Fous ta cagoule,

Vers une étho-politique de l’anonymat

paru dans lundimatin#177, le 4 février 2019

Une première version de ce texte a été rédigée à l’occasion d’un colloque. Quelques artistes, esthéticiens et psychologues étaient invités à gloser sur une « politique du visage ». Notre intervention avait alors pour but de confronter, par jeu, pour l’expérience, ces auditeurs à deux perspectives qui leur étaient sans doute incompréhensibles : 1. le désir de ne pas vouloir de visage, 2. voir ce qu’on voit depuis l’intérieur du masque.

Initialement destiné à être publié dans le prochain numéro de la revue Parades qui paraîtra bientôt, l’imminence du vote d’une loi créant un délit de dissimulation du visage a précipité cette publication sur lundimatin.

« Les oiseaux libres ne souffrent pas qu’on les regarde. Demeurons obscurs, renonçons à nous, près d’eux. »

René Char, Les Matinaux,

la seconde conjuration du masque


Pour une certaine tradition phénoménologique ― héritant notamment de Levinas ― le visage ne constitue pas tout à fait un objet d’expérience comme les autres. Le visage y constitue quelque chose comme l’objet d’une expérience limite : une expérience de l’excès de l’autre sur ce qu’il m’est donné d’en percevoir. Pourquoi lorsque nous regardons autrui, y discernons-nous quelque chose comme un regard et non pas seulement une paire d’yeux ? et qu’est-ce qui excède, dans ce regard, les simples yeux à travers lesquels ce regard m’apparaît ? Nous connaissons à peu près la réponse apportée par Levinas à cette question et les conséquences éthiques et politiques qu’il en tire : cet excès donne paradoxalement à lire l’illisibilité fondamentale de l’Autre, l’illisibilité fondamentale de sa singularité. Et c’est de cette expérience que naîtrait notre responsabilité éthique à l’égard d’autrui : comme une nécessité éthique à prendre mutuellement soin de cet infini qui nous sépare en même temps qu’il nous relie…

Pourtant, cette acception classique de la dimension politique du visage, aussi hégémonique qu’elle soit dans les espaces médiatiques ou artistiques, dit en fait peu de choses des implications politiques du rapport au visage, et en particulier lorsqu’il s’agit des mouvements politiques radicaux contemporains. Or, l’une des particularités de ces mouvements est la tendance à l’effacement des visages et des individualités qu’ils figurent derrière le port du masque, de la cagoule et de la capuche. La tendance à l’affirmation, donc, d’un anonymat individuel et collectif radical.

Bien sûr, à cette conception levinasienne du visage, de nombreuses critiques ont déjà été opposées. Celle de Gilles Deleuze, par exemple, qui voyait dans cette primauté accordée par Lévinas au visage une sorte de biais judéo-chrétien auquel Deleuze préférait opposer l’hétérogénéité de diverses visagéités ― c’est-à-dire de manières de faire visage : par l’emploi de masques, de peintures, de tatouages ; par l’intermédiaire aussi, de mimiques faciales, de manières de porter le regard, etc. Pour notre compte ― et sans prétendre évidemment à la portée de la critique deleuzienne ― nous souhaiterions orienter ce texte sur une critique plus située, mais aussi ― nous l’espérons ― plus concrète de la conception levinasienne du visage. Pour y parvenir nous allons essayer de tenir ensemble un certain nombre de propositions et d’analyses de différents ordres :

a. D’abord une analyse politique du visage comme objet et support d’identification. À ce titre nous nous efforcerons de montrer ― à partir d’Agamben ― comment le visage a progressivement cessé, au cours des dernières décennies, de constituer un simple support de l’identité sociale et pour progressivement ne servir que de support à une identité biométrique.


b. Nous discuterons alors des diverses tactiques politiques mises en œuvre ces dernières décennies pour neutraliser ou contourner l’efficace de ces techniques d’identification biométrique. Tactiques dont le port du masque constituera pour nous une sorte de cas exemplaire.


