Ghassan Salhab en revenant, métis inauthentique

Saad Chakali

paru dans lundimatin#455, le 11 décembre 2024

Si les lectrices et lecteurs de lundimatin connaissent d’abord Ghassan Salhab pour ses nombreux textes publiés dans nos pages depuis et à propos du Liban ou de la Palestine, c’est de son oeuvre première dont il est question ici : le cinéma. Alors qu’une rétrospective de ses films commence ce mercredi 11 décembre à Paris (Le programme est accessible ici), Saad Chakali nous a transmis cet hommage en forme d’exégèse, passionnante et érudite, ainsi qu’un film, Combien de roses, Ghassan Salhab, à voir ci-dessous. Nous mettrons en ligne jeudi une longue interview de Ghassan Salhab pour l’épisode 1 de lundi bon sang de bonsoir cinéma.

« Je veux de ces fragments étayer mes ruines »
(Thomas Stearns Eliot, « La Terre vaine » (1921-1922),
La Terre vaine et autres poèmes [traduit de l’anglais par Pierre Leyris], éd. Seuil-coll. « Points », 1976, p. 93)

« Une pierre
deux maisons
trois ruines
quatre fossoyeurs
un jardin
des fleurs »
(Jacques Prévert, « Inventaire »,
Paroles, éd. Gallimard-coll. « folio », 1972 [1946 pour la première édition], p. 205)

1. Figure du traître en revenant

« Mais c’est à peine si j’eus une pensée pour mon autre moi,
parti désormais se cacher à jamais de tout visage amical,
pour devenir un visage fugitif et un vagabond sur terre,
sans stigmate de malédiction sur son front honnête pour arrêter une main criminelle...,
trop fier pour expliquer. »
(Joseph Conrad, Le Compagnon secret,
éd. Autrement, 1996 [1910 pour l’édition originale], p. 64)

À Beyrouth, quelqu’un est revenu. Celui qui revient, on le reconnaît à ceci : il est le traître.

La reconnaissance vaudra pour identification, attestation unilatéralement délivrée, vérification d’identité et du tort lui étant associé. C’est ainsi que celui qui revient est reconnu par ses anciens camarades de lutte, en se reconnaissant dès lors comme ceux qui, à l’inverse, n’auraient quant à eux évidemment jamais trahi. Le traître n’est donc tel, il ne l’est que dans la capture spéculaire du regard de l’autre – de ses autres, tous ses doubles mimétiques composant ensemble un même pôle de figuration antithétique. Le traître est l’autre pour les autres qui, identiquement, ne le seraient pas.

Le traître revient, il est revenu : en revenant, il apparaît également comme un revenant. Mort-vivant.

Un revenant d’autant plus vrai qu’on le croyait mort, qu’il revient de la mort. Le revenant n’est pas un fantôme, mais celui qui est revenu de la mort et, avant d’y retourner définitivement, il passe sur terre comme en ses limbes, ange annonciateur – mais de quoi ? Avec son retour d’entre les morts quand d’autres n’en sont en effet jamais revenus, la trahison engage une hantise exigeant sa conjuration. Le traître en revenant est le porteur luciférien d’un mal viral qui consiste à faire revenir avec lui une luciole, le spectre de la cause révolutionnaire trahie que l’on croyait morte avec lui et dont la trahison se révèle par contamination une profanation commune à tous. Le revenant n’est le traître que pour autant que son corps expose dans le regard des autres – la scène de la comparution se double aussi de celle d’un procès et du jugement qu’il délivrera – la trahison de la cause qui les engage tous, plus complexe qu’elle n’y paraît de devoir ainsi les impliquer en compliquant leur vie.

Si la cause révolutionnaire revient depuis la figure personnelle du revenant qui l’aurait trahie, elle ne pourrait cependant revenir que comme spectre d’une trahison impersonnelle, en reste que la cause était bel et bien universelle. Comme le Paris de la Commune trahie ou celui de Charles Péguy, la trahison est à tout le monde de n’appartenir à personne. C’est le propre de la trahison d’être impropre et le propre du traître de figurer en l’exposant cette impropriété ignorée ou déniée. Le sacrifice du traître n’avère rien, sinon qu’il est la victime émissaire de la violence sacrificielle des traîtres qui s’ignorent ou dénient l’être. Rien sinon que, pour ses sacrificateurs mêmes qui l’ont mimétiquement trahie jusque dans l’ignorance ou le déni, la cause leur était fondamentalement sacrée. Dans le silence complice des sacrificateurs comme dans le silence duplice de la victime émissaire, en miroir et reflets inversés, la cause est fondée comme sacrée uniquement dans le sacrifice de ses profanateurs. La cause sacrée ne l’étant qu’en raison dernière du sacrifice du profanateur, qui l’aurait moins proprement trahie qu’il aura trahi l’impropriété d’une trahison généralisée.

C’est d’ailleurs pourquoi la cause, qui est sacrée, est innommable. C’est pourquoi elle est l’innommable même, la cause qui n’empêche cependant pas de causer mais dont le traître, identifié comme tel par ceux qui ignorent ou dénient l’être en conspirant pour le sacrifier, assurerait pour sa part la garde mutique. Le traître est ainsi une figure sacrée, il est le revenant qui revient comme étant le plus séparé, en s’exposant dans la garde d’un secret comme celui qui y est le plus retiré [1].

Même arrivant de face, le traître est le revenant qui nous tourne le dos.

C’est que le traître est intraitable, une figure singulière de l’intraitable même. Le reste qui insiste, l’inassimilable – une part maudite et survivante, la nôtre [2]. Le traître est double, ne serait-ce déjà parce qu’il a doublé les siens. Il est l’ami préféré (on l’appellerait Khalil) doublé du faux frère (Khalil aurait naguère tiré la caisse de la cause révolutionnaire) – à la fois de face et de dos, jusqu’à l’indistinction du frontal et du dorsal, de l’avoué et du caché. Le traître est l’ennemi intime ; de loin, celui par qui arrive un scandale ne concernant plus l’indifférent qu’il est devenu depuis, n’étant plus identique à celui que longtemps il a été, si proche fût-il : la cause révolutionnaire ne reviendrait donc comme reste spectral qu’après avoir été trahie par les sacrificateurs du traître qui voudraient ainsi sacrifier leur propre trahison. Trahie, la cause révolutionnaire insiste ainsi à revenir mais comme un désastre présent dont la trahison définirait même le régime de son insistance – le passé a de l’avenir – qui est
survivance, moins ontologique qu’à strictement parler hantologique [3].

Voilà donc ce qu’il nous faudra bien commencer à relever ici, au-delà toute irresponsabilité collective ou culpabilité individuelle : la révolution de l’émancipation appelle la promesse de sa relève depuis l’universelle trahison qui en conditionne le désastre comme elle en fonde la hantise.

2. De la trahison à la trahison de la trahison (le métèque en « métis inauthentique »)

La figure du traître, André Gorz en aura livré il y a plus d’un demi-siècle une étude passionnante, au carrefour de l’autofiction théorique et de la pratique de l’auto-analyse. L’adolescent autrichien de père juif qui aura imposé à son fils l’exil en Suisse afin d’échapper à l’extermination nazie venait alors de trouver dans sa lecture déterminante de L’Être et le néant (1943) de Jean-Paul Sartre de quoi concevoir le destin d’une conversion morale à partir de tourments existentiels que ne pouvaient apaiser ni l’isolement intellectuel jusqu’au dandysme ni le fatalisme collectif. Celui qui se qualifiait alors de « métis inauthentique », au sens où s’imposaient à lui comme aux autres les mélanges factices de situations concrètement trahies si l’on en naturalisait la détermination construite, ne s’appelait pas encore André Gorz. Et son désir consistait alors à aller plus loin qu’à l’endroit même où l’aura mené l’entreprise philosophique de son maître en existentialisme. Son projet prendra pratiquement pied dans l’ébauche fournie d’une théorie de l’aliénation à distance du marxisme stalinisé et doublée d’une morale pour l’époque qui exigera pour le penseur autodidacte plusieurs années de travail et la rédaction consécutive de plus d’un millier de pages. Avec Le Traître écrit entre 1955 et 1956, André Gorz pose la conceptualisation d’une trahison moins essentielle qu’essentiellement préalable, sa précédence héritée des conditions d’une histoire qui s’impose objectivement à ses sujets. Mais, seulement, pour poser ensuite la nécessité éthique de la trahison dès lors qu’elle engage aussi la décision subjective dans l’acceptation d’être trahi – autrement dit, de voir ses actes pousser plus loin qu’à l’endroit borné où bute la finitude de la volonté individuelle.

