Limousin : Association de malfaiteurs du 15 juin

Entretien avec l’un des interpellé

paru dans lundimatin#301, le 23 août 2021

Le 15 juin dernier, environ deux cents agents de la Section des recherches de la Gendarmerie, du Peloton de Surveillance et d’Intervention de la Gendarmerie (PSIG), du SRPJ de Limoges et de la Sous-direction Anti-Terroriste (SDAT) de Paris prenaient d’assaut les villages de Gentioux, Cieux et Bussière-Boffy en Creuse et en Haute-Vienne. Six personnes de 50 à 70 ans étaient interpellées et placées en garde à vue : une directrice d’école, une potière, un plombier, une menuisière, un chargé de cours à l’université et une infirmière.

Trois seront finalement mises en examen pour « association de malfaiteurs » et « destructions matérielles en bande organisée portant atteinte aux intérêts de la Nation », la police les soupçonne d’avoir mis hors d’état de nuire un émetteur de télévision et de téléphonie en début d’année et d’avoir incendié des véhicules Enedis l’année précédente. Dans l’ordonnance de placement sous contrôle judiciaire de l’une des trois inculpé.e.s, un juge estime que « les deux femmes partagent de nombreuses idéologies en lien avec le souci d’une préservation de la nature (notamment la forêt limousine), ou encore le refus de voir installer des équipements technologiques (compteurs Linky, 5G) ».

Nous avons transmis quelques questions à l’un des interpellés.

Peux-tu nous raconter ce qu’il s’est passé pour toi lors de la rafle du 15 juin en Limousin ?
Mardi 15 juin. Il est 6h du matin, je suis réveillé et debout. On tambourine à la porte : « Gendarmerie ! ». J’ouvre et je me retrouve face à une armada cagoulée et casquée qui braque ses fusils sur moi. Aussitôt, je suis saisi et menotté dans le dos. Un gradé me lit la commission rogatoire : « bande organisée », « atteinte aux intérêts vitaux de la nation », « association de malfaiteurs ». Je comprends qu’il s’agit sans doute d’une opération menée sous le pavillon de « l’antiterrorisme ». Instantanément, la maison est investie de toutes parts. Ma compagne est menottée dans la chambre. On me signifie que je suis en garde à vue, m’énumérant dans la foulée tous les services mobilisés pour cette intervention : Section des recherches de la Gendarmerie, PSIG, SRPJ de Limoges et Police judiciaire parisienne (en fait, il s’agit de la SDAT, la sous-direction antiterroriste comme l’atteste les en-têtes des procès verbaux avec l’adresse de Levallois Perret au côté de celles de la gendarmerie et du SRPJ de Limoges ainsi que la durée prévue de la garde à vue énoncée à ce moment là : 96 heures). Déjà, mon ADN est prélevé. Ensuite seulement, ma compagne et moi-même sommes placés chacun dans une pièce différente, de part et d’autre de la maison. Elle sera très vite transférée vers une destination inconnue tandis que je reste le temps de la perquisition qui commence et va durer six heures. Jusqu’alors dans le dos, les menottes me sont à présent passées devant, mais je suis toujours maintenu physiquement par des gendarmes du PSIG.

De pièce en pièce, j’assiste au fil des heures à la perquisition. La bibliothèque, dont certains livres sont photographiés, est scrutée méticuleusement. Un cagoulé en commente même le contenu intellectuel. Il semble connaisseur, notamment de ce qu’il identifie comme des ouvrages « situs » (sic). Toute la maison est épluchée, avec des commentaires subjectifs sur son aménagement. Le matériel informatique est mis sous scellés : ordinateurs, clés usb, disques durs externes. Des années de travail, d’écritures, de cours préparés, de mémoires universitaires avec leurs sauvegardes : tout est emporté ; jusqu’à quand ? Correction de façade, mais violence procédurale. 6 heures sans boire ni manger, en dehors d’un café offert en toute fin de perquisition.

Au moment du départ, vers midi, je me rends compte que tout le village était bouclé depuis le début de l’opération : de nombreux véhicules, banalisés ou non ; des policiers et gendarmes, en civils ou non, la plupart cagoulés. Menotté dans une voiture elle-même banalisée, je suis transféré à la gendarmerie de Limoges.