c. Nous discuterons alors ― et c’est là sans doute que s’exprimera l’essentiel de notre propos ― des ressorts éthiques qui se nouent dans cette redéfinition progressive des manières et des supports de l’identité. De l’identité comme persona ― c’est-à-dire comme masque social ― à l’identité biométrique et à la négation de cette identité, comment se négocie la construction du rapport à soi et aux autres ? Comment se construit, à travers ces différentes techniques d’identification des autres mais aussi de soi, un je, un nous ou un on, dont les rapports ne cessent de se déplacer, de se redéfinir, de se recomposer ? À travers cette réflexion, nous essaierons alors de faire voir, dans les usages politiques contemporains de la dés-identification, quelque chose qui excède le simple geste défensif. Si à coup sûr, le masque a pour fonction de neutraliser les techniques d’identification policières, nous essaierons aussi de montrer que se joue dans son usage d’autres manières de s’offrir à la perception, de se constituer comme sujet, d’être et de construire un nous. C’est ici, peut-être, que se manifestera de la façon la plus frontale notre opposition à Lévinas. L’essentiel de notre propos, en effet, aura pour socle l’intuition suivante : saisir l’autre par son visage ― ou par le mystère que son regard nous livre ― c’est encore saisir l’autre sous la forme de l’unité, de la consistance, c’est-à-dire ― à la lettre ― de l’individualité. Soit, percevoir ce qui n’existe en lui et par lui qu’en tant qu’in-divisible et non-fragmentable. Saisir l’autre par son visage c’est donc sans cesse renvoyer ses actes, ses paroles, ses gestes à un foyer supposé uniforme sinon souverain : le foyer de son individualité et de sa conscience qui lui prête superficiellement forme et unité. Or, l’horizon indissociablement éthique et politique vers lequel ouvrent, peut-être, les pratiques contemporaines de dés-identification, nous semble précisément relever d’une neutralisation de l’individualité comme support et forme du sujet. Être simultanément soi et un autre, soi et des autres, ou plutôt se constituer un soi par les manières que l’on a d’être simultanément d’autres : voilà l’étho-politique qui nous semble affleurer à la surface de notre présent. Une étho-politique vers laquelle, donc, nous voudrions ici attirer l’attention.

De l’identité sociale à l’identité biométrique

Dans un article paru en 2009 [1], Giorgio Agamben décrit l’évolution historique de la notion d’identité et des éléments qui la constituent. Ainsi, il rappelle la relation intime existant entre le masque de cire de l’ancêtre de la famille patricienne de la Rome antique, la persona, et la constitution de l’identité sociale du sujet. Ce dernier est donc reconnu par ses pairs pour son appartenance à une famille, donc un groupe social. La personne est ainsi définie de l’extérieur, par la manière dont on la reconnaît. C‘est en s’appuyant sur la description de l’acteur chez Épictète qu’Agamben continue son analyse. Il développe l’idée qu’il existe une possibilité de jeu entre le comédien et le rôle, autant qu’entre le sujet et sa persona : « Le choix du rôle ne dépend pas de toi, dis Épictète, mais bien jouer la personne qui t’a été assignée, cela dépend de toi ». [2] C’est dans cet interstice que peut se développer une éthique. C’est en tout cas ce qu’exprime ensuite Agamben :

« La personne morale se constitue donc à travers une adhésion et en même temps un écart par rapport à son masque social : elle l’accepte sans la moindre réserve, et en même temps, elle prend des distances, presque imperceptibles, par rapport à lui. » [3]

Hors, ce que tend à nous montrer Agamben c’est que cette définition sociale de l’identité est progressivement remise en cause en Occident depuis le XIXe siècle avec l’apparition des méthodes d’identifications biométriques. C’est la fonction policière de l’État qui installe les possibilités d’identifications biométriques : des empreintes digitales et du bertillonage [4] pour les récidivistes du XIXe siècle, à l’ ADN pour les délinquants sexuels et la reconnaissance faciale aux premiers jours du XXIe siècle. Ces procédés, ensuite, se sont étendus à l’ensemble des catégories délinquantes et criminelles avant d’être finalement généralisées à l’ensemble de la population par des dispositifs de contrôle promus par le secteur économique.