C’est ainsi que le « métis inauthentique » ne l’est plus dans les mélanges imposés depuis l’extérieur. Et c’est ainsi qu’il s’assume désormais comme tel, autrement dit le métèque (métoïkos signifie en grec ancien celui qui a changé de résidence) des bariolages factices d’une trahison non plus naturelle ou accidentelle mais assumée comme un destin, moins fatale qu’à proprement parler destinale. « Nous avons tous commencé par être "trahis" ; ce n’est que très exceptionnellement que nous nous sommes sciemment et délibérément engagés comme nous nous trouvons l’être (…). C’est dans les limites de cette volonté que j’accepte d’être ’’trahi’’ (c’est-à-dire conduit plus loin que je ne peux aller tout seul) ; c’est ma réalité aux yeux de ceux qui sont du même côté que moi qui m’importe. » [4].

La division intrinsèque à la figure même du traître, qui ne trahit finalement qu’en trahissant une trahison objective qu’il faut donc renverser pour, contre toute fatalité, la contre-effectuer en destin éthique, est une dialectique théoriquement frayée dans les parages de la lutte hégélienne pour la reconnaissance. La trahison (subjective) de la trahison (objective) trouvera d’emblée à énoncer son noyau dialectique au moment de la réédition du Traître en 1964, avec cet exergue issu de Sartre par lui-même (1960) d’un autre intellectuel sartrien, Francis Jeanson, alors engagé dans la cause révolutionnaire de l’indépendance algérienne : « Le Traître dévoile ici sa situation originelle, qui est traîtrise (virtuelle). Ce faisant, il nous ’’trahit’’, puisque cette situation est aussi la nôtre : mais c’est en nous montrant que nous trahissons, dans la mesure où nous prétendons être tout entiers d’un côté ou tout entiers de l’autre. Quant à lui il ne trahit pas, puisqu’il ne cesse d’expliciter, de représenter son porte-à-faux : sa double appartenance et sa double exclusion. » [5].

La dialectisation de la trahison incarnée par la figure duplice du traître en ferait un nouveau Janus (ce dieu romain des commencements et des fins, à deux têtes ou « bifrons »), qui s’expose à la fois de face (le traître assume personnellement la trahison) et de dos (le traître en expose l’impersonnelle portée générique), qui regarde en arrière (la trahison est toujours déjà là, objectivement) et au-delà (la trahison est ce qui doit être elle-même trahie dans la relève d’une trahison rien moins qu’éthique).

La trahison dialectisée s’énoncera encore en conclusion de l’avant-propos au Traître écrit par Jean-Paul Sartre et intitulé « Des rats et des hommes », en guise de reconnaissance tardive par le maître offerte au disciple qui avait préalablement choisi ce dernier pour mieux le trahir dans l’invention suivie de son propre trajet différencié ; « Radical et modeste, vague et rigoureux, banal et inimitable, c’est le premier livre d’après la défaite ; les Vampires ont fait un carnage mémorable, ils ont écrasé l’espoir ; il faut reprendre le souffle, faire le mort quelque temps et puis se lever, abandonner le charnier, recommencer tout, inventer un espoir neuf, tenter de vivre. Les grandes tueries du siècle ont fait de Gorz un cadavre ; il ressuscite en écrivant une Invitation à la vie. » [6].

Le Traître a été publié par les éditions du Seuil en 1958. 1958 (2009) est le titre d’un film réalisé par un homme né exactement cette année-là, qui a comme Francis Jeanson mais dans d’autres circonstances porté les valises de la Révolution. Ghassan Salhab pourrait reprendre à son compte la belle formule qu’André Gorz avait fourbi au sujet de lui-même : le «  métis inauthentique » serait aussi l’homme né à Dakar de parents libanais en exil, le Sénégal alors plongé dans le chaudron de la décolonisation africaine tandis que le pays de l’enfance des parents était à la même époque déchiré par une guerre civile reléguée loin dans la mémoire par la fureur de la séquence historique ouverte à partir de 1975 et dont les manuels de l’histoire officielle disent qu’elle s’est refermée en 1991. Le Liban l’était pourtant déjà, en guerre civile à peine quinze années après la fin du mandat français, et qui plusieurs fois encore le sera – qui l’aurait toujours déjà été et qui le serait encore. Au moins depuis la date de naissance, 1958, de qui a connu la guerre, et à qui plus d’une guerre s’est imposée.

Cet homme-là, ce « métis inauthentique » qui ne craint pas de s’assumer métèque, comment sait-on alors qu’il vient « après la défaite » ? L’après du militantisme révolutionnaire ajointé dans les circonstances de la cause palestinienne, de l’anti-impérialisme et du tiers-mondisme révolutionnaire. L’après du « désastre obscur  » avec l’éclipse néolibérale des hypothèses de l’émancipation, dans le couplage du panarabisme et du communisme [7]. Il y a des images qui viennent dans la garde de tous ces après – des « images d’après » pour en témoigner [8]. En n’oubliant jamais que « le temps d’après n’est pas le temps uniforme et morose de ceux qui ne croient plus à rien. C’est [aussi] le temps des événements matériels purs auxquels se mesure la croyance aussi longtemps que la vie la porte.  » [9].

C’est qu’il y a des films pour en témoigner – c’est qu’il y a les siens.

Tous les films de Ghassan Salhab en attesteraient, peu ou prou ; de loin ou de près ils en témoigneraient : ils viennent après cette défaite, notre défaite, car tous sont effectivement traversés des carnages mémorables perpétrés par quelques vampires, tous sont blessés des charniers qu’il aura fallu pourtant fuir pour oser recommencer ailleurs et, si le vent se lève, tenter à nouveau de vivre.

Survivre est-ce avoir trahi ? Survivre consiste aussi à trahir les conditions de ce qui aura participé à détruire la vie, c’est relever parmi ces conditions mêmes les minces ou fragiles possibilités de trahir la trahison, c’est faire des films comme autant de relevés trahissant ce qui dans la vie n’aura justement jamais cessé d’être trahi. Constellés de mystérieuses épiphanies, ponctués d’énigmes existentielles, les films de Ghassan Salhab s’imposent dans leur souveraine inévidence avec d’autres comme ceux qu’impérativement il nous faut, dont la vocation poétique s’incline en effet à redonner au monde ce que l’Histoire, c’est-à-dire l’écriture des vainqueurs, lui aura violemment ponctionné.

Ghassan Salhab sait bien que le traître de Beyrouth fantôme (1998), son premier long-métrage de fiction, est une figure de revenant résolument décisive, en épreuve du sacré, aux limites du sacrifice. Il n’ignore pas qu’il est la figure inaugurale ou native imaginée pour diviser la trahison identifiée à celui qui ne trahit rien, sinon l’universelle trahison de la cause révolutionnaire. Et faire de cette division même le plan de consistance au principe d’un geste de cinéma, porteur luciférien des indices faisant signe vers l’innommable, hantise et insistance. Du crépuscule au matin. Il se trouve que l’homme en qui s’origine pareil geste aura fait le mort, c’est ainsi qu’on se l’imagine, qu’on le devine, le temps que quelques tueries, passées et à venir, fassent de lui un cadavre toujours virtuel ou sursitaire, revenant se sachant aussi mort-vivant. Faire la mort pour au fond la trahir et in fine ne revenir à la vie qu’en ressuscité de cinéma, survivant revenant dans la grâce des films qui peuvent compter. Entre autres, Beyrouth fantôme et Terra incognita (2002), Le Dernier homme (2006) et La Montagne (2010), 1958 (2009) et La Vallée (2014), La Rose de personne (2000), (posthume) en 2007 et L’Encre de Chine (2016), Warda – Une rose ouverte (2019) et La Rivière (2021) comptent en effet pour les « métis inauthentiques » que nous sommes aussi, métèques saisis dans la relève assomptive de l’universelle trahison de la cause, qui reste malgré tout – parfois comme l’innommable qui fait causer, parfois comme l’indicible taupe continuant à l’aveugle de creuser.

