Godard n’était ni dieu ni maître

paru dans lundimatin#351, le 19 septembre 2022

« Il y a en France une coquetterie à dire qu’on ne comprend rien à Godard. Au risque de choquer, il me semble qu’une telle coquetterie s’allie à la sottise : être fier, se vanter de son incapacité à comprendre, il faut le faire ! » Elias Sanbar.

Peu après la reine d’Angleterre c’est Jean-Luc Godard qui est mort. Petit à petit c’est tout le XXe siècle qui fout le camp – les tyrans comme les camarades – nous laissant seuls dans le désert du présent.

Ayant vraisemblablement choisi sa mort [1] et pris quelques dispositions essentielles face aux récupérateurs, Jean-Luc sera incinéré discrètement à coté de son lac et de sa forêt ; il n’y aura pas, espérons-le, de cérémonie officielle à Paris avec Gerard Depardieu et Emmanuel Macron.

Mais cela n’empêche pas toute la presse bourgeoise, du Point à Libé, de dérouler des phrases et des phrases de conneries dés l’annonce de sa mort. On pourrait presque croire qu’ils avaient préparé à l’avance leurs méchants petits discours, attendant la mort du vieux de pied ferme ou n’osant pas dire leurs bêtises de son vivant.

Il faut dire que Godard à sût jusqu’au bout cracher avec justesse sur les journalistes et démontrer en live leur petit jeu de dupe. Lui qui savait si bien comment fonctionnent les assemblages d’images et de sons. Outre des centaines de films, JLG aura aussi laissé dans l’histoire de géniales interventions médiatiques dont l’humour et le potentiel subversif pourraient nous faire dire qu’elles sont finalement ses œuvres véritables et sa contribution la plus vive à la critique de la société du spectacle.

La dernière fois qu’il a fait comme ça son cirque devant les télévisions du monde entier c’était à Cannes, en 2018. A sa demande la conférence de presse se fait sur FaceTime : un type en chemise tient un smartphone à bout de bras, sur le minuscule écran le vieux fume un cigare, les journalistes font la queue devant un micro et parlent avec ce doux mépris que l’on réserve aux malades [2].

La scène dure 45 minutes et c’est un film en soi. Le dispositif journalistique est complètement retourné, ridiculisé, détourné : finalement c’est lui qui les tient, c’est une conférence sur la presse. Un par un il démonte leurs questions-pièges : ce qu’il retient de 68 ? la mort d’ Overney en 72, ouvrier mao-spontex assassiné par un vigile de Renaud ou « les zadistes », alors en prise avec une absurde expulsion militaire.

En 2018 comme au lendemain de sa mort, les journalistes sont en première ligne pour affronter le vieux pirate du cinéma et tenter de lui nuire. Et encore, on a de la chance que les gauchistes ne prennent même pas la peine d’écrire à son sujet – on s’en passe bien d’ailleurs – cela nous évite de lire les turpitudes de leurs catégorisations morales et leur amour du rangement : ils essayeraient de foutre Godard dans le placard du sexisme ou au contraire ils voudraient masquer à tout prix le sexisme hégémonique et intériorisé des années 60 ; ou alors ils viendraient pleurnicher sur son antisémitisme supposé ou faire de lui un éternel défenseur de la bonne cause.

Mais que disent les bourgeois dans la presse ? Rien de nouveau : des tas d’éloges pour couvrir une profonde hostilité, mille et un stratagèmes pour disqualifier son travail, une subtile historiographie médisante. Ils reprennent l’entreprise dégueulasse de Hazanavicius dans le redoutable, s’intégrant – peut-être même sans le savoir – dans le long travail de sape des révisionnistes intégrés. En bref ils l’enterrent. Leurs moyens fallacieux sont les suivants :

1) Godard était un maître : « Le plus illustre des artistes » (Le Monde), « Le père de la Nouvelle Vague » (Le Soir) « le Platon du cinéma » (L’Obs) « films d’auteur d’une séduction folle » (Le Point) « chefs-d’œuvre et d’incompréhensions qui l’a érigé, de son vivant, en légende » (Libé). La tactique est connue, il s’agit de rabattre JLG sur la figure de l’artiste ou du philosophe, cet incompris, qui parle subjectivement du monde objectif bourgeois sans vraiment savoir, avec caprice : s’il parle de politique c’est par esthétisme. Et comme il est mort, on peut essayer d’en faire un classique, le « Platon » du cinéma (bien qu’il ait toujours travaillé dans l’expérimentation et en refusant l’académisme). De cette manière il faut associer Godard à la Nouvelle vague et au cinéma d’Auteur, lui en attribuer même la paternité si possible (bien qu’il ce soit mis à les combattre politiquement dés 68). Et si l’on ne comprend rien à son œuvre c’est qu’elle est l’intériorité d’un artiste, la fantaisie d’un philosophe, il n’y a donc rien à chercher.