Partant de ce constat, Agamben s’interroge donc : quel type d’identité est-il possible de construire sur des données biologiques ? Quel type de relation peut-on établir avec ses empreintes digitales ou son code génétique ? Ou encore, comment pourrait-on à la fois assumer et prendre de la distance par rapport à de telles données ? [5] 
En somme, il se demande où est, dans cette « identité sans personne » [6], la possibilité du jeu éthique entre l’assignation identitaire et le sujet. Dans cette évolution, le visage est donc perçu de deux manière différentes. D’abord, dans le cas de la persona, comme support de reconnaissance d’une identité sociale, d’une relation. Ensuite, dans le cas de l’identité biométrique, comme forme fixe aux particularités physiques suffisantes pour assurer la singularité du sujet ainsi objectivé.

De la dés-identification comme pratique politique

Comme on l’a vu, ce qui inaugure l’identité biométrique, et qui lui donne son fondement, c’est la fonction policière. Laquelle fonction, a pour objet la définition du cadre d’action et de perception accessible à chacun. Ainsi, c’est la fonction policière de l’État qui détermine les modalités tolérables de l’usage du droit de critique à l’encontre de cet État. Et c’est à partir de ce constat que celles et ceux qui font déborder leur critique de ce cadre autorisé développent certaines pratiques d’opacité. Ainsi, depuis un peu plus d’une quinzaine d’années et l’émergence des contre-sommets de l’alter-mondialisme, on voit dans les grandes manifestations des manifestants optant pour des accoutrements compliquant toute identification biométrique. C’est notamment, dans cet objectif qu’a été développée la tactique dites du Black Bloc, où l’ensemble des participants est vêtu de noir, masqué et encapuchonnée, donnant à tous les membres de ce noir cortège la même forme. Il s’agît pour ceux qui adoptent de telles pratiques d’intervenir hors du cadre toléré par l’État tout en tâchant de limiter les effets multiples de la répression.

En somme, pour reprendre les mots de certains partisans de ces modalités de manifestation :

« La peur que suscite le recours à un moyen proscrit par le dispositif démokrate mais non menaçant pour autant, la cagoule, est la peur du quelconque. Bien sûr que le Black Bloc n’existe pas : et c’est parce qu’il existe trop. Derrière les foulards, les kéfiehs et les cagoules se cache n’importe qui, ou quiconque ne se dissocie pas publiquement, mais peut-être aussi celui qui le fait. Derrière le visage masqué se cache le désir de tout citoyen de ne plus être contrôlé. » [7]

Les techniques de dés-identification sont multiples. Ainsi, de nombreux exilés arrivent en Europe et se brûlent le bout des doigts pour effacer leurs empreintes digitales afin d’empêcher toute identification qui les feraient déporter. Ainsi, les cortèges du printemps 2016 se sont parés en quelques semaines seulement d’une quantité considérable de masques et de foulards. On notera d’ailleurs, que les modes de dés-identification tiennent à des usages localisés : à Nantes et à Paris l’usage était au k-way noir et pantalon de jogging quand à Rennes l’usage était davantage au jean – sweat à capuche. Recherche du quelconque, donc. Il s’agît en effet d’être indifférenciable. Et cette indifférenciabilité est intolérable du point de vue de l’État, car elle empêche tout processus d’identification. Le simple fait de se masquer est interdit depuis le 20 juin 2009 [8], et il est devenu fréquent qu’à l’entrée des manifestations, des cordons de policiers fouillent les sacs des passants et confisquent les foulards ou les k-ways. Nous parlons ici des textes de loi et non de leur application différenciée. Un masque de carnaval autorisé ou un policier cagoulé ne sont évidemment pas traités de la même manière qu’un masque de manifestant ou qu’une tenue musulmane.