3. Trahissant la résignation, l’acte de création – un acte de résistance

La relève est d’autant plus assomptive que sa donation aura été circonstanciée, prise dans le battement des images d’un pays tout entier trahi par le jeu biaisé des circonstances objectives.

Le Liban sera en effet venu à nous par trois fois, le pays divisé jusque dans la promesse obscure de son intempestive relève : d’abord dans les reportages télévisés d’une guerre civile exposant en 1982 les ruines de Beyrouth éventré sous la condition d’un « Orient compliqué » peuplé de cadavres sans nom, de fantômes hagards et d’otages français (avec la scansion médiatique des noms comme une prière laïque et journalière, et l’on se souvient encore de la ritournelle des noms, Jean-Paul Kauffman, Marcel Carton, Marcel Fontaine) ; ensuite dans les films libanais tournés à partir des années 1990 comme en contrechamp salutaire cultivé contre un champ miné de ruines, sillonné aussi par le bulldozer de l’information télévisuelle ; enfin dans la rencontre imprédictible avec des lieux vrais, de Beyrouth à Tyr en passant par le Mont Liban, qu’un geste de cinéma aura su en toute amitié autoriser, dans la réparation d’un désir du monde en son versant arabe originellement mutilé.

On commencerait alors à y voir un peu après tant d’efforts laborieux longtemps commis pour qu’on y voie rien. Pour y voir, il faut cependant être le sujet d’un événement, celui engagé par des actes de création comme autant d’actes de résistance – la relève des films, de Ghassan Salhab en particulier [10].

« Qu’est-ce que l’acte de création ?  » est le nom d’une conférence donnée par Gilles Deleuze aux étudiants de la Fémis le 17 mars 1987 et son texte intégral n’aura été publié qu’onze ans plus tard, dans le numéro 27 de la revue Trafic paru à l’automne 1998, trois ans après le saut de l’ange du philosophe, impuissant à s’époumoner du monde. Le philosophe y pose, en même temps que la différence radicale entre l’œuvre d’art et la communication, l’affinité profonde entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. Ce qui se communique alors dans l’œuvre d’art, et seulement cela, c’est la résistance dont elle est un acte expressif. En s’inspirant d’une réflexion d’André Malraux, Gilles Deleuze explique, d’une part, que la résistance engagée par l’œuvre d’art est résistance à la mort ; d’autre part, que l’acte de résistance se déploie selon deux aspects qui sont comme les deux visages de Janus, deux ailes de l’ange ou les deux versants – face et dos – d’un même plan d’immanence, celui des luttes engagées l’une sur le front politique et l’autre sur le front artistique. « L’acte de résistance a deux faces. Il est humain et c’est aussi l’acte de l’art. Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art soit sous la forme d’une lutte des hommes.  » [11]

La cause trahie et dont la trahison fait tellement causer, ses renégats en particulier jusqu’à la volonté obscènement accusée et accusatoire de la rendre innommable et inqualifiable, ne l’est que dans l’intensité de ce qui en elle résiste, persévère, insiste, persiste. Elle n’est l’enjeu conjuratoire d’une hantise que dans l’intensité d’une résistance au principe même de son régime de survivance et dont l’œuvre d’art se ferait alors le témoin passionnel comme le gardien secret. Soucieuse d’en entretenir la crypte dans une souveraineté cryptique, tantôt bruyante tantôt mutique, la nébuleuse des signes en contrepoint des effets de sidération du désastre assure alors qu’il y a insistance, que la survivance a encore de l’avenir, qu’il y a de l’avenir pour autant qu’il est aussi celui d’un deuil interminable. Jusque dans la nature indiscernable de son adresse, au risque assumé de la dissémination – c’est-à-dire pour tout le monde et pour personne. La survivance se comprendrait autant comme une opposition à la résignation qu’elle s’y soustrairait en neutralisant tout ressentiment, fuyant toute rivalité mimétique. La survivance dans les actes et les prises de position qui la manifestent se comprend donc comme une résistance à la mort en en trahissant le terme supposément définitif.

Une fois le pont des films empruntés, même s’ils ressemblent au pont éclaté de Mostar dans Notre musique (2004) de Jean-Luc Godard, surtout s’ils entretiennent une fidélité à l’endroit des choses réellement dévastées, revenants et fantômes peuvent alors venir à notre rencontre. Ailleurs comme dans Beyrouth tant de fois ravagé et assassiné et, pareil au phœnix, de ses cendres autant de fois rené mais jusqu’à quand ? Dans l’épars mystérieux des figures opaques et des récits interrompus, des stases jusqu’à l’extase et des coupures faisant sauter les coutures du récit, des insistances pensives et des fragments obtus, des butées de la signification et des intensités de sens, des déflagrations suspensives et de lointaines résonances – dans la mesure sans mesure de l’intempestif.

Comme autant d’indices essaimés en nuées, des fusées s’étoilant pour indiquer l’indicible [12], indiquant l’indicible persévérance de la cause innommable et du monde sensible qui accueille les traces ambivalentes de sa survivance énigmatique. Constellations mobiles [13], polygones étoilés [14].

4. Contemporain jusqu’au bout, moderne malgré tout

D’aucuns s’échinent à identifier Ghassan Salhab, à lui coller une étiquette sur le dos en disant qu’il est d’abord et avant tout un réalisateur libanais, arabe, originaire du Proche-Orient ou du Moyen-Orient, etc. Ghassan Salhab est pour nous, d’abord et avant tout, un cinéaste contemporain.

Contemporain nomme une condition que les assignations territoriales, linguistiques ou nationales ne suffisent pas à qualifier – pas davantage d’ailleurs que l’art qui par consensus institutionnel et muséal qualifie ainsi ses développements les plus récents. Contemporain est ce qui permet à un citoyen libanais, né au Sénégal et ayant longtemps vécu à Paris, d’être l’homme non d’une nation ou d’une culture mais d’un pays qui n’existe sur aucune carte – le cinéma comme utopie. Contemporain désigne l’artiste qui partage avec d’autres – ses pairs d’une communauté forcément inavouable – l’orientation décisive qu’il y a tout lieu de percevoir dans les réalités les plus actuelles la signature cryptée de plus d’un désastre et de plus d’un archaïsme. Qu’il y a tout lieu, pour lui et eux, d’investir le discord ou la discordance des temps pour en accuser l’entrechoc au nom d’un primat accordé, contre toute linéarité ou univocité, aux forces de la discontinuité, de l’hétérogénéité conjonctive et de la multiplicité disjonctive, toutes au principe chaotique d’une novation fleurie de relations inédites. On ne saurait évidemment nier la pesanteur structurelle des réalités contextuelles et des particularités héritées : Ghassan Salhab vit à Beyrouth et y a tourné la majeure partie de ses films.

Le contemporain qualifie ici le cinéaste qui vit son époque mais contre elle-même, de face tout en lui tournant le dos. L’artiste déchiré par le jeu des forces contradictoires, et autant labouré par la lutte des temps d’une époque intervallaire, est notre contemporain en ceci qu’il trahit pareils jeu et lutte dans le témoignage nébuleux de ses agencements d’images sonores et visuelles, proposant alors de voir et de donner à voir le présent autrement – de dos ou à contretemps par exemple – comme de lire l’histoire de manière originale – en diagonale, à contre-jour ou à rebrousse-poil [15].

