Fragmenter le monde de Josep Rafanell i Orra

[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#131, le 29 janvier 2018

Josep Rafanell i Orra est psychologue et psychothérapeute. Son dernier ouvrage, Fragmenter le monde a paru aux éditions Divergences le 25 janvier 2018. C’est un livre important, tel qu’il n’en paraît pas tous les quatre matins et dont l’influence a déjà suinté entre les pages de plusieurs ouvrages, notamment du Comité Invisible. Non seulement nous vous recommandons vivement de vous le procurer mais nous vous proposons ces bonnes feuilles ainsi que sa brillante recension par Marcello Tari dans l’édition de cette semaine.

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Vous voyez, n’est-ce pas, mes enfants, l’erreur que commettent nos absurdes dirigeants ? Ils sont persuadés que toutes les pensées doivent procéder d’un penseur – alors, bien sûr, qu’il n’est pas un navigateur qui n’ait pas rencontré des pensées épaves flottant au fil des vagues comme des algues, pas un voyageur, sur la route, qui ne soit tombé sur ces crêtes de sable du désert tassé par le vent où s’enterrent, aussi épais que les éclats de bois dans les crevasses des sépulcres oubliés, des monceaux de pensées.

John Cowper Powys, La fosse aux chiens.

« Atmosphère, atmosphère… ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? »

Comme d’habitude, ils sont allés très vite. Ils savent maintenant que ce dont il s’agit ce n’est pas d’une guerre sociale mais d’une guerre entre des mondes. Entre le monde global de la décomposition capitaliste et les mondes fragmentaires où s’affirment des formes de vie. Et pour gagner cette guerre, serait-ce au prix du ­désastre total, il leur faut unifier le monde. Qu’on est loin des « morales écœurantes [1] » des vieilles philosophies où « l’homme était la mesure de toute chose » ! Par quel extraordinaire dépassement l’ancienne politique s’est effacée alors que si coûteusement elle avait introduit l’ordre de la cité dans les univers domestiques révoquant les divinités tutélaires qui veillaient sur les lieux ! Maintenant c’est la maison commune planétaire qu’il leur faut établir. Un monde Un. Avec la déesse Gaïa dans le rôle principal du monothéisme gestionnaire. Et c’est l’atmosphère où nous respirons qui nous est promise comme l’oikos total à régenter, recouvrant d’un tout indifférencié le monde habitable. Il leur faut anéantir toute possibilité de conspirer, de respirer avec, d’éprouver ce souffle commun qui traverse les êtres et qui fait la particularité des lieux. Ils veulent que l’air où nous sommes immergés totalise le monde. Et pour cela, encore, encore, en mesurer la valeur. L’aboutissement de la gouvernementalité pastorale c’est de nous permettre simplement de respirer l’atmosphère de marchandise qui étouffe le monde.

Et c’est ainsi que les entrepreneurs fanatisés de la régulation prétendent organiser notre salut par un nouveau business climatique, taxe carbone ou autres externalisations des nuisances : mais dans quel dehors si dorénavant l’économie, l’histoire et le monde coïncident totalement ? De quelle autonomie disposons-nous qui nous permettrait d’échapper à la fusion du temps linéaire avec l’espace global qui porte pour nom économie ? ­Assistons-nous aux derniers râles du « pouvoir constituant » de l’idée d’un sujet autonome, prolongement d’une modernité qui se voulait éternelle dans l’indifférence aux formes de vie et aux attachements entre les êtres ? Si la puissance émancipatrice de la raison avait pu instituer idéalement la communauté une de l’universelle humanité, celle d’« un nous avant le monde [2] » – où la séparation entre Nature et Histoire signait l’exceptionnalité ontologique des humains détachés des rapports à leurs milieux –, la vraie question qui nous est posée aujourd’hui est la suivante : avec l’atmosphère humanisée, en a-t-on fini avec le Grand Récit du sujet politique de l’autonomie ? Et avec sa fin, sommes-nous condamnés au déclin irrésistible de toute idée d’émancipation ?

Le sujet politique avait pu maintenir la question sociale comme thème majeur de l’émancipation. En mettant au jour les inégalités entre les humains, les contradictions entre les parties du monde social, il pouvait déterminer une logique divergente du progrès conduisant vers une humanité commune où devaient s’abolir les divisions. Cette mise en scène téléologique du communisme à venir avait rendu alors mineure une autre question, celle des manières d’être terriens, différenciés par les manières singulières d’habiter la Terre. Le motif de la division (instituée dans le « même ») semblait avoir pris définitivement le pas sur celui de la différence (l’instauration de rapports aux « autres », humains et non-humains). Le sujet réflexif, devenait la condition d’une idée du ­commun qui, dans son irrésistible avancée, pouvait négliger l’interdépendance entre les êtres et les milieux singuliers d’une vie commune : les lieux de la cohabitation. L’évolution émancipatrice se devait d’exporter un sujet universel sans lieu particulier, exigeant la libération des attachements pré-modernes. Les Indiens miskitos de la côte est du Nicaragua ne pouvaient être que des contre-révolutionnaires dans leur refus de la réforme agraire sandiniste, tout comme les paysans russes récalcitrants aux collectivisations forcées furent tous des koulaks. Mais inversement, plus près de nous, la même logique veut aujourd’hui que ceux qui luttent à Notre-Dame-des-Landes ou dans les rues des villes françaises soient d’archaïques saboteurs du cours inexorable de l’Histoire qui abolit le rapport entre le temps et les lieux.