« Ce jour, au lendemain de la publication officielle du décret anticagoule, plusieurs centaines d’invisibles se sont rassemblées à la fontaine des Innocents, à Paris. Un cortège riche des masques les plus variés […]. Nous sommes plus déterminés que jamais. Le bal continue. Les masques vaincront. » Communiqué de soutien aux inculpés de Tarnac, 21 juin 2009.

De la même manière, une analyse de différents procès récents impliquant la reconnaissance des auteurs de délits réels ou supposés montrerait la difficulté de fonctionnement de l’institution judiciaire lorsqu’on lui oppose des usages de dés-identification. Si nous ne nous lancerons pas ici dans une telle analyse il s’agit néanmoins de citer quelques exemples :

— Le 28 avril 2017, à Rennes, une altercation a lieu entre des manifestants et un policier. Celui-ci dégaine son arme de service et braque la foule. Quelques semaines plus tard, sept personnes sont arrêtées au petit matin. L’une d’entre elles sera relâchée au bout de quelques heures, car elle a pu prouver qu’elle n’était pas présente : elle a été confondue avec le seul protagoniste au visage découvert des clichés de la police.

— Le 22 février 2014 une manifestation tournant à l’émeute éclate dans le centre ville de Nantes. Quelques semaines plus tard, un homme, niant sa présence à la manifestation, sera arrêté puis condamné sur la base de photographies d’un homme masqué et de notes blanches. C’est sur une « expertise », réalisée par un photographe de mariage, comparant les circonvolutions d’une oreille du protagoniste photographié avec celles de l’accusé que la condamnation sera motivée. [9]

— Le 18 mai 2016, au cœur de la lutte contre la Loi Travail, était brûlée une voiture de police sur le quai de Valmy, à Paris. En septembre de la même année, ce sont neuf personnes qui ont comparu au tribunal correctionnel de Paris. L’écrivaine Nathalie Quintane, présente lors de l’audience, retranscrit le soir-même une partie des échanges :

« ― Voici des photos qui illustrent ce que dit le tribunal.

― Les policiers expliquent qu’on vous voit de dos.

― On vous verrait le visage complètement masqué pour ne pas être reconnu.

― Les policiers expliquent que c’est la même personne, qui serait vous.

― On va voir, sous la flèche rouge de façon à ce que vous puissiez repérer, une première personne avec une casquette rouge, et une deuxième qui porte un plot.

― Voilà une autre flèche rouge qui vous identifie, parce que c’est très difficile, le visage masqué au milieu de 150 manifestants.

― Là, on vous verrait proche du bâton du policier.

etc. etc.

Bref, du Woody Allen pur jus, le sommet étant atteint quand le président du tribunal nous suggère de reconnaître à l’écran le visage du prévenu qu’on a sous les yeux, et qui n’est visiblement pas le même...

― Donc, vous ne vous reconnaissez pas sur cette photo ? demande le Président au prévenu.

― Il paraît évident que ce n’est pas moi, répond le prévenu sous les rires de la salle.

Son avocat achève :

― Et c’est sur la base de ces photos qu’il a été accusé de tentative d’homicide sur PDAP ! » [10]

On voit donc ici combien les institutions policières et judiciaires peinent à trouver les formes pour transcrire dans le droit des situations qui compliquent toute identité biométrique et toute responsabilité individuelle. De l’illusion des formes photo et vidéographiques comme captures fidèles du réel aux commentaires tendant à montrer ce qu’il faudrait voir en dépit de ce qui est vu, en passant par la mise en scène de scientificité dans le traitement des données visuelles, tout dans le dispositif judiciaire de l’analyse des images tend à valider l’affirmation de Foucault :

« La justice n’est pas faite pour autre chose que pour enregistrer au niveau officiel, légal, rituel l’activité de contrôle, de normalisation souveraine effectuée par la police. Les juges permettent à la police de fonctionner. La justice est au service de la police, et non l’inverse. » [11]

Seulement, et c’est là notre hypothèse, il apparaît parcellaire de considérer les pratiques de dés-identification dans le seul objectif de venir contrer le travail policier.