Écrivons-le encore autrement : Ghassan Salhab est un moderne mais à seulement à entendre que la modernité est le régime même de la crise, enfer et utopie. Parce qu’il est un revenant des fourches caudines de la cause révolutionnaire trahie, un survivant des grandes haches de l’Histoire qui n’ignore pas qu’en modernité, toujours, « le temps revient : il se répète, il est comme en sursis. Interdit, paralysé, arrêté, il tourne en rond. Il n’est pas ’’vivant’’, il n’est pas stricto sensu mort, il est revenant, survivant.  » [16]. Des courts-métrages tournés en vidéo comme La Rose de personne et (posthume), avec leurs jeux respectifs de surimpressions brouillant la vue des rues beyrouthines où tout passe et repasse jusqu’à la confusion des formes et l’indistinction des lieux, exposent de façon hallucinatoire ces bégaiements jusqu’à l’arrêt d’un temps hoquetant, bloqué en ses ruines circulaires ou bien encore rompu. Ces deux films appartiennent au versant plus expérimental et vidéo d’une œuvre cinématographique résolument « bifrons » à l’image de Janus. Comme le dos de l’œuvre offert aux salles de l’art contemporain et dont la face ou l’autre versant serait composé des longs-métrages destinés, dès lors qu’y consentent les décideurs de la diffusion, à la salle de cinéma [17].

Pour mentionner seulement ceux-là, (posthume) comme La Rose de personne sont autant d’actes de résistance qui enveloppent le dur des architectures et des massivités urbanistiques d’une brume émolliente, dont les flottements et stases suspensives témoignent d’une évanescence toute spectrale. Autrement ou ailleurs, d’un versant l’autre d’un même geste cinématographique, face ou dos des longs-métrages plus narratifs et des courts-métrages plus expérimentaux, les coupes sèches opèrent jusqu’à l’usage réitéré du plan noir comme des raccords tranchants, indexant le mouvement des images sur les frictions d’accords et de désaccords intercalés. Rappel est ainsi battu du caractère double des rapports filmiques dans leurs entrelacements à la fois conjonctifs et disjonctifs, tantôt accordés à exprimer une sensibilité blessée par les heurts d’un temps disloqué ou court-circuité, tantôt à accueillir également les écarts d’identité dont les captures confessionnelles ont, au Liban mais pas spécifiquement, entraîné relativement la dépolitisation de la conflictualité sociale.

Ce temps fragmenté et suspendu, comme détemporalisé et déshistoricisé, serait donc celui du monde d’après. D’après la guerre civile et c’est alors que le Liban ressemble et ne ressemble pas à tous les pays ayant été traversés et déchirés par la guerre civile, des États-Unis à l’Argentine en passant par l’Algérie, de l’Espagne au Chili en passant par la Syrie. La guerre civile, les guerres civiles. Le cinéma de Ghassan Salhab avère a minima cela, qu’en effet il y a plus d’une guerre, qu’il y a plus d’une catastrophe, les une doublant ou redoublant les autres, en amont, en aval ou en même temps dans la faveur filmique de la surimpression. Les guerres civiles du Liban sont encore celles qui se succèdent historiquement, elles sont encore celles qui continuent alors qu’on les croyait finies, alors que l’on croyait en avoir fini avec elle. La guerre civile qui ne se dit pas, il faut bien que des films en trahissent l’obscure vérité, déniée quand elle n’est pas forclose ou scotomisée. Son cinéma atteste cela aussi, que la guerre civile non seulement se conjugue au pluriel mais encore que les guerres civiles se prolongent en « guerres inciviles », dans l’indétermination critique du temps de la guerre et du temps de la paix, dans l’indistinction anomique de la règle et de l’exception [18]. Ce temps rompu ou bloqué, superposés et disloqués, mais ces ruines de temps dévitalisé et ces fragments d’histoires éclatées, voilà ce dont prend acte le cinéaste travaillant comme un mineur de fond ou un chiffonnier des déflagrations de la contemporanéité. Et ces écartements de temps jusqu’à l’écartèlement appartiennent à la signature de la modernité, dès lors qu’en effet s’y noue, contre toute consolation illusoire, la contradiction de l’enfer et de l’utopie et leur opposition continuée.

La modernité est en effet un concept toujours déjà divisé, la trahison des promesses du nouveau bonheur matériel et des lumières de la raison instrumentale incessamment avérée et relevée par les formes esthétiques qui, au moins depuis les romantiques d’Iéna, Charles Baudelaire et Édouard Manet, prennent position en prenant acte de l’impératif d’être à la hauteur du désastre imposé [19].

C’est d’ailleurs ainsi qu’à leur enseigne, les artistes modernes apparaissent toujours comme les traîtres de l’âge classique, parce qu’ils trahissent les promesses trahies du paradigme moderne en trahissant l’écart comme un abîme entre le programme utopique et sa réalisation pratique. Être moderne consistera alors à trahir les vœux pieux, laïques et apologétiques de la modernité en trouvant moyen de toucher au nerf sensible du réel que celle-ci provoque, en même temps qu’elle en légitime rationnellement la force de chamboulement et de dévastation, symboliquement neutralisée dans l’idéologie consensuelle refoulant sa dimension critique de provocation scandaleuse. L’artiste moderne est alors, et tout à la fois, le gardien du scandaleux retrait des promesses subjuguantes de la modernité, le chiffonnier des désirs trahis et rebutés pour être voués à l’accumulation non traitée des déchets, ainsi que le témoin des souffrances oubliées dans l’écrasante roue dentelée du progrès.

Avatar de l’idiot dostoïevskien et de l’ange rilkéen, l’artiste moderne est une figure moins exemplaire qu’en exception singulière, une anomalie sauvage. Forcément rare, forcément minoritaire.

Dans Le Poète et le temps (1932), Marina Tsvetaïeva écrit au sujet de Rainer Maria Rilke : « C’est là sa modernité. / Le temps ne l’a pas commandé, il l’a mandé.  ». Et Robert Musil : « Être moderne – c’est créer son époque, c’est-à-dire lutter contre les neuf dixièmes de ce qu’elle représente.  » [20].

5. Interrompre l’interruption (l’époque de la modernité retournée contre elle-même)

« Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde.
Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l’amour, la mort,
comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié.
Ce n’est pas nous qui faisons du cinéma, c’est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film. »

(Gilles Deleuze,Cinéma 2. L’image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 223)

L’artiste moderne est donc celui qui commande moins à son époque qu’il respecte le mandat qui se sera imposé à lui, dans son époque mais minoritaire, en exception contre elle. Il est celui qui rompt traîtreusement avec les amarres consensuelles de la modernité – son idéologie – tout en prenant acte, depuis des actes de création qui sont comme autant de prises de position résistantes à l’identification sans écart ni reste à la modernité, que la crise lui est intrinsèque, que la conflictualité lui est consubstantielle [21]. Coupes franches et figures floues, stases hallucinatoires et ruptures de rythme ruinant tout effort de concaténation, plans noirs et surimpressions démultipliées, identifications contrariées et interruptions impromptues, suspensions narratives et ponctuations en épiphanies parfois orageuses du sensible, dislocations des rapports de liaison mimétique entre l’image et le son attestent chez Ghassan Salhab d’une fidélité à l’endroit héroïque de la modernité en cinéma, dont Robert Bresson et Jean-Luc Godard, Marcel Hanoun et Michelangelo Antonioni, Alain Resnais et Jean-Daniel Pollet, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Glauber Rocha et Jerzy Skolimowski, Nagisa Oshima et Andreï Tarkovski auront été parmi les noms les plus importants.

C’est qu’il s’agit de libérer, contre toute représentation strictement orientée par le réalisme mimétique, les images des techniques d’enchaînement habituelles, en émancipant notamment l’interstice afin qu’elle commence à valoir pour elle-même, comme faillite de la pensée et comme faille de l’impensable qu’elle affronte en taupe pour persévérer. C’est qu’il s’agit de se soustraire à la logique de la coupure rationnelle et de l’enchaînement (dont, Fritz Lang nous l’aura magistralement appris, les déchaînements s’exercent pour le pire également) afin de concevoir une dynamique esthétique où les images se désenchaînent afin d’entrer dans de nouvelles relations de composition, à la fois sérielles et interstitielles, désormais ouvertes à une poétique de l’incommensurable [22].

