L’histoire de l’anarchisme est une lutte perpétuelle contre le vol de sa propre puissance. La figure fondatrice de Proudhon (en 1840 [1], en France) en masque une autre, celle de l’ouvrier-poète Joseph Déjacque (1821-1865) qui a forgé le mot libertaire contre Proudhon, dans une lettre de 1857 [2], alors que nos dictionnaires klepto-logiques l’attribuent à ce dernier. Cette lutte est toujours contemporaine car même les auteurs qui voisinent le plus avec les idées anarchistes de critique de la domination, tels Foucault, Agamben ou Rancière, se refusent pourtant à se dire anarchistes, comme si la nécessité du rapport hiérarchique de gouvernement entre les hommes continuait de fonder ou d’orienter leur critique [3].
Il faudrait dire enfin que cette lutte nous semble relancée aujourd’hui avec force par un mouvement de pensée et de création émergent qui devrait pousser la tradition anarchiste à se ressourcer Outre- et trans-Atlantique tout en se redéfinissant depuis les marges de la société : le mouvement afro-décolonial, tel que l’a défini en 2019 Norman Ajari dans La Dignité ou la mort [4], et tel que le chante la rappeuse française Casey depuis longtemps et notamment dans son album Gangrène (2020), avec le groupe Ausgang [5]. Chez ces penseurs-créateurs à la plume et la bouche « acérée [6] », afro-descendant-es de France, des Antilles [7] et des États-Unis [8], les principes d’une critique radicale de l’État national-républicain expriment la volonté d’une autonomie politique complète et poursuivent une visée abolitionniste intégrale. Difficile de ne pas percevoir, au-delà du symbole du groupe Ausgang (le A cerclé des anarchistes), et dans les multiples déclarations de « haine révolutionnaire du monde » [9] chez Ajari, des échos d’un certain anarchisme que nous proposons d’appeler abolitionniste.
En effet, la tonalité existentielle des textes de Casey et d’Ajari, comme leur finalité abolitionniste radicale (détruire notre monde en tant que modernité esclavagiste, coloniale et capitaliste) consonnent pour nous avec l’anarchisme abolitionniste transatlantique de Joseph Déjacque.
Paris-La Nouvelle-Orléans-New York : l’émergence de l’anarchisme transatlantique chez Joseph Déjacque
L’ouvrier-poète Joseph Déjacque (1821-1865) est l’inventeur et même l’émetteur du mot « libertaire » en français, puisqu’il l’invente sur une plate-forme majeure du capitalisme racial et plantationnaire, la Nouvelle-Orléans – où il s’était exilé pour fuir la répression des mouvements révolutionnaires européens de 1848. Il transmet cette invention depuis New York, à partir de 1858, par l’intermédiaire de son journal Le Libertaire, qu’il envoie à ses correspondants européens de Paris ou Bruxelles.
En 1857, sous l’effet d’un profond dégoût pour la corruption morale et politique de la Nouvelle-Orléans – « mépris à toi, Nouvelle-Orléans ! [10] » – Déjacque se sent contraint intérieurement de prendre ses distances avec Proudhon qui, s’il est pourtant sa première source d’inspiration en matière d’anarchisme politique et économique, n’en est pas moins violemment misogyne : cela fait de lui un « anarchiste juste-milieu, libéral et non LIBERTAIRE ». Entre 1857 et 1861, à la Nouvelle-Orléans et New York, Déjacque prend connaissance des luttes des esclaves noirs et des abolitionnistes blancs (Wendell Philipps, John Brown) et noirs (Frederick Douglass). C’est ce qui lui permet de formuler dans une série d’articles du Libertaire sur la « Question américaine » (quelques années avant Marx) et sur la « Guerre servile », ainsi que dans son utopie « anarchique », L’Humanisphère [11], les éléments théoriques, pratiques, poétiques et imaginaires d’un anarchisme communiste transatlantique, à la fois féministe et anti-colonial, aux horizons planétaires. Écoutons ainsi la conclusion de son utopie, qu’il faut entendre résonner comme un programme politique, enjambant l’Europe et l’Amérique, d’un même geste abolitionniste :
« la Babel américaine enfin, tremblera sur ses fondements. Du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest tonnera la foudre des insurrections. La guerre prolétarienne et la guerre servile feront craquer les États et les os des exploiteurs de ces États. La chair des politiques et des industriels, des patrons et des maîtres, des boutiquiers et des planteurs fumera sous le pied sanglant des prolétaires et des esclaves. (…) Alors la République des États-Unis sociaux d’Europe enjambera l’Océan (...). Noirs et blancs, créoles et peaux-rouges fraterniseront alors et se fondront dans une seule et même race. »
Ses premiers poèmes défendaient déjà l’insurrection républicaine de tous les peuples européens en 1848 ; ses derniers articles dénoncent la colonisation britannique en Inde et célèbrent la révolte des Cipayes, au moment où il fait l’éloge du raid de John Brown contre les propriétaires d’esclaves (1859). Il y a dans cet anarchisme en exil, plébéien, colérique et transversal, des points de rencontre frappants avec les trajectoires militantes, intellectuelles et esthétiques de la rappeuse Casey et du philosophe Norman Ajari.
