, à être allé se coucher la faim au ventre ; et l’on aura vu glace pendre à maint carreau.

Et à mainte table bien garnie s’en est trouvé un qui de chagrin n’a pu manger ; et dans mainte coupe emplie du plus exquis vin de Hongrie une larme aussi sera tombée.

Traduction : Fr. Metz et R. Fr. Schulz

Illustration : Dambacher

Sources : [24] « Vereitelte Rachsucht », in Der Rheinländische Hausfreund oder Neuer Calender auf das Jahr 1810  ; [25] « Der Lehrling », in Der Rheinländische Hausfreund oder Neuer Calender auf das Jahr 181 ; [26] « Der Friedenstifter », in Der Rheinländische Hausfreund oder Neuer Kalender auf das Jahr 1814  ; [27] « Heimliche Enthauptung (mit einer auf der folgenden Seite befindlichen Abbildung) », in Der Rheinländische Hausfreund oder Neuer Calender auf das Jahr 1810  ; [28] « Was in Wien draufgeht », in Der Rheinländische Hausfreund oder Neuer Calender auf das Jahr 1809. – Textes repris dans : J. P. Hebel, Die Kalendergeschichten. Sämtliche Erzählungen aus dem Rheinländischen Hausfreund. éd. Hannelore Schlaffer et Harald Zils, Munich, Carl Hanser Verlag, 1999 ; respectivement, aux pages 267, 390, 525, 246 et 179.

[1Sur cette notion de Kolportage, voir ce qu’écrit Marc Berdet dans sa préface à : Walter Benjamin, La Commune. La liasse k du Livre des passages, Pontcerq, 2016, p. 31-36.

[2Hebel, Briefe [Lettres], p. 565 et 567, juillet-août 1817, cité par M. Heidegger, « Hebel. L’Ami de la maison », in Questions III et IV, trad. Julien Hervier, Gallimard, coll. Tel, 1976.

[3E. Bloch, « Nachwort zu Hebels Schatzkästlein » (1965), in Literarische Aufsätze, Werkausgabe, vol. 9, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1965-1985, p. 172.

[4Guerre de la première coalition (1792-1797) : Badois et Wurtembergeois combattirent d’abord contre la France révolutionnaire aux côtés de la Prusse, de l’Autriche et de l’émigration française.

[5Une armée révolutionnaire française prit Mannheim en septembre 1795, avant d’en être chassée assez vite. Puis une autre, commandée par Moreau, entra à nouveau dans le Bade en juin de l’année suivante. « La relation du Bade à la France révolutionnaire n’est pas sur tous les plans dictée par le seul calcul diplomatique, la pensée républicaine trouve également des partisans décidés dans la population, prêts à faire suivre d’actes leurs convictions. Dans les auberges se tiennent des assemblées, on distribue des tracts-flugblatts, les paysans s’arment. Quelque chose couve ; et les tentatives révolutionnaires, malgré les arrestations, ne cesseront d’éclater dans les années qui suivent. En 1799 paraît à Bâle le Projet d’un acte de constitution républicaine, tel qu’il s’appliquerait en Allemagne  ; les exemplaires sont transportés par ballots de l’autre côté du Rhin et s’y vendent comme des petits pains. » (Heide Helwig, J. P. Hebel, Carl Hanser Verlag, 2010, p. 171, n. t.) / Dans une lettre du 6 novembre 1796, Hebel écrivait à Gmelin, le naturaliste, l’ancien collègue au lycée, l’ami : « Les Impériaux, que nous attendions comme amis, ne sont venus qu’en ennemis, et il semble qu’ils veuillent achever de ruiner le pays, d’une manière seulement autre que les Français. » (n. t.) Le 24 octobre précédent, à Schliegen (près de Lörrach), l’armée autrichienne venait de contraindre les Français à reculer derrière le Rhin.

[6L’ami de la maison est le nom que dans l’almanach se donne le narrateur (Erzähler) – Hebel si l’on veut.

[7Un « Profos » est dans l’armée impériale l’officier chargé de l’application des peines et mesures disciplinaires ; en général il n’applique pas lui-même les coups, ayant pour les basses œuvres des hommes à sa disposition. (Le mot arrive en allemand par le néerlandais ; c’est le mot français « prévôt ».)

[8Jakob Kusel, banquier à Carlsruhe, ami de Hebel ; il présidait le conseil de la communauté juive de la ville.

[9En Suisse, dans l’Aargau, à vingt kilomètres à l’est de Bâle, sur le Rhin.

[10À deux petits kilomètres au nord de Rheinfelden, mais rive droite du Rhin, frontière passée : dans le Bade.

[11Figure de voleur de grands chemins qui réapparaît dans plusieurs historiettes de Hebel, ici ou là, d’une année l’autre... et que nous aussi aurons à cœur de vous faire passer en France, de temps en temps. (Il est inspiré à Hebel par une figure réelle : Friedrich Zundel – sur qui nous dirons un peu plus, le moment venu.)

 

[12« Et ne nous soumets pas à la tentation » (Mt 6:13).

[13Nous ne reproduisons pas ici cette illustration.

[14Dans le texte : « Entweder, Oder ! »

[15Le « klafter » de bois est à environ 3,5 mètres cube dans le Bade : nous en faisons une « corde » (3 mètres cube dans le nord de l’Anjou). Le « meß », mesure en cours dans le Wurtemberg, valait 3,38 mètres cube : nous convertissons le chiffre en muids (à 18,28 mètres cube le muid).

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