Figures insaisissables et floues, indifférentes et résistantes à toute identification à l’instar de celles du militant revenant (Beyrouth fantôme), de l’homme en retrait parti dans la retraite de l’écriture (La Montagne) et de l’amnésique « comme chu d’un désastre obscur » (La Vallée) ; compositions sérielles de Beyrouth fantôme (le récit d’un retour énigmatique croisé avec la série des témoignages soustraits de la distinction du documentaire et de la fiction) et du Dernier homme (le récit d’une mystérieuse vampirisation croisant la série de la danseuse de flamenco dont la technique porte les ailes de l’allégorie) ; constellations de signes hétérogènes en signatures de plus d’une catastrophe avérée comme le sont aussi les scansions indiciaires en garde de la force faible de la relève ((posthume) et L’Encre de Chine). Et puis toutes ces radios qui crachotent la parole confuse ou inaudible de la misère moderne, et puis tous ces avions qui déchirent le ciel en lacérant la frontière de la guerre et de la paix. Et puis toutes ces déflagrations musicales ouvrant l’espace-temps au hors-lieu propice aux visitations angéliques et terrifiantes de la grâce (comme l’ange du flamenco et l’orage qu’elle déverse dans Le Dernier homme). Et puis tous ces visages mutiques qui ne trahissent rien que l’impossibilité de trahir le secret dont ils assurent la garde butée. Et puis, encore, toutes ces traces indéchiffrables comme des pas dans la neige (La Montagne) qui redonnent, pour qui en est l’imprévisible témoin, de quoi désirer poursuivre à bricoler dans la suite infernale du monde.

Et ces êtres humains filmés de dos, comme s’il fallait trahir au risque de l’épuisement la fatigue (d’en avoir plein le dos), en y voyant aussi la vérité protectrice d’images-boucliers (Narcisse se détourne, il tourne le dos afin de permettre que le Janus qu’il est devenu regarde aussi en direction d’Atlas).

Il y aurait donc une vraie difficulté à ne pas reconnaître, depuis les films et les procédures formelles qui les caractérisent, le cinéaste moderne happé par son mandat, passionnément incliné à trahir la trahison du programme utopique de la modernité en diagonalisant de manière interstitielle les impasses réelles et les simulacres consolateurs dont elle est saturée. C’est à cette aune-là que l’on dira alors que le Liban, pays méditerranéen, pays de carrefour entre Orient et Occident, n’est pas un pays moins moderne qu’un pays d’Europe ou d’Amérique du nord, sans pour autant vouloir absolument suturer dans la négation de tout écart procès de modernisation et processus d’occidentalisation. On donnera ainsi crédit au propos de Fredric Jameson posant en effet que « (…) l’Occident connote le moderne en soi d’une façon qui n’est plus concevable quand le processus de modernisation est quasi achevé et qu’il n’est donc plus particulièrement identifié à l’Ouest.  » [23].

On donnera encore crédit à ce philosophe étasunien, ainsi qu’au sociologue allemand Hartmut Rosa, pour accepter de préciser que la modernité dont il est question ici est moins entrée dans son âge postmoderne, qui ne nomme rien sinon le recyclage ornemental, ludique et décoratif des arts et des discours adhérant lucrativement au consensus, que dans son moment avancé ou tardif, caractérisé par un mélange contradictoire et intensifié d’accélération (des rythmes sociaux jusqu’à liquidation des structures coutumières ou traditionnelles) et de pétrification (d’un temps privé de toute historicité, l’accentuation frénétique du mouvement annulée dans des formes nouvelles d’immobilisation technique et d’inertie subjective) [24]. Déperdition des énergies révolutionnaires et déliaison des communautés militantes pour une temporalité suspendue de toute historicité (Beyrouth fantôme). Réification touristique des traces du passé accouplée au consumérisme sexuel (Terra incognita). Corps morcelé et blessures cryptiques (Mon corps vivant, mon corps mort en 2003). Origines personnelles et filiation brouillées par les divisions de l’histoire et les surimpressions de la mémoire (Narcisse perdu en 2004, 1958). Individualisme prédateur, désensibilisation relationnelle et sérialisme pulsionnel (Le Dernier homme). Retraite subjective au nom de l’écriture jusqu’à l’indifférence et l’insomnie, au risque de la désaffection et de la désaffectation confondues (La Montagne). Énigme identitaire et guerre éclatant sans déclaration (La Vallée). Amoncellement jusqu’à saturation des ruines réelles et redoublées sur le front médiatique et audiovisuel ((posthume)). Juxtaposition par connexion mystérieuse, lointaine ou diffuse des lieux et des temps en guise de portrait chinois (L’Encre de Chine) ou d’amitié continuée (Le Voyage immobile en 2018 avec Mohamed Soueid). Et puis ces nombreux trajets véhiculés (en voiture surtout, en train ces derniers temps) qui surenchérissent sur la dislocation du mouvement et de l’immobilité, en investissant les écarts stratifiés d’une double étrangeté – de soi, du monde.

Ce qu’il y a alors à penser en images et en sons expose les formes de notre inhumanité impensée, qui fait retour en tant qu’elle est pour qui en aura été le sujet sans retour. Le revenant témoigne en trahissant ainsi l’inhumanité de la modernité, pour l’humanité qui viendrait. Qui, alors, témoignera pour le témoin trahissant les trahisons de la modernité ? Qui portera témoignage eu égard à celui qui persévère dans la fidélité au mandat poétique qui lui aura été imposé d’être dans l’époque mais contre elle, tout contre elle, comme Rainer Maria Rilke sous la dictée nocturne de l’ange du poème ?

Il y a de quoi, au titre du moderne, être mélancolique en effet [25]. Et les réalisateurs libanais s’ils sont quelques-uns à être mélancoliques le sont aussi de s’inscrire moins dans une culture régionale localisée qui les prédisposerait à cette humeur qu’ils appartiennent en plein au régime esthétique de la modernité dont le Liban n’est pas exempt, son épreuve consistant surtout à faire du deuil (des promesses d’émancipation trahies de la modernité) une opération de relève incessamment renouvelée. La trahison de la trahison, autrement dit sa dialectisation s’accorde avec une esthétique de la suspension de la suspension ou de l’interruption de l’interruption (des coupes franches à l’image et au son, des plans noirs, du défilement des bandes à l’arrêt) dont la croyance, la fiction constituante voudrait que l’époque cesse enfin d’être le temps de la trahison de l’émancipation.

Dialectiser la modernité, puisqu’elle est toujours déjà divisée, consiste seulement à croire à nouveau dans le monde, autrement dit à revenir au monde quand tout dans le monde invite à ne plus y croire.

En grec ancien, épochê place étymologiquement la période de temps ou l’époque sous la condition radicale de l’interruption. Dans l’histoire de la philosophie, les sceptiques grecs comme Pyrrhon voyaient dans l’épochê une suspension du jugement afin de mettre à distance critique les croyances, longtemps avant que les phénoménologues, dans l’inspiration d’Edmund Husserl, n’en tirent le principe d’une mise entre parenthèses de l’adhésion naturelle du monde afin de toucher au noyau intentionnel pur de la conscience. Être dans l’époque mais contre elle, face à elle tout en lui tournant le dos, c’est pour un cinéaste moderne comme Ghassan Salhab trahir consciemment son lot de trahisons en opérant par suspension de ses propres effets de suspension, ou par interruption de ses propres effets d’interruption. Par exemple en réalisant un film important dont le titre exemplairement s’écrira sans majuscule et entre parenthèses, (posthume), au terme duquel un long travelling latéral voue l’amoncellement de ruines matérielles, les flottements visuels, les coupures musicales et les stases filmiques à l’évidement final et limpide du bleu du ciel – le neutre.

Pour que l’époque cesse donc d’être le temps de la cessation, pour suspendre ses effets de suspension et interrompre ainsi ses effets d’interruption afin d’en trahir les trahisons, il y faut en effet autant d’« images dialectiques » comme des décollages, des recollages et des surimpressions qui forment des roses ou des rosaces, des polygones étoilés ou des constellations mobiles pour une « dialectique à l’arrêt  » de la modernité contre elle-même et sa pente catastrophique retournée [26]. La faille commune aux images qu’il y a sont celles qui restent et qu’il faut donc relever comme restes depuis la faillite de la vocation émancipatrice de la modernité, au Liban pas moins qu’ailleurs.