La mise en place d’une indifférenciation fondamentale entre l’histoire humaine et l’histoire naturelle dans les modes de connaissance des postmodernes, signe l’émergence de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler l’Anthropocène, cette « collusion subite des Humains avec la Terre ». C’est-à-dire, l’instauration d’une perception de la Terre transcendante, transcendance de l’immanence absolue de l’habitacle planétaire où l’environné (« les humains » comme catégorie générale) devient environnant (les actions humaines comme force ­bio-géophysique de formation de l’« environnement » terrien [3]). L’ancienne séparation entre nature et histoire, qui permettait jusqu’ici de garantir que les affaires des humains se réglaient exclusivement entre eux, est en passe de s’effacer.

La Terre, bouleversée par le temps de l’accélération, devient le nouveau « motif » historique qui, en humanisant la nature, fusionne l’humanité avec elle-même dans la seule perspective de la gestion d’un milieu globalisé. L’air du temps politique n’aura jamais été à ce point identifié à l’air pollué que nous respirons, aux sols et aux eaux empoisonnés qu’il recouvre. Le récit de l’Anthropocène est parvenu à imposer une vision de Gaïa comme noosphère, terre définie par la nappe pensante des humains. Une nouvelle axiomatique des modes de gouvernement peut ainsi se constituer, s’appliquant aux humains qu’il s’agit, toujours plus, d’indifférencier. Une atmosphère policière recouvre la Terre, qui prétend réguler la vie et dont le trait commun est désormais celui de faire des humains une espèce générale en danger.

La boucle est enfin bouclée : dans cette gestion du désastre globalisé, après l’effacement des différences entre les humains, il n’y aura non plus lieu de les diviser entre eux. De nouveaux savoirs géo-biologiques, ayant le pouvoir de susciter une nouvelle subjectivation [4], dans un gigantesque raccourci neutralisant les différentes versions de l’émancipation, imposent la rationalité d’une « citoyenneté » globale. Peu importe que l’habitant du bidonville de Bhopal, jouxtant une usine de chlore, ou les mille sept cent vingt-sept ouvrières et ouvriers écrasés dans l’effondrement du Rana Plaza, pendant qu’ils fabriquaient des vêtements pour Carrefour, aient plus de chances d’être anéantis par un épisode de la catastrophe que le bourgeois du VIe arrondissement de Paris ou l’étudiant de Sciences Po dans ses élucubrations sur la COP21.

Le désastre reste vectorisé par la survie des humains en tant qu’espèce, simultanément in-différente et indivisée. Ainsi, le déclin massif des insectes atteints dans leur système nerveux central par des pesticides néonicotinoïdes, dont celui des abeilles en guest star de l’effondrement des interdépendances entre les êtres, devient un marqueur systémique d’une nouvelle historicité (mais qui pourrait se faire sans les humains). L’affaissement de la pollinisation et la destruction d’autres agencements biologiques (dont l’effondrement de la population des oiseaux insectivores) ne font que redéployer le milieu sans « dehors » de la production. N’a-t-on pas des OGM pour nous sauver des imprévisibles enchevêtrements de la « biodiversité » ?

Avec ce climat atmosphérique submergeant les anciennes traditions politiques de l’émancipation dans un Tout indifférencié et qui se veut sans divisions, il est plus facile, selon la formule aujourd’hui consacrée, d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Fin du monde, depuis le point de vue des membres de l’espèce humaine en tant qu’êtres exceptionnellement « autonomisés » au regard des autres « espèces ». Mais qu’avons-nous à gagner à nous définir à partir du concept [5] général d’espèce ? Comme le dit Chakrabarty, personne n’a jamais fait lexpérience d’être un concept. Serions-nous dès lors construits en tant que tels, parce que coupablement oublieux des exigences de Gaïa en termes de biodiversité ? Avec le grand récit de la catastrophe, s’agit-il de renouer avec le péché originel d’une humanité « une » parce que fautive, oublieuse de la Nature, aujourd’hui objectivée par la gestion écologiste du désastre ? Avec ce monothéisme d’une nouvelle espèce, (l’espèce gestionnaire), faudrait-il renoncer aussi bien à la lutte contre la division entre les humains qu’aux différentes manières de le devenir ?

Surgit alors la possibilité de formes politiques qui ne sont que des formes de vie définies par les potentiels d’association des humains à leurs milieux, en tant que les humains sont différenciés entre eux par leurs relations à d’autres êtres. Contre la gestion d’une Nature unifiée, écosystémique, de nouvelles expérimentations peuvent mettre en jeu des versions litigieuses entre différentes humanités.