Comment s’est déroulée ta garde à vue à partir du 15 ?
Après un repas micro-onde plutôt frugal, interrogatoire sur interrogatoire jusqu’au soir, avant la mise en cellule. Le cadre est posé : si vous êtes là et qu’on a utilisé autant de moyens, c’est qu’on a des billes contre vous… Autrement dit, c’est l’ampleur des moyens mis en œuvre qui déterminerait la culpabilité : « logique » de l’antiterrorisme... Peu à peu, le récit policier pré-construit qui m’est asséné m’enferme dans le rôle de l’instigateur des faits mis en cause (incendie d’une antenne-relais ainsi que de véhicules ENEDIS), doublé d’un prétendu manipulateur capable d’exercer son influence sur d’autres personnes !...
Et donc, comment s’est passée cette garde à vue.
Au soir du 15, ma garde à vue est donc prolongée de 24h. Nuit en cellule, sans montre, sans eau et sans lunettes. Dès le lendemain matin, après un café-croissant « aux frais de la gendarmerie », comme on me le précise, reprise des interrogatoires dans la lignée de la veille. Néanmoins, dans l’après-midi, le mythe du chef, rôle dont on m’affuble depuis le début, semble abandonné. Peu à peu, d’autres personnes gardées à vue sont mentionnées. On sonde mes réactions à l’évocation de leurs noms, m’incitant à déclarer que je me doutais bien qu’elles étaient les auteurs des faits incriminés. Ma réponse est évidemment négative. On veut aussi savoir si je participe souvent à des manifestations. D’autres questions me sont posées, les unes sur le journal en ligne La Bogue, les autres à propos d’un groupement forestier auquel je participe. Enfin, on m’impute le fait d’appartenir à une supposée « mouvance »…

L’ampleur de la surveillance mise en œuvre durant les mois passés se révèle au gré des interrogatoires : photographies de ma compagne et de moi-même dans notre vie quotidienne, références à des écoutes téléphoniques, sonorisation du domicile…

En fin d’après-midi de ce mercredi 16, la liaison de la gendarmerie avec le tribunal s’avérant défectueuse, on me transfère au commissariat central pour l’entretien procédural avec la juge d’instruction, qui se déroule en visioconférence. À l’étonnement général, la juge apparaît en ombre chinoise... Elle me signifie la prolongation de ma garde à vue de 48 heures. Outre de prétendues « activités contestataires » qu’elle m’attribue sans autres précisions, la juge me demande d’être « raisonnable » (?) pour la suite de la garde à vue. Retour à la gendarmerie : nouvelle nuit en cellule.

Jeudi 17. Avant que la matinée ne débute par un nouvel interrogatoire, on me signale l’existence d’un comité de soutien aux différents interpellé.e.s, ainsi que la parution dans Lundimatin d’un article que l’on me propose à la lecture sur le smartphone d’un policier. On semble aussi plutôt préoccupé par le fait que la presse locale associerait déjà l’opération en cours à ce qu’elle appellerait le « syndrome de Tarnac ». Au terme de l’interrogatoire, qui s’inscrit dans la continuité de la veille, je maintiens les termes de ma déposition. Dans l’après midi, nouveau transfert au commissariat central pour le passage rituel à l’anthropométrie, désormais numérisée, à la différence d’il y a quarante ans... Puis retour à la gendarmerie, où le responsable de l’enquête m’annonce la fin de la garde à vue.

En effet, on a évoqué l’affaire de Tarnac à votre propos. Comme dans d’autres affaires récemment traitées surtout par les gendarmes, je vois néanmoins dans la vôtre une grande différence : la relative retenue des autorités policières et judiciaires sur le plan médiatique. Pas de proclamations tonitruantes et péremptoires à la Michèle Alliot-Marie, pas d’articles pleins de détails croustillants de la part du journalisme de préfecture. Est-ce une tactique pour continuer à enquêter et mieux bétonner le dossier, et pour éviter au moment d’un éventuel procès la bérézina tarnacoise ?
L’absence de recul ne permet pas pour l’instant d’apporter une réponse précise et catégorique à ta question mais l’hypothèse que tu avances me semble tout à fait pertinente.
Quelle est la situation judiciaire des différents interpellés aujourd’hui ? Êtes-vous soumis à des contrôles ? Quelles sont les prochaines étapes du dossier dans lequel on vous a fait entrer de force ?
D’abord, il faut rappeler qu’il y a eu 6 gardes à vue qui ont duré de deux à trois jours. 6 autres personnes ont fait l’objet de perquisitions et d’auditions, leur matériel informatique ayant également été saisi et mis sous scellés. Trois des gardés à vue ont été relâchés sans suite. Quant aux 3 autres, l’une est inculpée d’« association de malfaiteurs », les deux autres d’« association de malfaiteurs » et de « destructions matérielles en bande organisée portant atteinte aux intérêts vitaux de la nation ». Ils sont soumis à un contrôle judiciaire : pointage à la gendarmerie, interdiction de quitter leur département et de se rencontrer.

Nous publions ci-dessous le dernier appel à rejoindre le comité de soutien du 15 juin.