Parce que le deuil est ce qui reste et ce reste a de l’avenir, ouvert sans condition à l’à-venir.

Le cinéaste moderne est mélancolique parce qu’il se sait le gardien d’une tradition cachée qui le préserve du poison du regret : « J’ai appris à vivre ce qu’il me restait de vie, journée après journée, minute après minute ; à défendre ces instants précieux contre l’idée dévorante de la dernière fois. Du dernier automne et des dernières rousseurs par-dessus les toits. Du dernier hiver et des dernières floraisons. J’ai appris à défendre chaque parcelle du jour contre le venin du regret.  » [27]

6. La double exigence de Narcisse divisé (le négatif, le neutre)

« C’est un duel entre un artiste qui souhaite n’être qu’un artiste et un artiste qui nourrit une ambition plus haute et plus ardue : celle d’être un homme, c’est-à-dire un ange. »
(Gilbert Keith Chesterton à propos de William Blake
cité par Raoul Vaneigem, L’Ère des créateurs, éd. Complexe-coll. « L’ivre examen », 2002, p. 57)

Le traître en cinéma trahit la modernité comme époque désastreuse de la trahison de sa vocation émancipatrice, ensevelie sous le gravât des promesses fallacieuses du nouveau. L’artiste moderne qui œuvre jusqu’au désœuvrement dans les mines de sel labyrinthiques et circulaires du contemporain, est-ce le dernier homme – le dernier des hommes ? Il n’est le dernier du monde qui n’en finit plus de finir qu’à être, dans le même mouvement contradictoire, le premier d’un monde qui n’est pas encore advenu. C’est pourquoi il est l’être en écart, le double et l’autre qu’il est, l’intervallaire tout en duplicité : ce Narcisse toujours déjà divisé, obligé au « bifrons » par Janus [28].

Parce que le cinéma est un art propice aux écrans dédiés à l’apparition du double comme figure ambivalente et démonique, d’immobilité et de passage, de figement mortel comme de métamorphose vitale. Parce que la brèche entre le réel et son image est la faille infranchissable où Narcisse s’expose, dans l’épreuve continuée du diabolique, en écart au symbolique. Parce que l’héritage du cinéma est toujours déjà soumis à une duplicité originelle, héritage double de Lumière (le cinéma est un appareil d’enregistrement faisant fonction documentaire) et de Méliès (le cinéma est machine du côté de l’imaginaire et de la fiction) dans la garantie d’une dualité des images, mixtes d’archives et de fictions, mélanges de documentation et de fabulation, à la fois images de la réalité et réalités de l’image, dialectisation interminable des puissances du vrai et du faux [29].

Narcisse toujours déjà divisé par Janus, c’est l’ambivalence native du cinéma en ses images duplices qu’Edgar Morin aura justement qualifiées de « bifrons », à l’enseigne du dieu romain Janus, celui des carrefours, des commencements et des fins : « Le cinématographe, Janus bifrons, présentait le réel et l’irréel dans la même unité indifférenciée. (...) Le cinématographe était l’unité indifférenciée ou naissante de l’irréel et du rel. Le cinéma est l’unité dialectique du réel et de l’irréel. » [30].

Il se trouve en effet que Ghassan Salhab, tout à la fois, n’ignore pas la dimension de miroir narcissique de son travail (Narcisse perdu, Mon corps perdu, mon corps mort, 1958), sait aussi qu’elle est contrariée par la passion de l’autre (Beyrouth fantôme, La Vallée) et du double (Le Dernier homme, La Montagne, Le Voyage immobile), jusqu’aux décollements rétiniens des images s’agglutinant dans les mélanges de la surimpression (à partir de La Rose de personne et Terra incognita) [31]. Il se trouve encore que le même lance ses actes de créations sur le double versant, esthétique mais aussi économique, du long-métrage plutôt narratif et assorti d’un certain coût et du court-métrage plutôt expérimental et moins onéreux (jusqu’à compliquer la polarisation de ces lignes de front ainsi que le manifeste l’irréductible 1958), tout en privilégiant enfin une frontalité de regard à même de faire notamment que les faces mutiques des figures obtuses et mutiques puissent se retourner obsessionnellement sur autant de dos qui n’en exprimeraient pas moins ou davantage en terme d’indifférence et d’opacité ((posthume), 1958, Le Massacre des innocents en 2010).

Narcisse divisé par Janus ne dirait donc rien d’autre que cela, à savoir pour un cinéaste moderne, notre contemporain, de ne pas céder dans la tenue d’une double exigence : du négatif, du neutre [32].

En conséquence, l’exigence consiste à ne pas céder en tenant à choisir de ne pas choisir entre les deux exigences. Ne pas trahir la double exigence pourrait alors valoir à celui qui s’en fait le témoin d’être en puissance considéré comme un traître à l’égard de l’une des deux. Sur le versant de l’exigence du négatif : les coupes (filmiques, sonores et visuelles), les ruptures (de ton ou de registre), les interruptions (du récit) en écho à toute une phénoménologie vécue pratiquement au Liban dans les coupures d’électricité, l’explosion de voitures piégées, des détonations d’armes automatiques en passant par le ciel déchiré par les avions à réaction et les drones. Sur le versant de l’exigence du neutre : les marges d’inachèvement et d’indéfini des récits, des figures obtuses et floues qui témoignent de l’irréductible garde de leur retrait secret et mutique ; ce sont, en contrepoint d’un pointillisme narratif, toutes ces ponctuations sensibles où le sens appelle la multiplicité des significations sans pour autant s’y réduire ; c’est la nuit blanche qui dure et se prolonge en se refusant aux éclaircissements tranchants d’un jour obscur ; ce sont les surimpressions poussant les images à valoir poétiquement comme des pétales de roses cultivées par un cinéaste jardinier afin de brouiller les lieux, les temps et la vue elle-même jusqu’à neutraliser les partitions.

C’est encore l’insistance du dos, celui du jardinier cultivant ses rosiers en particulier, en symptôme d’une fatigue dorsale des lourdeurs de l’époque, comme en indice d’un désir que l’image contient, retient et protège. En indice qu’il y a dans les images du bouclier, qu’il y a de l’image-bouclier afin de ne pas être médusé par les effets de sidération du désastre. Comme le bouclier d’Athéna utilisé par Persée afin de lutter contre la Gorgone nommée Méduse [33]. Alors, Narcisse divisé par Janus non seulement rappelle la duplicité des images, leur doublure essentielle, mais pose également que les images s’exposant de face ont un dos qui ploie sous le poids du monde. Ce dos qui appartient à au Titan doublé du guerrier vaincu par les dieux de l’Olympe, qui le porte et le protège : Atlas [34].

Ne pas céder à tenir les deux versants du bouclier de l’exigence, de ce qui divise (le négatif) et de ce qui se soustrait à toute dialectique (le neutre), tient à ne trahir ni le versant des puissances expressives qui opposent et s’opposent, ni l’autre versant qui avère depuis les interstices une impuissance aussi essentielle, consistant à se soustraire au piège des totalités fermées, des captures identitaires et des inversions mimétiques [35]. Que Janus divise et altère Narcisse afin de le désoccuper de lui-même, de le désœuvrer en l’extrayant du piège spéculaire de l’identité et de l’altérité, que Narcisse divisé par Janus « bifrons » polisse son miroir comme Persée avec le bouclier d’Athéna, que le miroir soit un bouclier que l’on porte sur son dos comme Atlas porte la Terre sur le sien.

Le négatif et le neutre sont les deux ailes de l’ange, médiateur évanouissant, passeur et intercesseur.

Trahir l’œuvre de destruction et d’autodestruction de la modernité impose de la retourner contre elle-même en prenant sur soi ses contradictions, dans la suspension de la suspension et dans l’interruption de l’interruption. Contre le pouvoir et contre tout pouvoir (de faire et faire faire), la puissance en ses ambivalences, comme puissance (de faire et de ne pas faire) – une impuissance.

