Forza No TAP !

Italie du Sud : un an et demi de lutte contre le gazoduc transadriatique

paru dans lundimatin#164, le 8 novembre 2018

Le TGV Lyon-Turin va-t-il être abandonné par l’État italien ? Jamais l’hypothèse n’est apparue aussi crédible depuis que la métropole turinoise s’est explicitement prononcée pour l’arrêt de l’infrastructure, la semaine dernière. Stopper tous les GPII, c’était un pan important du programme du mouvement Cinq Étoiles. Quelques mois après être arrivé à la tête de l’État grâce à ses charmants partenaires de la Ligue du Nord, l’application de celui-ci semble pour le moins compromise. Car si le sort du TAV est encore en suspens, celui du TAP, le Trans Adriatic Pipeline, ne l’est plus. « L’opera si farà » vient de trancher le chef du Conseil. À peine quelques heures après l’annonce, les travaux reprenaient dans le Salento, l’aride péninsule qui forme le talon de la botte italienne.

Pourtant, durant les 18 derniers mois, les No TAP n’ont pas ménagé leurs efforts pour stopper la construction de l’énorme gazoduc : presidi, manifestations populaires, grève générale des commerçants et sabotages. Ils ont déployé avec célérité tout le savoir-faire élaboré ces dernières années dans les luttes territoriales. Mais face à eux, la contre-offensive gouvernementale est elle aussi désormais très bien rodée. En à peine quelques mois, la zone du chantier a été militarisée, et de nombreuses amendes ou interdictions de territoire délivrées par la Préfecture. Mais il en faut plus pour abattre les Salentins qui cultivent un véritable art de vivre et de lutter, entremêlé d’oliviers, de murs en pierres sèches et de tarentelles. Ce second opus de Territoires en bataille ambitionne de le donner à partager en colportant les voix de deux jeunes du pays, Lucia et Giacomo. Nous vous livrons ci-dessous quelques extraits de leur entretien. Vous pouvez lire le texte en intégralité ou le télécharger en format PDF - brochure sur le site du collectif Mauvaise Troupe.

Giacomo  : Les personnes qui participaient au presidio ne venaient pas uniquement pour lutter contre le TAP, mais pour combattre une vie qu’ils n’avaient pas choisie, et ils luttaient donc aussi pour une vie meilleure. Ils embrassaient ce qu’ils avaient toujours voulu embrasser : la communauté. Parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus guère de communauté. Chacun pense à lui-même ou, au plus, au bien-être de sa femme, de son mari, de son fiancé, de ses enfants. Mais nous, dans ce contexte, on s’est liés étroitement avec des gens qui voulaient faire quelque chose de bien pour tout le monde, pour la communauté, pas seulement pour se libérer individuellement ou pour lutter contre le TAP, mais pour lutter contre ce système, qui veut que nous vivions seuls, séparés les uns des autres. C’était ça qui était beau.

[…]

Lucia : Moi, j’habite relativement loin, vers Santa Maria di Leuca, à l’extrême sud du Salento. J’avais déjà entendu parler du TAP, mais d’une manière très superficielle. J’ai toujours été très sensible à l’écologie, je pense que c’est une priorité, surtout pour nous dans le sud de l’Italie, parce que l’environnement et la santé sont les deux faces d’une même médaille. J’ai toujours souffert du fait qu’il n’y ait pas d’espace ici où on puisse exprimer ces idées-là, alors que nous sommes vraiment la poubelle de l’Europe. Ça n’a rien a voir avec la France ou l’Allemagne. Dans notre province, où tant de gens meurent à cause de la pollution, les médecins disent qu’il ne faudrait rien rajouter de plus. Il faudrait, ici aussi, comme au Val Susa, créer des comités dans tous les villages tellement il y a de problèmes. Chez moi, on a les forages pétroliers, ils les ont autorisés sur toute la côte adriatique. À Taranto, c’est carrément délirant, on a le taux de pollution industriel le plus haut d’Europe : il y a les poussières de l’ILVA, un énorme complexe sidérurgique, mais il y a aussi une cimenterie, une raffinerie, un incinérateur… Quand il y a du vent, tu dois fermer les fenêtres, il y a beaucoup d’enfants mal-formés, de maladies, on a le record d’Europe des cancers, on voit même des enfants de quatre ans qui en sont atteints… Certains jours, ils ferment les écoles tellement c’est dangereux de sortir de chez soi. Il faudrait fermer ces entreprises. D’autant que la dépollution donnerait plus de travail que l’usine…
Il y a aussi des décharges toxiques dans des coins magnifiques : près de Brindisi, par exemple, tu crois être dans l’endroit le plus sauvage qui soit, et en fait c’est contaminé. Il y avait bien une autorisation d’enfouir des déchets normaux, mais la nuit ils déversaient aussi des déchets toxiques. Et on en découvre encore, de ces décharges. Un mafieux repenti a avoué il y a trois ans avoir réalisé ce type d’enfouissement de déchets dans mon village. Il y a des villages où l’usage de l’eau du robinet est même interdit pour la cuisine et pour la vaisselle, tellement elle est polluée. Donc ce n’est pas seulement la question du TAP, chaque jour, tu te lèves et tu apprends qu’une femme de ton entourage, de 30 ou 40 ans, est tombée malade. Alors tu peux avoir des potes, un travail, mais si tu meurs à 30 ans pour des choses qu’on pourrait résoudre assez facilement, quel sens ça a ? Donc quand j’ai vu à la télé locale, une semaine après le début des travaux, des images de ce qui était en train de se passer à San Foca, j’ai tout de suite écrit un message à mes amis qui étaient là-bas, et je leur ai demandé si on pouvait venir. Dès ce jour-là, je n’ai cessé d’y retourner, parce que j’ai été touchée quand j’ai vu cet énorme chantier avec tous ces oliviers au milieu. Pour moi, l’olivier est un symbole de la culture salentine, c’est vraiment au niveau sentimental, alors quand j’ai vu de mes propres yeux ce monstre parmi ces arbres dont il ne devait plus rien rester… j’y suis retournée, jour après jour.