Déjacque, Casey, Ajari : points de rencontre
Comment articuler précisément une telle rencontre, à plus de deux siècles de distance, entre la France, les États-Unis, les Antilles et l’Afrique, la chanson, la poésie, le journalisme et la philosophie ?
Elle émerge d’abord d’un milieu historique commun : Ajari pense et écrit depuis « l’histoire profonde » des récits d’esclaves de Cugoano, Equiano et Douglass, depuis l’histoire des luttes pour l’abolition de l’esclavage, alors que Déjacque découvre la réalité de l’esclavage sur les plantations de Louisiane (article « la Nouvelle-Orléans » du 16 juillet 1858 [12]). Il s’informe aussi sur les luttes abolitionnistes, à New York dans les tribunes et les meetings des militants et militantes abolitionnistes. Casey écrit depuis l’histoire des luttes abolitionnistes de la Martinique, et Déjacque a rencontré Schoelcher en exil à Jersey (et l’a incendié pour son mépris de classe), comme elle écrit depuis une position de classe (« anomalie du 93 ») qui peut faire penser à celle du prolétaire parisien du faubourg Saint-Antoine, méprisé par les exilés de la bourgeoisie, à Londres puis à Jersey, où va se tremper sa haine révolutionnaire.
Cette haine et la colère qu’elle stimule constituent le deuxième foyer, nécro-affectif, auquel puisent nos trois auteurs. Son énergie provient des profondeurs historiques de la résistance à la nécropolitique. Par nécropolitique, il faut entendre d’abord l’organisation de de la mort sociale des populations esclaves. Il s’agit d’abord de la mort sociale proprement dite de tous les esclaves traditionnels, telle que l’a théorisée l’historien jamaïcain Orlando Patterson [13], mais aussi de la « forme-de-mort » à laquelle naissent pour ainsi dire les descendants des esclaves modernes de la traite transatlantique, identifiés dès leur venue au monde à leur noirceur synonyme d’esclavage. À cet égard, on ne peut même plus parler, selon Ajari, « de mort sociale puisqu’elle précède l’entrée même en société ». « La situation du nourrisson noir, relève plutôt (…) de la forme-de-mort : un clignotement, une continuelle indécidabilité entre la mort et la vie [14] ». Ce clignotement rend quotidiennement la vie impossible à vivre, parce qu’elle est menacée par la mort ou l’extrême violence. Plus précisément, c’est l’indignité radicale causée par le mépris et une forme de désir ambigu et sadique [15] qui constitue pour Ajari la condition de vie nécropolitique [16]..
Comme le dit l’écrivaine camerounaise Léonora Miano, citée par Ajari : « la mort est donc une ressource, puisqu’elle fait partie de l’expérience du bagage identitaire ». Or il s’agit non seulement du souffle des ancêtres, mais aussi de l’histoire des luttes abolitionnistes, et donc des camarades mort-es au combat. Ce voisinage constant avec la mort sociale et politique hante déjà la poésie anarchiste de Joseph Déjacque, qui prend plusieurs fois la parole en public pour rendre hommage à des proscrit-es mort-es de misère en exil (en 1852 et 1853). C’est en exil et au bord de leurs tombes, comme un cri de vengeance, que le républicanisme démocratique et social de Déjacque devient anarchiste.