Vers une étho-politique de l’anonymat

Nous avons déjà exposé le problème un peu plus haut : l’identité biométrique annule la possibilité même d’un processus d’appropriation et de distanciation du sujet à son identité. Par là même, elle défait les fondements de l’éthique occidentale : le travail de la distance entre le masque et le comédien, entre la reconnaissance extérieure et la singularité nue. Ici, la thèse est donc la suivante : les pratiques de dés-identification rencontrées aujourd’hui dans la plupart des cortèges ne fonctionnent pas seulement comme une manière de contrer le travail d’identification policier, elles constituent simultanément le support d’un travail éthique. C’est en se livrant à sa disparition que le sujet peut ici retrouver la possibilité d’un écart à soi à partir duquel se constituer comme singularité – c’est-à-dire comme foyer d’appropriation des dehors qui l’affectent.

C’est ce que l’on comprend à partir d’un certain renversement de la théorie des formes, telle que le propose Moses Dobruška dans sa préface à Fragmenter le monde, livre de Josep Rafanell i Orra. Il fait ainsi voir ce que peut offrir une lecture du monde qui ne serait pas centrée sur l’unité de la forme « corps ».

« Tout nous incline, en Occident, à voir dans une personne une personne, dans une image une image, dans une ville une ville. C’est une erreur. Une perception fine du réel décèle dans une personne le chaos de forces, le bricolage de pièces en tension, les co-appartenances contradictoires, les fragiles agencements, les flux noués, les démons et les points d’irréductibilité que recouvre opportunément l’apparence extérieure, posée du sujet […] L’hétérogénéité constitutive du réel se donne à nous sous le masque de l’unité, de l’unité homogène. Pour la perception superficielle, le masque est le réel même. Tomber le masque c’est prendre le risque du vertige. » [12]

Ici, par cette envie de percer l’unité de surface de la forme, on perçoit une proposition de lecture des mondes fragmentés et liés. Une lecture où la singularité ne saurait être individualité, identité, forme finie objectivée par la biométrie mais, comme nous l’avons souligné plus avant, un foyer d’attachements. C’est en effet par la métaphore optique, figurant la focale – la singularité – et l’ensemble des lumières qui la traversent – les attachements au monde – que nous pouvons imager au mieux cette manière de lire le réel. De ce fait l’individu n’est pas constitué en tant que forme finie objectivée mais en tant que somme de relations.

Ainsi des partisans des techniques de dés-identification expliquent-ils dans un texte déjà cité que : « Quiconque pouvait être dans le Black bloc, et donc aussi des flics et des néo-nazis car dans une zone de non-contrôle il n’y a simplement plus de sujets, ce qui rend totalement caduque la question du ’’qui fait quoi ?’’ […] L’émeute n’est pas un espace d’échange, ni de parole, ni nécessairement d’action, c’est un espace de présence, où les corps se confondent et les sujets disparaissent dans la connivence. »  [13]