2) Godard était un dieu : « en avance sur la pensée et sur l’art » (le soir) « le mage de Rolle n’aura jamais suivi qu’une route : la sienne.(…) ses dévots chantaient la puissance de sa vision (…) détesté par ceux qui n’y comprenaient rien » (L’Obs) « sa stature provocante a surplombé la société française pendant plus d’un demi-siècle » (Le Point) il fait parti « des dieux torturés du cinéma » (Le Monde) « incarnation des contradictions d’un art en recherche permanente » (Libé). Un maître encore, on peut l’expliquer, le comprendre, le réduire, le ranger dans une catégorie étanche, lui donner une école etc. Godard à passé sa vie à échapper aux mailles du filet de la culture, à glisser entre les doigts des spécialistes. Son œuvre est multiple, prolifique, en perpétuelle changement. Pour éviter tout scandale d’une pratique qui serait à la fois poétique et politique et qui serait consciemment réalisée dans le but d’échapper au pouvoir, il faut que cette force de métamorphose soit divine, inhumaine, magique. L’arnaque est évidente : on place cette capacité à s’échapper au dessus de nous, on fait de lui un dieu, dans l’espoir d’éviter toute propagation du plan d’évasion. Et si l’on ne comprend rien à son œuvre c’est qu’elle est d’inspiration divine, il n’y a donc rien à comprendre.

3) Godard était un égaré : « militant révolutionnaire devenu au fil du temps moraliste parfois abscons » (Le Soir) « génie de la provocation et autodestructeur enragé » (Le Monde) « paradoxal », « inspiré par la séduction qu’exercent sur lui le maoïsme » (Le Point) « érudition folle » (Le Monde). Si les deux premières catégories ne suffisent pas à contenir JLG, il y a aussi la possibilité de le tenir simplement pour fou. Surtout en ce qui concerne son travail politique, comme si la rencontre du mouvement révolutionnaire en 68 avait détruit le seul Godard acceptable de leur point de vue – celui de la nouvelle vague – et que donc, les trois quarts de son travail ne furent que les excroissances d’un égaré. C’est qu’il leur faudrait aussi expliquer l’ambivalence de ses discours, sa complexité et son indiscipline (y compris face à l’idéologie marxiste-léniniste elle-même). Les films de Godard s’enfuient toujours, impossible de les découper et de les réduire à une œuvre ; la fascination qu’il exerce sur les journalistes est à la hauteur de la peur qu’il leur inspire. C’est l’intégrité de sa recherche, qui ne saurait être droite, qui leur est incompréhensible et qu’il faut aussi réprimée.

Les éloges continuent comme ça au fur et à mesure que des ignorants et des hypocrites doivent écrire à son sujet. Mais le plus intéressant est peut-être de voir ce que ça dit des journalistes – et à travers eux de la pensée dominante. D’abord on retrouve le rapport de la bourgeoisie à l’art : entre incompréhension et fascination. Dans l’art, la bourgeoisie peut tout tolérer, jusqu’aux plus crasses insultes et la révolte la plus nue, tant qu’au final l’art reste à sa place et ne tente pas d’entrer véritablement en politique. C’est la différence si chère à Godard entre faire des films politiques (tolérés voir encouragés) et faire politiquement des films. Ce qu’il a évidement fait.

Face à JLG qui parvient à tenir tête aux institutions, en faisant politiquement des films et poétiquement de la politique, qui parvient à jouer avec ces institutions, à les mettre parfois au service de la lutte des classes, ils n’attaquent plus de front mais en biais. Il ne s’agit pas simplement d’aduler ou de réprimer, puisque l’un comme l’autre échoue à réduire l’oeuvre, mais de faire les deux en même temps. Délicat travail de compromission. C’est exactement à cela que va s’atteler la presse au lendemain de sa mort. Cette disqualification peut passer par différentes méthodes mais elle s’appuie principalement sur une historisation de mauvaise foi, en 4 étapes :

1) Godard le bon fils de bourgeois fait son cinéma américain à Paris, d’A bout de souffle (1960) jusqu’à Masculin féminin (1966) ça va. Il y a des stars, des jolies meufs à moitié nues. La révolte de Godard est validée, elle reste dans le champ de l’art : on modernise, on accélère, on perfectionne le montage, on remet de la vitalité dans un cinéma français vieillissant. C’est la période des Cahiers du cinéma et de la nouvelle vague, de jeunes critiques réforment le cinéma et en tirent de la valeur, des succès commerciaux. C’est une bonne révolte, dans les règles de l’art, littéraire, bien mise, sexy. Même Le petit soldat (1960), un film assez mauvais et gênant qui passe pour « politique », rentre dans la catégorie des films acceptables – on y trouve le FLN pratiquant la torture. « La période qui s’ouvre alors est indéniablement la plus créative, la plus éblouissante de l’œuvre de Godard » (Le Point) : Une femme est une femme (1961), Vivre sa vie (1962), Le Mépris (1963), Bande à part (1964), Pierrot le fou (1965) « Autant de chefs-d’œuvre en prise avec leur époque (…) avec des stars Brigitte Bardot, Michel Piccoli, Jean-Paul Belmondo (…) et ce jeune mannequin danoise rebaptisée (par Coco Chanel en personne)… Anna Karina. » (Le Point). Tout va bien.