C’est ainsi que Ghassan Salhab est dans son époque mais contre elle, c’est ainsi qu’il s’y confronte comme période intervallaire et faillie en s’y soustrayant aussi depuis les lignes de faille d’un geste réparateur au principe d’une souveraineté originellement blessée. L’époque est intervallaire parce qu’elle serait également celle de ce que l’on nommera ici un « intermonde », ce monde intermédiaire, limbique et intercalaire faisant durer pour les revenants ou morts-vivants qui le peuplent leur attente de revenir au monde. Parce qu’elle est le temps bloqué ou rompu, disloqué par plus d’une catastrophe, l’époque contemporaine serait encore celle, tragique, de l’entre-deux-morts [36], en attendant de pouvoir mourir, enfin. Et renaître, peut-être. C’est pourquoi il y aura encore tout lieu d’user de la durée, c’est-à-dire de faire durer quelquefois l’intervalle comme neutre intercalé entre deux négatifs, comme le neutre de l’œuvre divisée entre le travail de l’affrontement avec l’époque et le désœuvrement en forme de soustraction au régime de ses blessantes incises (on repense à nouveau au dernier plan de (posthume), à son bleu sublime). C’est pourquoi la durée ne s’imposera qu’à être poussée, afin d’y trouver l’imperceptible lueur d’une parcelle de puissance messianique [37].

L’intempestive, l’imprédictible, l’inconditionnelle relève des dos voûtés, plombés, alourdis par une époque oublieuse des causes trahies est en effet une force faible, car inséparable du plus grand désœuvrement, cette impuissance qui saurait interrompre les œuvres féroces et mimétiques d’un même pouvoir de dévastation. Ce sont bien là, ainsi que l’avait rappelé Gilles Deleuze, les deux faces de l’acte de création, là encore « bifrons », face et dos : œuvre d’art et résistance des luttes.

Moyennant quoi, on n’en dira pas plus. De biographie, il n’y aura donc pas. Seulement une composition agencée en deux parties, forcément « bifrons » : de face, accordée au bouquet des films ; de dos, offerte à la rose de leurs motifs, ainsi que leur étoilement. C’est là notre souveraine liberté, fidèle à l’événement des actes de création qui lui auront fait signe un jour [38]. Pour celles et ceux qui croiraient encore que Marcel Proust a tort contre Sainte-Beuve, on pourra toujours rappeler la diversité des entretiens que Ghassan Salhab a généreusement accordés ces dernières années [39].

On pourra aussi comme ici s’en tenir à ce que soufflent les films et seulement cela – y passe en effet l’épars en pétales de roses d’indices qui ne le sont que dans l’indication diagonale de l’impensable et de l’indicible, témoignant à l’endroit de qui à l’envers est saisi par l’impossibilité éthique de son témoignage propre. La figure du témoin impossible serait finalement la seule, le témoin impossible comme le seul réel, le seul qui vaille en tenant aux cryptes logées dans le corps (jusqu’au corpus des films) ou sous la peau (y compris celle des plans). Là où se compose, se décompose et se recompose, à l’endroit comme à l’envers, de face comme de dos, en cinéma comme en vidéo, dans les images visibles et leurs invisibles interstices, l’innommable de la cause trahie et la trahison de sa trahison au principe d’une poétique moderne et cryptique, tour à tour mystérieuse et énigmatique.

« L’unité de l’homme lui est... extérieure.
’’Moi’’ c’est-à-dire — cela seul que je ne suis plus
— mon reste — ma particularité — car le présent est général.
Cela seul que je ne suis plus. »
(Paul Valéry, Cahiers (1894-1914), tome VII : 1904-1905,
éd. Gallimard-coll. « NRF », 1999, p. 359)

« Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage :
en effet, pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je "hante" ?
Je dois avouer que ce dernier mot m’égare, tendant à établir entre certains êtres et moi des rapports plus singuliers, moins évitables, plus troublants que je ne pensais.
Il dit beaucoup plus qu’il ne veut dire, il me fait jouer de mon vivant le rôle d’un fantôme, évidemment il fait illusion à ce qu’il a fallu que je cessasse d’être, pour être qui je suis. »
(André Breton, Nadja, éd. Gallimard-coll. « folio », 1963, [1928 pour la première édition], p. 30)

Saad Chakali


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[1Annick Johnson, « Trahison et condition humaine dans Lord Jim de Joseph Conrad », Figures du traître. Les représentations de la trahison dans l’imaginaire des lettres et des cultures occidentales (sous la dir. de Jean-Jacques Pollet et Jacques Sys), éd. Artois Presses Université-coll. « Lettres et Civilisations étrangères », 2007, p. 105-114.

[2Franck Salaün, « Survivances et devenirs : fragments sur la notion de reste », Le Reste (sous la dir. de Suzanne Lafont), éd. Presses universitaires de la Méditerranée-coll. « Collection des littératures », 2006.

[3Le motif de la hantise, du père mort de Hamlet au spectre du communisme chez Karl Marx, relève du champ de l’autre issu d’un autre temps et qui ne cesse d’être présent en revenant. Son retour fait alors événement à tel point que ce qui est soumis à ce qui n’est pas insiste en faisant de son insistance même une consistance « hantologique  » (Jacques Derrida, Spectres de Marx : l’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, éd. Galilée, 1993, p. 31).

[4Le Traître suivi de Le vieillissement, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 2005 (1958 pour l’édition originale), pp. 371 et 372.

[5Ibid., p. 55.

[6Ibid., p. 50-51.

[7Alain Badiou, D’un désastre l’autre. Droit, État, Politique, éd. de l’Aube, 2013 (1991 pour la première édition).

[8Ghada Rahal (Sayegh), Images d’après : l’espace-temps de la guerre dans le cinéma au Liban, du « nouveau cinéma libanais » (1975) aux pratiques artistiques contemporaines (de 1990 à nos jours), thèse de doctorat en Études cinématographiques et audiovisuel, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, soutenue le 20 décembre 2013 : http://www.theses.fr/2013PA100214#

[9Jacques Rancière, Béla Tarr, le temps d’après, éd. Capricci-coll. « Actualité critique », n°6, 2011, p. 15-16.

[10On note la légitimité de la convocation du long-métrage des réalisateurs libanais Joana Hadjitomas et Khalil Joreige, ainsi Je veux voir (2008), à la fois par Jacques Rancière (Les Écarts du cinéma, éd. La Fabrique, 2011, p. 132) et André Habib (L’Attrait de la ruine, éd. Yellow Now-coll. « Côté cinéma / Motifs », 2011, p. 43). On s’étonne toutefois qu’aucun film de Ghassan Salhab ne soit évoqué par ces mêmes penseurs, d’autant plus par le second qui mobilise aux côtés de Je veux voir les noms d’autres artistes libanais comme Rabih Mroué, Jalal Toufic, Walid Raad et l’Atlas Group. Pour André Habib, la revue québécoise en ligne qu’il anime, Horschamps, contrevient très largement à cet oubli.

[11Gilles Deleuze, Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2003, p. 301.

[12«  Cela qui cadre, précède ou modalise nos communications verbales ne se laisse pas lui-même dire : l’indice est indicible » (Daniel Bougnoux, « L’efficacité iconique. Destins de l’image », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1991, n°44, éd. Gallimard, 1991, p. 268).

[13Ce que Robert Musil disait métaphoriquement des poèmes de Rainer Maria Rilke, on voudrait le reprendre à l’enseigne d’un cinéaste qui pense la condition poétique de son travail dans la proximité de la littérature, particulièrement la poésie rilkéenne : « C’est pour cela que toutes choses et tous processus, dans ses poèmes, sont parents et changent de place comme les étoiles qui se meuvent sans que l’on s’en aperçoive.  » (Gerald Stieg, « Présentation », Élégies de Duino, Sonnets à Orphée et autres poèmes, éd. Gallimard/NRF-coll. « Poésie », 1994, p. 14).