Casey, depuis la marge dont elle est « complice », , expérimente le même mépris radical, le même mode de vie nécropolitique, qu’elle ne réfère pas à la nécrose mais qu’elle exprime par l’image de la gangrène : « Je suis mort en existant
Gangrène gangrène ». La normalisation étatique des conduites « bancales et rebelles » conduit à vivre un véritable enfer : « On t’a tué on t’a mis en terre, (…) tu vis l’enfer ». À la tentation du désespoir s’oppose la réappropriation de l’héritage de l’esclavage : « Et dans les champs au bas de l’échelle, oui c’est mon peuple qui portait les chaînes ». À cette condition indigne a répondu une production intense et plurielle de dignité noire : « Ma race a mis dans la musique sa dignité de peur qu’on lui prenne/A fait du blues, du jazz, du reggae, du rap pour lutter et garder forme humaine ». La tonalité de cette dignité noire rappelle la rage de Déjacque et d’Ajari, car elle est animée d’une haine militante, diasporique et destructrice :
J’ai un penchant, j’l’ai jamais caché pour les textes qui autopsient ma haine/
Ma bouche a tout, toujours des cartouches à cracher et du coup cela crée le malaise/
Et je suis noire dans un monde blanc, c’est impossible que je le taise/(...)
Oui, j’ai l’aisance, je l’ai dans le sang, dans mon élément, ça me va comme un gant/
On m’a pas invité, c’est pas moi qu’on attend, je viens représenter le clan des combattants/
Dispo pour ma diaspora pillée par des types mourants (« Chuck Berry »)
Dèche dans le 69 : une immersion dans l’Éducation Nationale française
Difficile pour ne pas dire impossible – mais nécessaire – de parler depuis ce monde blanc et ses effets d’appropriation culturelle, impossible mais nécessaire de parler de sa « dèche », provisoire, dans le 69 et (pourquoi) pas le 93, difficile de parler de ma « crèche », de mon « coq » et de ma « gêne », moi qui fais partie de « l’élite » salariée et fonctionnarisée : pas de contrôle au faciès, ma face blanche passe toute seule à travers les rangs des porcs. Qu’est-ce qui fait que malgré tout j’ai envie de parler ? Bouteille d’eau dans la gueule ou de lait sur la porte, pile, œuf ou stylos de toutes les couleurs ; au tableau, « C’est une évidence qu’on me pisse à la face », moi le représentant blanc comme un linge d’une Éducation nationaliste paupérisée, blanc dans un monde gris, arabe et noir, post-colonial ; si je ne suis pas « Aspergé d’essence depuis ma naissance », nos lycées brûlent sous l’effet du mépris social et racial de nos institutions rectorales.
J’ai rencontré Déjacque aux États-Unis en 2014, peu après l’asphyxie policière d’Eric Garner et la mort de Michael Brown, alors qu’émergeait le mouvement Black Lives Matter et que notre professeur d’Histoire Atlantique, Marcus Rediker, comparait les derniers mots d’Eric Garner « I can’t breathe » à l’asphyxie des esclaves enchaînés dans la cale des navires négriers. Mes amis reliaient les luttes de BLM à celles des anciens esclaves, l’Underground Railroad aux Black Panthers, je leur traduisais Le Chant des Flibustiers et celui des Damnés de Déjacque, et ils voyaient immédiatement en lui le chaînon manquant entre Nat Turner, Marx, Fanon et Huey Newton.
Deux réalités socio-politiques contemporaines et concomitantes allaient plus récemment attiser ma réflexion sur les points de rencontre entre Déjacque, Ajari et Casey : d’une part, mon affectation depuis 2015, de retour des États-Unis, dans un lycée de Vénissieux, banlieue populaire où sont relégués les descendants de l’immigration post-coloniale et les populations afro-descendantes ; d’autre part, l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron et de son ministre de l’Éducation nationaliste-républicaniste J.M. Blanquer. Ce pouvoir libéral-autoritaire, marqué par un profond racisme déguisé sous le masque de la laïcité républicaine, a conduit ce type d’établissement, et particulièrement le mien – une cité scolaire essentiellement masculine, formant à des bacs technologiques et professionnels dans le domaine industriel – à un processus continu d’appauvrissement matériel (baisse des moyens horaires et du taux d’encadrement), de précarisation (par le recours croissant à des personnels contractuels mal payés et méprisés) et finalement de ghettoïsation, par l’effet de la mise en concurrence de l’offre de formation à l’échelle d’une métropole bourgeoise-blanche comme Lyon.