Pourquoi mettre en avant la question de la présence plutôt que sur la question de l’action ou du discours ? Parce que c’est précisément dans l’affirmation de cette présence – et dans la seule affirmation de cette présence – que se noue le travail éthique dont nous sommes en train de discuter. L’usage du masque ou de la capuche soulagent ceux qui s’en recouvrent de l’épuisante nécessité à être soi. Dès lors que mon visage s’efface dans l’opacité informe de l’émeute, ce que j’y fais ou ce que j’y dis cesse de s’attribuer immédiatement à moi : mes actes y deviennent ceux de la foule et mes paroles un moment de son grondement ininterrompu. Dans un monde où l’injonction à être soi et à affirmer contre vents et marées les petites subtilités de son identité nous submerge de tout bord, on perçoit sans trop d’effort l’attrait d’une telle situation, et l’opportunité qu’elle offre de pouvoir enfin – au moins partiellement – être disposé à recevoir et à se laisser affecter par autre chose que soi…
 Et cette dés-identification neutralise simultanément les mécanismes d’identification – et d’auto-identification – symbolique qu’évoque par exemple Freud dans son ouvrage sur la psychologie des masses. Les mouvements de la foule ne peuvent pas y être rapportés à une conscience ou à une volonté collective lisible et univoque. Et pour cause : rien n’assure que les motivations ou les sensibilités des uns et des autres y sont similaires. Ni drapeau ni mot d’ordre n’offre au désordre chaotique de l’émeute un signifiant à partir duquel il serait possible de lui prêter un sens exact. Si l’usage du masque ou de la capuche livre à la perception une singularité quelconque c’est précisément parce qu’elle ne recouvre les singularités qui s’y rassemblent d’aucun prédicat d’appartenance lisible de l’extérieur.

Si nous insistons sur le quelconque, c’est bien que nous trouvons-là l’une des caractéristique principale de la communauté qui vient, telle que la décrit Giorgio Aganben dans son livre éponyme :

« De même que la juste parole humaine n’est ni l’appropriation de quelque chose de commun (la langue) ni la communication de quelque chose de propre, de même le visage humain n’est ni l’individuation d’une faciès générique ni l’universalisation de traits singuliers : c’est le visage quelconque, pour lequel ce qui appartient à la nature commune et ce qui est propre sont absolument indifférents […] Le passage de la puissance à l’acte, de la forme commune à la singularité, n’est pas un événement accompli une fois pour toutes, mais une série infinie d’oscillation modales […] De même, sur un visage, la nature humaine passe d’une manière continue dans l’existence et cette émergence incessante constitue précisément son expressivité […] Le commun et le propre, le genre et l’individu ne sont que les deux versants qui se précipitent des lignes de faîte du quelconque […] L’être qui s’engendre sur cette ligne est l’être quelconque, et la manière dont il passe du commun au propre et du propre au commun s’appelle usage – c’est-à-dire ethos. » [14]

Mais le quelconque du masque est un quelconque difficilement partageable car c’est un quelconque qui se défait des arguments traditionnels du commun. Dé-biométrisé ou à tout le moins, sans visage, l’être masqué apparaît comme étranger à celles et ceux qui n’ont déjà dissimulé leur face. Et s’il suffit de s’être masqué une fois pour saisir sensiblement cette dimension du quelconque face à un corps masqué – c’est-à-dire que le corps masqué est autant possiblement moi qu’il est possiblement Autre, autant le singulier que le commun –, le poids culturel du visage dans les rapports sociaux occidentaux pousse nombre de gens à voir une violence dans ce geste de dissimulation.

L’évidence de l’indifférence entre commun et singulier est donc partagée par une communauté du masque qui n’est définie que parce que ceux qui la constituent se dissimulent. Par ailleurs, le fait même de se masquer ne peut devenir en soi le caractère qui fonde une identité collective nouvelle. En effet, dès l’instant où cette pratique devient trait culturel, usage partagé auquel se fixe un sens, elle rend plus compliqué la précieuse porosité nécessaire à la persistance du quelconque. Il est sans doute des moments ou ne pas se masquer est le meilleur des masques. Nous l’avons dit, l’usage du masque, en ce qu’il permet l’apparition plus franche du quelconque, n’est signe de rien d’autre que de la volonté de se soustraire à l’image définissable.