Appel à rejoindre le comité 15 juin

Nous, premiers témoins et soutiens des personnes mises en cause par les arrestations du mardi 15 juin en Creuse et en Haute-Vienne, avons vu des policiers armés et cagoulés arrêter six personnes mardi 15 juin, scènes brutales(jusqu’à défoncer une porte ouverte !) et choquante pour les voisins et amis présents sur place ayant assisté à la débauche de moyens parfaitement disproportionnés déployée : la Sous Direction Anti Terroriste (qui s’est déjà tristement illustrée en Limousin lors de l’affaire Tarnac), le Peloton Spécial d’Intervention de la Gendarmerie, la police judiciaire et la gendarmerie du secteur, rien que cela.
Ce furent deux cents agents, des dizaines de véhicules investissant des villages(à Gentioux, Cieux, Bussière-Boffy), cernant des habitations pour interpeller, menotter, questionner et perquisitionner. Des opérations qui se sont déroulées en huit endroits différents dont Limoges visant 12 personnes dont six furent l’objet d’arrestations musclées et gardées à vue dans divers commissariats et gendarmeries à Limoges, Saint Junien, Bellac ... Gardes à vue pouvant durer jusqu’à 96h.
Ils ont entre 50 et 70 ans : une directrice d’école, une potière, un plombier, une menuisière, un chargé de cours à l’université et une infirmière, à avoir fait les frais de ce déploiement policier. Déploiement qui ressemble, comme en son temps l’« affaire de Tarnac », à une vaste opération de renseignement et de mise sous pression de personnes (trop rares) qui agissent au quotidien, pour défendre une autre idée de ce que vivre veux dire, contre la dégradation des conditions de vie sur terre et les atteintes constantes à la dignité humaine. L’ordonnance de placement sous contrôle judiciaire d’une des trois inculpé.e.s stipule très sérieusement que : « les deux femmes partagent de nombreuses idéologies en lien avec le souci d’une préservation de la nature (notamment la forêt limousine), ou encore le refus de voir installer des équipements technologiques (compteurs Linky, 5G) » en guise de caractérisation de leur soi-disant parcours de « radicalisation » !
On les soupçonne de « destructions matérielles en bande organisée portant atteinte aux intérêts de la Nation » et d’« association de malfaiteurs » suite à deux événements : l’incendie, en début d’année, d’antennes TDF de diffusion de la TNT et de la téléphonie mobile, et celui un an auparavant de véhicules Enedis.
Rien en tout cas qui ressemble de près ou de loin à des actes de terrorisme, alors que ce sont bien les moyens de l’antiterrorisme (SDAT, garde-à-vue prolongée) qui sont employés : la seule répercussion de l’événement en question a été une coupure de télévision de quelques jours. Absolument rien qui justifie qu’on déploie un dispositif aussi démesuré.
C’était sans compter la montée de la violence d’État qui s’est opérée ces derniers temps à l’égard de tout citoyen par les moyens de plus en plus étendus donnés aux forces de police et l’élargissement des mesures d’exception de plus en plus intégrées au droit commun.
L’opération ressemble à un coup de filet assez large et mal ajusté pour faire du renseignement sur des gens dont les engagements humanistes déplaisent au pouvoir. Quatre perquisitions ont même été menées chez des personnes convoquées finalement en tant que témoins ! L’amalgame et le spectre de "l’ultra gauche" sont agités dans un discours grossier qui justifie la mise en scène policière.

Nous constituons aujourd’hui un comité de soutien pour que ces personnes, prises malgré elles dans la trame de cette sordide pièce de théâtre politique ne soient pas isolées et puissent se défendre contre la violence qui leur est faite sans se retrouver broyées par cette grande machine à fabriquer des ennemis intérieurs que nous avons déjà trop vue à l’œuvre.
Nous constituons également ce comité pour dénoncer ensemble la radicalisation sans frein d’un pouvoir qui use de terreur et de surveillance pour masquer sa peur d’avoir un jour des comptes à rendre à tous ceux qu’il maltraite au quotidien.
Ce mardi 15 juin, c’est donc six personnes qui furent interpellées, et six de plus (ainsi que deux enfants) qui subirent intrusion policière, perquisition et saisies de matériels (non encore restitués aux personnes n’ayant pas de charges judiciaires) ; trois jours plus tard, seules trois des personnes ciblées étaient poursuivies, et les autres relâchées sans charges.
Ce mardi 15 juin et les suivants, c’est aussi des dizaines de soutiens qui commencèrent à se mobiliser pour dénoncer une police et une justice qui se permettent de surveiller et inquiéter n’importe qui, n’importe quand, n’importe comment.

REJOIGNEZ-NOUS, INTERVENEZ, PARTICIPEZ AU COMITÉ 15 JUIN !
MULTIPLIONS LES TEXTES, POÈMES, BANDEROLES, INTERVENTIONS PUBLIQUES,
POUR DÉNONCER CE NOUVEAU DÉLIRE DE L’ÉTAT POLICIER !
DÉFENDONS-NOUS !

COMITE15JUIN at RISEUP.NET | FACEBOOK : SOUTIENARRESTATIONS15JUIN

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