Ce processus débouche aujourd’hui sur une situation de violence physique et morale quotidienne, rendant non seulement le travail pédagogique impossible, mais la vie même au sein d’un tel établissement invivable. En guise de « forme-de-mort » lente et à petit feu et comme la gangrène ressentie par Casey nous hantent les démissions des collègues, les départs à la retraite amers, les burn-outs et les burn-ins, les arrêts-maladies perlés ou déguisés, les maux de dos, de tête et de cervicales, le ras-le-bol sans fond ni horizon qui se délite en un dégoût généralisé et profond pour notre institution soumise au diktat des indicateurs chiffrés et biaisés, des injonctions contradictoires et de la panique juridique et morale : surtout « pas de vagues » – tant qu’il n’y a pas mort d’homme ou de femme, les incidents n’existent pas. C’est cette désexistence quotidienne et institutionnalisée des incidents incivils que nous subissons, cette dénégation organisée en mépris pour nos modes d’existence pédagogiques qui nous conduit aujourd’hui à parler rigoureusement comme Ajari de nécrose ou comme Casey de gangrène dans l’Éducation nationale-républicaniste.
Ce que décrit Ajari de la quotidienneté de l’indigne comme expérience de l’invivable, ce qu’en reprend puissamment son collègue Tverdota pour dénoncer l’oppression des pauvres par l’État social belge [17], résonne avec nos collèges et lycées français ghettoïsés d’une étrange et puissante modalité existentielle commune : celle d’une fragilisation du tissu de la vie comme rapport social et puissance d’agir, qui n’est pas sans parenté avec la notion de « mort sociale », faisant de nous, personnels éducatifs, et de nos élèves de véritables « morts-vivants » - nos gueules ressemblant souvent à des masques-zombies. Pour être précis, je propose donc de parler, à propos de la ghettoïsation sociale et raciale des établissements scolaires de banlieue populaire, d’un processus nécrotique : les réformes scolaires à la fois financières, managériales et idéologiques – relevant du capitalisme racial autoritaire [18] –altèrent le tissu vivant de la relation pédagogique. Elles ont pour effet de constituer hors des limites urbaines des grandes métropoles une réserve de vies racisées, « jetables » ou « fongibles » (Ajari), destinées à ne franchir les limites du périphérique que pour servir celles des blancs boboïsés qui leur commandent via Uber des sushis-pour-plateaux-télés-Netfliqués – n’ayez pas peur des Noirs et des Arabes déscolarisés, ils vous livreront vos courses à domicile, 3e étage sans ascenseur, via Getir [19] en scooters électriques !
Les outils conceptuels et militants forgés par Ajari nous semblent pouvoir et même devoir être réutilisés dans le contexte de l’Éducation nationale française pour deux raisons qui constituent autant de modes de confirmation et de mises à l’épreuve d’un anarchisme afro-décolonial :
- ce processus de destruction du service public d’éducation nationale en banlieue trouve son origine historique et politique dans le mécanisme de relégation post-coloniale des banlieues de nos grandes villes ;
- il s’appuie sur une justification idéologique anti-islamique, laïciste et négrophobe, garante non de la liberté des cultes et des croyances, mais de la protection d’un particularisme blanc (Sartre plutôt que Fanon, Olympe de Gouges plutôt que Maryse Condé), chrétien (les signes religieux chrétiens sont admis sans discussion) et colonialiste : le rôle esclavagiste et colonialiste de la France n’est questionné que marginalement, et jamais la révolution haïtienne n’est étudiée en tant que telle malgré ses références révolutionnaires. Qui connaît Toussaint-Louverture ? Qui sait que le général « républicain » Cavaignac a maté dans les sang les Algériens avant de mater dans le sang les Parisiens en 1848 ? En revanche, depuis Blanquer, nos classes sont toutes ornées du drapeau ensanglanté de la République et des paroles racistes de la Marseillaise : un « sang impur » abreuve les « sillons » quotidiens de la laïcité.