2) Sauf que Godard, déjà un peu renégat, prend carrément le virage révolutionnaire de 68. En 67, il s’imprègne de l’ambiance politique en France et réalise des pamphlets révolutionnaires et anti-bourgeois : Deux ou trois choses que je sais d’elle, Week-end (1967), Le Gai Savoir (1968) et La Chinoise (67) « où s’opère un virage radical vers un cinéma militant et antinarratif. » (Le Point). Il s’organise contre la guerre du Vietnam – participant au film collectif Loin du Vietnam (1967) – rencontre des révolutionnaires – il soutien des ouvriers en lutte de la Rhodiacéta à Besançon, qui s’approprient les moyens du cinéma sous le nom de « groupes Medvedkine » (1967). Lors du soulèvement de Mai, il réclame– avec succès – l’interruption du Festival de Cannes en soutien aux révoltes étudiantes et ouvrières et réalise anonymement des ciné-tracts d’inspiration situationniste.

Puis après le printemps, au yeux des bourgeois il s’enfonce, il « pulvérise tout ce qu’il a construit en refusant désormais de signer ses films » (Le Point) et fait « disparaître Jean-Luc-Godard » derrière un groupe anonyme au nom d’un cinéaste soviétique Dziga Vertov avec qui il va réaliser de nombreux films collectifs et internationalistes : bilan provisoire du mouvement de mai tourné à Flins : Un film comme les autres (juin 1968), le western marxiste-léniniste Le Vent d’est (1970), Pravda (1969) tourné sur le front tchécoslovaque, Luttes en Italie dans la Péninsule (1970), Jusqu’à la victoire (resté inachevé) en Jordanie, aux côtés du Fatah.

Cette révolte « maoïste » (pour le dire vite) plait évidement beaucoup moins. « Quelques brûlots, où le dogmatisme le dispute à la grâce » (Le Monde). Pour les commentateurs, il s’agit plutôt d’une étape, d’une sorte d’erreur de jeunesse un peu tardive, d’un écart dans le parcours du génie alors qu’elle se trouve au cœur de son œuvre, révolte fondamentale qui fera comprendre à Godard le rôle de l’art dans la culture et depuis laquelle il pourra penser cette distinction primordiale entre faire des « films politiques » et faire « politiquement des films ».

3) Pour cette mauvaise historiographie, la troisième période est une sorte de Come back du cinéaste, un retour vers le devant de la scène où il retrouve pour un temps le succès et renie quelque part ses engagements des années 60-70. « JLG se lance dans une série de films ambitieux, de Sauve qui peut (la vie) (1979) à Hélas pour moi (1993). Il renoue avec les stars – Isabelle Huppert, Johnny Hallyday, Nathalie Baye, Alain Delon, Gérard Depardieu » (Le Monde). Evidement cette conception est fausse : Godard, revenant bien de son expérience marxiste-léniniste ne suit pas pour autant le parcours de dissociation de bon nombre de ses camarades. S’il revient, c’est avec l’idée de métamorphoser sa pratique : en 72 il réalise Tout va bien avec des stars certes mais à qui il fait jouer astucieusement le rôle des patrons séquestrés par les ouvriers. Avec Ici et ailleurs (1974) il fait un retour critique sur son propre travail en Palestine. Dans Six fois deux, (1976) et France/tour/détour/deux enfants (1977-1978) il essaye de créer une télévision socialiste, en proposant des formes d’informations alternatives. Dés les années 70, il commence un travail de cinéma expérimental puis de « vidéo » en grande partie co-réalisé avec Anne-Marie Miéville, sa compagne. À partir des années 1980, il retourne vers des formes plus cinématographiques mais dans la deuxième partie des années 90, il mesure à nouveau à quel point il est pénible de faire des films dans l’industrie et retourne à une certaine autonomie de création, à un cinéma plus artisanal.