[…]

Giacomo : Lors de la manifestation de San Foca, c’était plus... spontané. On était peu, 54 exactement, et il faisait un temps atroce. On a marché jusqu’à l’entrée principale du chantier, mais elle était bloquée par un nombre important de policiers, et on ne savait pas très bien ce qu’on allait faire. Certains se disaient : « On a marché jusqu’ici, c’est pas pour s’arrêter juste devant l’entrée ! » Des jeunes qui connaissaient bien la zone m’ont dit : « Nous on connaît la route pour arriver au presidio. » Alors on a commencé à courir dans la campagne et à sauter les murets ; les flics devenaient complètement fous, ils ne s’y attendaient pas du tout. Je me rappelle d’un chef dans sa camionnette qui criait : « Porco dio ! Frappez, frappez ! » Nous on devait sauter, sauter, sauter, et se dépêcher parce qu’ils nous poursuivaient. On a réussi à aller jusqu’à la tour de San Basilio. Là, tout le monde souriait, parce que ça faisait un mois qu’on n’arrivait plus à entrer dans cette zone. Je courais avec le sourire aux lèvres parce que je me sentais libre, même avec un hélicoptère au-dessus de moi, mes camarades qui tombaient, les flics qui nous poursuivaient, les camionnettes... Je me sentais libre comme jamais parce que je faisais quelque chose de juste, j’étais en train de courir vers mon presidio, vers le lieu qui m’avait accueilli pendant presque une année, je ne faisais rien de mal. On a couru jusqu’à ce qu’on arrive devant les grandes grilles, on était à vingt mètres du presidio, et là une pluie de lacrymogènes s’est abattue sur nous, et on s’est enfui, parce que la police arrivait derrière nous et qu’on était acculés. La seule chose à faire, c’était de s’enfuir à travers champs. C’est là que la chasse à l’homme a commencé. On était entourés de flics, il en sortait de tous les côtés. On courait comme si demain n’existait pas, on aurait dit des sprinters, c’était plein de ronces et on essayait de les éviter. À un moment, il y avait le commissaire juste derrière nous qui nous jetait des pierres, c’était hallucinant, et on a couru jusqu’à ce que les ronces soient trop denses ; les jeunes se jetaient dedans pour essayer de passer au travers, mais ils nous ont encerclés et attrapés.

Lucia : Ils ne s’attendaient pas à devoir arrêter autant de monde, ils n’avaient pas assez de menottes. Ils étaient très énervés, car l’un d’entre eux s’était cassé les côtes en tombant d’un muret. Comme ils n’avaient pas d’endroit assez grand pour nous enfermer tous, ils nous ont dispatchés entre les carabiniers, la DIGOS, la police… En deux ou trois heures, une solidarité incroyable s’est organisée, une cinquantaine ou une centaine de personnes sont arrivées devant chaque caserne ou commissariat et ils ont commencé à mettre un bordel incroyable… Le chef de la police devenait fou, il hurlait : « On va faire sortir ceux qu’on a à l’intérieur pour faire entrer tous les autres ! » Les premiers ne sont sortis qu’au bout de dix heures, mais les gens dehors ont tous attendu avec de quoi manger et boire jusqu’à la libération du dernier interpellé.

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