« — VENDETTA ! ! » « La Rage » nous appelle à l’abolition de ce monde
En guise de conclusion [20], nous voudrions préciser et affermir l’usage de la notion d’ abolitionnisme, afin de relancer énergiquement la pensée et les combats anarchistes aujourd’hui et demain. Ce terme s’inscrit dans l’histoire des luttes pour l’abolition de l’esclavage [21], du salariat [22], du patriarcat [23], mais aussi dans celle des luttes pour l’abolition de la propriété privée absolue et exclusive [24] : à travers ces quatre combats, une transversale se dessine, qui articule sans les fusionner, la prise de possession violente des terres africaines et américaines, des corps noirs, et des corps féminins, ainsi que l’appropriation capitaliste du travail subordonné.
Déjacque esquisse cette transversale abolitionniste en créant le mot libertaire pour associer l’émancipation des femmes à celle des prolétaires. À la Nouvelle-Orléans et à New York, il proclame la nécessité d’une « guerre servile » qui mettra fin au prolétariat blanc et à l’esclavage des noirs. Citant à la fois Proudhon et John Brown, Déjacque renouvelle profondément les coordonnées de la pensée socialiste de l’époque, qui tend à minimiser l’esclavage des noirs et ses contre-effets racistes dans l’idéologie et la praxis des sociétés post-esclavagistes. Le paradigme économiciste de Marx, l’européocentrisme de Proudhon les empêchaient tous deux de formuler la pensée transversale de Déjacque.
Aujourd’hui, la puissante réflexion afro-décoloniale et afro-pessimiste de Norman Ajari, consciente qu’ « une vaste portion des sociétés blanches vouent aux sociétés africaines une indépassable hostilité et (…) que cette hostilité s’est cristallisée jusque dans leur théorie politique et leur philosophie [25] », nous incite à un compagnonnage inattendu mais cohérent entre le communisme libertaire de Déjacque et le « Communisme noir » d’Ajari et des afro-pessimistes nord-américains. Si « la proposition d’un Communisme noir vise à formuler un projet de société fondé centralement sur la dignité noire », ce projet peut s’articuler, et Ajari nous y invite lui-même, à « une nouvelle critique de la propriété privée, telle que celle qu’a esquissée Rinaldo Walcott, en faisant valoir la pertinence de l’abolitionnisme anti-esclavagiste pour notre présent : (…) ‘nous ne voulons pas seulement abolir la police et les cours de justice ; nous voulons tout abolir [26]’ ». Ce double mouvement d’abolition du gouvernement (comme appareil répressif) et de la propriété, le Déjacque exilé à Jersey en 1854 l’esquissait déjà, à la manière diasporique et non marxiste que projette Ajari, dans La Question Révolutionnaire. Il résonne aujourd’hui jusqu’à notre rive macronisée de l’Atlantique, quand Walcott ajoute pour caractériser son abolitionnisme : « la précarité produite par le retrait du gouvernement de services sociaux clef fait partie du continuum de la criminalisation. C’est dans ces conditions que l’abolition de la propriété revient à interrompre, et ainsi à changer les conditions et priorités fondamentales de notre avenir collectif. »
Il ne s’agit pas bien sûr de regretter comme tel le retrait de l’État national-républicaniste et de ses missions idéologiques et répressives, mais celui des forces de socialisation et de mutualisation de nos droits et protections que l’histoire des compromis de classes avait progressivement étatisées, avant de les céder aujourd’hui aux forces du marché (écoles privées et retraites par capitalisation). La précarisation de nos modes de vie dans nos établissements secondaires de banlieue doit conduire à une réflexion enragée et transversale sur le vol ainsi commis de nos intelligences et de nos puissances d’apprendre : décoloniser nos collèges et nos lycées ghettoïsés entamera la décolonisation de nos banlieues ; celle-ci exige l’abolition de l’État national-républicaniste. Comment penser et se représenter maintenant, tactiquement, les formes de cette abolition libertaire ? La liberté agressive de parole est nécessaire, écoutons Casey :
Hors-norme dans leurs programmes/
J’n’aime pas que l’on m’ordonne/
Ma bouche a un port d’arme/
Je parle, il y a mort d’homme.
Notre vieux monde raciste et patriarcal mérite bien les claques de nos actions directes :
J’ai vos visages tout droit dans ma lunette/
Qui a cru que je dirai « oui, donnez-moi les miettes »/
La dignité des mal aimés, damnés d’l’humanité/
C’est arrêter de ruminer, et les claques d’aller les mettre.
(« La Rage m’appelle » [27])