Rendre l’action politique indissociable des diverses natures humaines, c’est considérer des manières singulières de cohabiter avec d’autres êtres, c’est-à-dire les manières qu’ont les humains de faire communauté. La constitution de mondes « autres » dans des milieux enchevêtrés, nous permet de refuser un avenir où nous ne serions que les membres du genre humain intégrés à une nature, la même pour tous mais dont certains auraient le pouvoir exorbitant d’en exercer la gestion écologique dans un monde supposé commun.

Nous dirons alors : il n’y a pas de monde commun, mais seulement des formes de communisation. Ce dont il s’agit c’est de pluraliser l’altérité. Et de constituer des milieux de vie fragmentaires. Il y a les autres et les autres des autres avec lesquels nous rentrons en relation lorsque nous composons les lieux de la vie commune. Nous devons renoncer au Grand Autre fondateur du sujet manqué de l’histoire. Le manque-à-être de l’accomplissement téléologique ne peut nous mener que vers l’inatteignable cité céleste du communisme. Ou plus certainement, vers la dystopie du capital. Il ne nous manque rien si nous sommes présents à cette terre, si nous habitons une terre composée de la multitude de mondes relationnels qui en constituent les lieux.

Nous savons qu’au sein de la méga-machine biologique les formes de vie sont systémiques mais aussi fragmentées. Des bactéries peuvent récréer de nouveaux agencements de vie contraints par l’usage universel d’antibiotiques, tout comme elles peuvent prospérer isolées dans le réservoir d’eau d’une centrale nucléaire [6]. La question que j’aimerais poser enfin est la suivante : quelles relations situées pouvons-nous rétablir avec les insectes en relation avec des oiseaux, eux-mêmes habités par des bactéries, dont certaines peuvent loger dans la panse de la vache déifiée de quelques contrées ou dans un réservoir d’eau radioactive à Fukushima ? Ouvrir des voies vers des formes d’émancipation nous contraint à questionner les lieux où celles-ci s’opèrent. D’où parlons-nous ? Et depuis quel monde certains prétendent parler à notre place ? Au-delà du perspectivisme, la question des points de vue devient celle des points de vie [7].

Fragmenter le monde n’est rien d’autre que retrouver des formes de vie par lesquelles être au monde c’est le façonner, faire un monde. Le monde où nous habitons. Inversons la formule : retrouver des formes de vie c’est fragmenter le monde de la totalité qui en dénie la possibilité dans la forme universelle du monde-marchandise.

Nous pouvons redevenir des terriens, des habitants de cette Terre, pris dans les rets de notre incommensurable cohabitation avec d’autres êtres. Vivre c’est un enchevêtrement, à chaque fois singulier, de gestes éthopoïétiques. Singulariser les communautés des êtres du vivant que nous sommes, ce n’est rien d’autre que « pluraliser » le monde. Et le rendre ainsi ingouvernable. Contre l’utopie capitaliste de l’administration du désastre dans le monde unifié par la marchandise, faire émerger des lieux : fragmenter le monde pour retrouver les voies multiples d’une politique inséparable de sa localisation. Il ne s’agit pas d’apprendre à vivre dans les ruines, raffinement épistémologique d’un constructivisme de mauvais aloi, mais de ruiner le projet d’unification du monde.

À nouveau la division, multiple, d’une Terre devenue le cauchemar total métropolitain.

Sa réflexion et ses interventions portent sur des formes de réappropriation collectives qui affrontent la gestion étatique et l’intégration de l’expérience à l’économie. Il a publié En finir avec le capitalisme thérapeutique. Soin, politique et communauté aux Éditions La Découverte (2 011). Il a également participé au Collectif d’enquête politique, Cahiers d’enquêtes politiques. Vivre, raconter, expérimenter, Les éditions des mondes à faire (2016).

[1Voir Emanuele Coccia, La vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Éditions Payot & Rivages, 2016, p. 33.

[2Selon la formule de Déborah Danowski et Viveiros de Castro. Voir leur indispensable « L’arrêt de monde », In De l’univers clos au monde infini, Éditions Dehors, 2014.

[3Ibidem, p.229.

[4Pour une critique politique du concept d’Anthropocène, voir Christophe Bonneuil et Pierre Jouvancourt, « En finir avec l’épopée. Récit, géopouvoir et sujets de l’anthropocène », in De l’univers clos au monde infini, Éditions Dehors, 2014. Et, en particulier, p. 96-97 à propos du passage du biopouvoir au géopouvoir et de la nouvelle appartenance de l’espèce humaine, celle du citoyen-spécimen, au réseau global d’une Terre systémique.

[5Repris par Déborah Danowski et Viveiros de Castro, op. cit., p. 294.

[6Lynn Margulis, « Gaïa », in Emilie Hache (dir.), Ecologie politique. Cosmos, communautés, milieux, Éditions Amsterdam, p. 266.

[7Emanuele Coccia, opus cit., pp. 34-35. « Toute connaissance cosmique n’est qu’un point de vie (et non seulement un point de vue), toute vérité n’est que le monde dans l’espace de médiation du vivant. On ne pourra jamais connaître le monde en tant que tel, sans passer par la médiation d’un vivant. Au contraire, le rencontrer, le connaître, l’énoncer signifie toujours vivre selon une certaine forme, à partir d’un certain style ». Les italiques sont de moi.

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