C’est bien là, d’ailleurs, le drame des journalistes : leur volonté d’identifier absolument, dans la foule du Black Bloc ou de l’émeute, un sujet dont les caractéristiques sociologiques, les motivations ou les discours seraient lisibles et donc rapportables est destinée à échouer. Toujours est-il que la coïncidence de ces deux mécanismes – dissipation de la souveraineté individuelle et neutralisation des mécanismes de symbolisation collectifs – place le sujet dans une situation tout à fait particulière, celle de se laisser déborder par un processus collectif dont il est à la fois au dedans et en dehors. Un processus à l’intérieur duquel il lui revient donc de se constituer comme singularité par les attachements multiples et hétérogènes qu’il va y nouer au gré des circonstances. Et ce, par un jeu continué de recouvrement et de distanciation du je et du on, du on et du nous, du je et du nous, en se risquant à être, à la lettre, les relations qui lui viennent des autres et qui le constituent. Un travail éthique donc. Car il revient à chacun de conduire par et pour soi ce travail de recouvrement et de distanciation. Mais un travail éthique qui ne peut avoir pour socle que le quelconque : c’est-à-dire l’individu défait de son identité et des frontières infranchissables qu’elle trace usuellement entre l’intimité du rapport à soi et l’étrangeté anonyme du dehors.

Évidemment, certains seront peut-être tentés de voir dans ce processus de paradoxale désubjectivation une sorte d’impasse. Nous pensons pourtant que ces pratiques de dés-identification ne font que reconduire et intensifier, dans l’espace de la co-présence physique, cette expérience éthique bien connue de ceux qui écrivent ; celle qui consiste à laisser les mots s’autonomiser et les discours vivre une vie et mourir une mort dans lesquels leur auteur n’a plus à se reconnaître. À ce titre nous rappellerons que le thème de l’auteur et de sa disparition ne constituait pas seulement, pour Foucault, un objet descriptif ou analytique, mais bel et bien le support d’une expérience éthique, lui qui affirmait, en introduction de la Volonté de savoir :

« Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libre quand il s’agit d’écrire. » [15]


[1Giorgio Agamben, « Identité sans Personne », Nudités, Rivages poche / Petite Bibliothèque, Paris, 2012, p.69-80.

[2Epictète, Manuel XVII, cité dans « Identité sans personne », Nudités, op.cit., p.71.

[3Ibid.

[4Technique d’identification policière développée par M. Alphonse Bertillon à partir de la fin des années 1870. Elle consiste en une fiche composée de photographies du sujet, d’une description détaillée de ses caractéristiques physiques et de mesure précises de différentes parties de son corps.

[5Ibid., p. 77

[6Ibid.

[7Que penser du Black Bloc » texte diffusé en 2001 après le contre-sommet de Gènes et republié en 2017 sur lundimatin : https://lundi.am/Que-penser-du-Black-bloc

[8Au jour de la rédaction de ce texte il est considéré comme une circonstance aggravante si un délit ou un crime est commis, il peut également être sanctionné d’une contravention de 1500 €. Mais surtout, un projet de loi « anti-casseurs » discuté alors que nous écrivons ces lignes pourrait déboucher sur la création d’un délit de dissimulation du visage « au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation » qui serait puni d’un an de prison et 15000 € d’amende. Philippe Folliot, l’un des députés LREM affirmant sans ciller : « Le fait de masquer son visage, c’est une forme de mépris d’une forme d’humanité ». Qu’il se la garde sa forme d’humanité, les formes-de-vies masquées s’en passe allègrement

[9Un article paru sur lundimatin détaillait cette affaire : https://lundi.am/Repression-contre-la-ZAD-Quand-la-police-joue-a-Ou-est-Charlie

[10Pour relire ce compte rendu d’audience en intégralité : https://lundi.am/jour-2-Nathalie-Quintane

[11Extrait d’un entretien à la télévision le 25 avril 1977 avec Michel Foucault, à propos de la fonction des juges dans la société. https://www.ina.fr/video/I06277669

[12Moses Dobruška, préface à Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde, Éditions Divergences, Paris, 2017, p.18-19.

[13« Que penser du Black Bloc », art. cit.

[14Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Seuil, s.l., 1990, p.25-27.

[15Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969, p.28.

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