4) Pour terminer, la lecture médisante de sa filmographie s’arrête sur une quatrième période : la dégénérescence. Après la phase d’égarement militante qui mène à l’expérimentation la plus obscure et la plus vaine, le parcours de Godard après 68 serait une chute parsemée de moments de grâce. Dégénérescence d’un cinéma valable et magnifique vers des formes bâtardes de vidéos incompréhensibles dans lesquels continuent d’exister des bribes de politique au cœur de la défaite du communisme. « Même ses fictions offrent à présent une trame de plus en plus fantomatique à sa conscience mortifiée du monde, depuis Allemagne année 90 neuf zéro (1991) archéologie de la réunification allemande, jusqu’à Notre musique (2004), où s’entremêlent de sombres considérations sur les conflits ex-yougoslave et israélo-palestinien » (Le Monde). C’est l ’époque du Rapport Darty (1989) détournement d’une publicité commandé par l’entreprise Darty, Nouvelle vague (1990), Je vous salue, Sarajevo (1993). Cette période, la dernière, de notre point de vue, peut-être la plus intéressante, est l’objet d’une véritable croisade intellectuelle. Godard n’étant jamais le dissocié qu’on aimerait, il faudrait faire dire aux œuvres ce qu’elles ne disent pas : le vieux fou doit bien renoncer d’une manière ou d’une autre à ces croyances : « Arrive enfin, en 2010, le film ultime, ou du moins autoproclamé tel, et présenté au Festival de Cannes en l’absence de son auteur : Film Socialisme. C’est en vérité un adieu et au cinéma et au socialisme, ces deux utopies clouées au pilori de l’histoire. » (Le Monde) Il se trouve que pour nous, les films de cette période, JLG/JLG, Autoportrait de décembre (1994), Histoire(s) du cinéma (1998), Éloge de l’amour (2001), Adieu au langage (2014), Le livre d’images (2018) sont justement ses œuvres les plus abouties. Ses derniers films retrouvent et nouent ensemble la liberté d’expérimentation de sa période militante et de sa période vidéaste. Plus important pour nous encore, il fait ces films en tournant définitivement le dos à l’industrie. Ce sont des films qui sont fait avec peu de moyens, qui coutent peu chers et qui fonctionne avec de petites équipes.

Il va sans dire que cette façon de faire l’histoire de son œuvre – comprendre sa trajectoire comme une chute, systématiquement la dépolitiser et la décollectiviser – nous semble totalement malveillante. Sans compter les commentaires psychologisants, stupides et cyniques sur sa vie personnelle – et qui devraient expliquer sa débacle artistique : « kleptomane, Jean-Luc devient un jeune homme à problèmes. Démotivé, il fait du cinéma », « désarroi du créateur qui perd confiance dans son art. Pulsions suicidaires. » (Le Point) « tempérament romantique », « le rêve de solidarité collective et l’enfoncement dans la solitude. Tel sera le destin de Jean-Luc Godard », « un homme qui n’aura jamais cessé de vouloir reconstituer une famille, en veillant à ce que jamais personne ne puisse combler ce désir », « il s’est brouillé avec nombre de ses amis, Anne Wiazemski l’a quitté, il a plusieurs fois attenté à ses jours, et sa réputation dans le métier a pâli. » (Le Monde).

Il y a évidement pour nous une autre façon de comprendre cette histoire : un chemin de désertion exemplaire. Qui dit aussi où le travail est à reprendre : dans la quatrième étape, la plus détestable pour eux, celle qui lie indistinctement la recherche esthétique et politique. Celle où JLG se maintient jusqu’au bout comme un emmerdeur, comme un éternel évadé, brisant les prisons du succès comme de la marginalité. Où il parvient à mener une guérilla culturelle efficace luttant contre les journalistes et les récupérateurs, gardant la tête froide jusqu’à dans la vieillesse, ne reniant jamais ses engagements sans pour autant s’enfermer dans des dogmatismes stériles. Cela dessine la vie d’un camarade, ni star ni exclu, qui aura réussi à jouer avec le jeu des institutions allant de la gloire vers la solitude, du succès vers l’incompréhension, de l’industrie vers l’autonomie matérielle ; d’une éthique de pirate : il n’y a pas de problème morale à prendre l’argent (dans la caisse des cahiers ou dans la poche d’Hollywood) mais ne comptez pas sur lui pour faire une seule publicité valable. Echappant aussi aux idéologies gauchistes elles-même quand elles devenaient moribondes, refusant le prix du jury de Cannes, s’équipant d’un véritable laboratoire audiovisuel, s’auto-destituant par moment, Godard était ni dieu ni maître. Au moment où les ennemis de son vivant tentent ultimement de l’enterrer de louanges, il s’agit de ne pas oublier : Godard était un vivant partisan de la destitution. C’est un déserteur qui a pris soin de s’armer en partant. Qui jusqu’au bout aura combattu la société du spectacle et de la communication en franc-tireur du cinéma. Cinéma contre spectacle.

Signé X

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