[14La géométrie constitue aussi un trésor de métaphores magnétiques : ainsi du « polygone étoilé » qui servit pour l’écrivain algérien Kateb Yacine à caractériser son travail comme il le raconta à l’anthropologue et orientaliste Jacques Berque à Tunis un jour de 1958 (encore l’année 1958). «  D’un bout à l’autre du monde méditerranéen, un motif ornemental revient avec une puissance presque obsédante. C’est une sorte de rosace, ou plutôt un polygone pointant vers l’extérieur des angles offensifs.  » : Le Polygone étoilé, éd. Seuil, 1997 (1966 pour la première édition), quatrième de couverture. Une autre métaphore de Kateb Yacine, celle de la langue française comme un « butin de guerre  » d’ailleurs issue du Polygone étoilé, sera explicitement reprise par Ghassan Salhab à l’occasion des films, dont 1958.

[15Giorgio Agamben, « Qu’est-ce que le contemporain ? », Nudités, éd. Payot & Rivages, 2009, p. 23-37.

[16Françoise Proust, L’Histoire à contretemps : le temps historique chez Walter Benjamin, éd. du Cerf-coll. « Passages », 1994, p. 48-49.

[17Ces deux versants de l’œuvre « bifrons », à l’instar de ce que Rainer Maria Rilke lui-même dit des Élégies de Duino et des Sonnets à Orphée, « s’étayent constamment, – et je considère comme une grâce infinie d’avoir pu gonfler du même souffle ces deux voiles : la petite voile couleur rouille des Sonnets’ et l’immense voile couleur blanche des ’Élégies’.  » (lettre du poète à son traducteur polonais Witold von Hulewicz datée du 13 novembre 1925 et citée par Gerard Stieg, « Présentation », Élégies de Duino, op. cit., p. 7).

[18Giorgio Agamben, État d’exception (Homo sacer, II, 1), éd. Seuil-coll. « L’Ordre philosophique », 2003 ; La Guerre civile. Pour une théorie de la stasis, éd. Seuil-coll. « Points Essais », 2015.

[19Youssef Ishaghpour, Aux origines de l’art moderne. Le Manet de Bataille, éd. de la Différence-coll. « Les Essais », 2002.

[20Gerald Stieg, « Présentation », Élégies de Duino, op. cit., pp. 11 et 12.

[21Henri Meschonnic, Modernité, modernité, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 1993 (1988 pour la première édition), en particulier p. 301.

[22Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, op. cit., p. 362-363. Même Jacques Rancière, qui se méfie pourtant de l’opposition traditionnelle du classique et du moderne en préférant lui substituer la conceptualisation d’un régime esthétique distinct d’un régime poétique ou représentatif d’identification des arts, pose cependant que « la tâche d’un cinéma moderne, d’un cinéma ayant pris la mesure de sa propre utopie historique, serait peut-être de revenir sur la disjonction du regard et du mouvement, de ré-explorer les pouvoirs contradictoires des arrêts, des retards et des déliaisons du regard.  » (Les Écarts du cinéma, op. cit., p. 46).

[23Fredric Jameson, Fiction géopolitiques. Cinéma, capitalisme, postmodernité, éd. Capricci, 2011 (1992 pour l’édition originale), p. 56. Fredric Jameson propose plus loin une définition des films modernes, d’autant plus valable pour les films de Ghassan Salhab en raison de la métaphore stratigraphique, « comme des véhicules susceptibles de révéler de nouvelles régions de l’être en remuant les couches sédimentaires du monde lui-même, qu’il soit social ou naturel.  » (p. 123).

[24Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, éd. La Découverte-coll. « poche », 2013 (2010 pour la précédente édition), en particulier p. 337-361. De son côté, Alain Badiou propose avec Philippe Noyel des « repères sur une seconde modernité cinématographique » : Cinéma, éd. Nova, 2010, p. 101-108.

[25Dima El-Horr, Mélancolie libanaise. Le cinéma après la guerre civile, éd. L’Harmattan, 2016 ; Élie Yazbek, Regards sur le cinéma libanais (1990-2010), éd. L’Harmattan, 2012 ; Lina Khatib, Lebanese Cinema : Imagining Civil War and Beyond, éd. I.B. Tauris, 2008.

[26Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle : Le Livre des passages, éd. du Cerf, 2006, en particulier p. 479.

[27Daniel Bensaïd, Jeanne de guerre lasse, éd. Gallimard, 1991, p. 263 cité par Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), éd. La Découverte, 2016, p. 187-188.

[28Charles Baudelaire, déjà : « L’artiste n’est artiste qu’à condition d’être double et de n’ignorer aucun phénomène de sa double nature. » (« De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », Curiosités esthétiques, éd. Henri Lemaître, Garnier, 1962, p. 262).

[29Youssef Ishaghpour, Le Cinéma : histoire et théorie, éd. Farrago, 2006, pp. 111, 118 et 141. On sait par ailleurs aujourd’hui, Jean-Luc Godard instruit par Henri Langlois nous y aura aidé et ce dès La Chinoise (1967), que cette polarité est compliquée par de passionnants effets de circulation entre documentaire et fiction dès lors que les vues Lumière étaient en effet tributaires de certaine mise en scène tandis que Méliès pouvait s’amuser à reconstituer des actualités cinématographiques.

[30Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie, éd. Minuit-coll. « Arguments », 1956, pp. 162 et 174.

[31« Le miroir est un lieu dans lequel nous découvrons à la fois que nous avons une image et qu’elle peut être séparée de nous, que notre ’espèce’ ou imago ne nous appartient pas. (…) Le miroir de Narcisse est bien, en ce sens, la source de l’amour, l’expérience inédite et féroce qui nous révèle que notre image n’est pas notre image.  » (Giorgio Agamben, Profanations, éd. Payot & ; Rivages, 2006 [2005 pour l’édition originale], p. 72).

[32Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, éd. Gallimard-coll., 1980, p. 38.

[33« L’écran de cinéma est le bouclier poli d’Athéna.  » pouvait ainsi écrire Siegfried Kracauer au sortir de la Seconde guerre mondiale : Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, éd. Flammarion-coll. Bibliothèque des savoirs », 2010 (1947 pour l’édition originale), p. 430. Le passage est opportunément cité par Georges Didi-Huberman : Images malgré tout, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2003, p. 220.

[34Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, d. Minuit-coll. « Paradoxe », 2011.

[35L’impuissance ou le désœuvrement est ce que nous expérimentons devant les films de Ghassan Salhab, parce que nous n’y comprenons pas tout et ne voulons pas tout en savoir. Et c’est justement ce que nous désirons, dès lors qu’en effet le rappel est fait qu’« impuissance ne signifie pas ici seulement absence de puissance, ne pas pouvoir faire, mais aussi et surtout pouvoir ne pas faire, pouvoir ne pas exercer sa puissance. Et c’est justement cette ambivalence propre à toute puissance, qui est toujours à la fois puissance d’être et puissance de ne pas être, de faire et de ne pas faire, qui définit la puissance humaine.  » (Giorgio Agamben, Nudités, op. cit., p. 78).

[36Jacques Lacan, Écrits, éd. Seuil, 1966, en particulier p. 326. L’entre-deux-morts est pensé en rapport avec Antigone.

[37On s’inspire ici de la deuxième thèse du texte posthume « Sur le concept d’histoire » (1940) de Walter Benjamin : Écrits français, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 1991, p. 434.

[38« (…) le destinataire est non seulement le lieu calculé des effets d’image (…), il est l’auteur d’un second montage dont il est le dispositif.  » (Jean-Louis Schefer, Images mobiles. Récits, visages, flocons, éd. P.O.L., 1999, p. 56) ; « Un art libre induit un regard libre, un art créateur induit un regard créateur.  » (Marie José Mondzain, Le Commerce des regards, éd. Seuil-coll. « L’Ordre philosophique », 2003, p. 174).

[39On citera en particulier l’entretien mené par Robert Bonamy et David Yon pour la revue en ligne Débordements : http://www.debordements.fr/Ghassan-Salhab-1-2 ; http://www.debordements.fr/Ghassan-Salhab-2-2

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