Focus Blocus Gaza 3 : La nuit tombe

Arthémis Johnson

paru dans lundimatin#491, le 6 octobre 2025

Dans ce troisième volet de Focus Blocus, Arthémis Johnson évoque ses correspondances avec des Gazaouis, pense la Comtesse de Ségur et à ce que cela signifie de vivre dans un territoire où toutes les bibliothèques ont été rasées ou pulvérisées.

Toute la petite équipe est dispersée. Il y a F qui est à D*** et qui vit dans une pièce. Je ne sais pas si elle est seule ou si elle est avec son père. Il y a N et H qui sont à N***. N m’écrit que les conditions sont très difficiles. Elle m’écrit les conditions sont extrêmement difficiles. Il n’y a pas d’électricité, très peu d’eau, l’accès à Internet est très instable, et les bombardements ne cessent jamais. Mon petit H essaie de sourire, mais même son innocence ne comprend plus ce chaos autour de lui. Le petit H, c’est son fils. Je crois que H et N attendent un autre enfant. Je n’ose pas penser à ça. Les bombardements sur la ville, les tracts jetés du ciel sur leur tête dans la mer pour dire de partir, les immeubles en ruine, tout le monde sur la route. J’ai fait la connaissance avec N à coup de petits messages il y a six mois environ. Une fois j’ai cru qu’elle flanchait et je lui ai demandé de m’écrire, je lui ai dit que je conserverai tout ce qu’elle m’écrirait désormais. Et elle m’a écrit effectivement : elle m’a écrit qu’elle ne flancherait pas.
Memento blocus.
Ils ne flancheront pas. Je sais que Macha, elle, discute beaucoup avec S qui est aussi une très jeune fille. Une très jeune fille qui s’occupe d’un nombre invraisemblable de gamins auxquels elle fait la classe. Des images absurdes de la Comtesse de Ségur flottent quand Macha dit ça, ça tient au petit ton spécial qui est celui de Macha quand elle parle, un ton qui est un ton de légère duchesse. Malheureusement, Madame de Fleurville des Malheurs de Sophie n’arrive jamais dans Gaza avec sa petite maison toute équipée pour tous ses bons pauvres qui crèvent de faim. La lingerie. La vaisselle. Je me souviens de la passion avec laquelle je lisais comment Madame de Fleurville faisait le bien aux pauvres mais, à Gaza, elle ferait comment avec sa jupe et ses crinolines, avec sa dînette, Madame de Fleurville ? Macha écrit à S de lire des histoires aux enfants le soir. Pour combattre le bruit des bombes. Oui, c’est une idée, elle a raison, je ferais ça aussi, la voix contre les armes, si j’étais avec des enfants à Gaza. S et les enfants ont perdu leur petit jardin en partant vers le sud. Leur maison bombardée, dans les ruines, ils avaient fait un petit jardin, Gaza, croissant fertile. Cette perte dans l’océan des pertes préoccupe beaucoup Macha, elle me répète très souvent qu’ils n’ont plus accès à leurs légumes dans leur petit jardin, c’est vraiment chiant, « c’est vraiment, vraiment, chiant, Arthémis. » C’est comme ça, dans la nuit, duchesse ou pas duchesse, on se fixe sur des « petits » morceaux de ruines qui se détachent pour grandir démesurément dans le noir qui grandit en plus par-dessus, lui aussi, et, au bout du compte, ça fait beaucoup de noir et de ruines et de pertes dans l’air. Noir Gaza. Moi, j’ai « détaché » que N et H vivaient avec 30 personnes dans un appartement, qu’ils n’avaient plus de place pour rien faire, dormir, manger, ni même respirer. Je plaque des images que je trouve sur les réseaux sociaux sur toutes ces rares paroles qui percent le noir. Les problèmes de wifi, c’est ça, c’est le couvercle qui se referme en plus sur leurs gueules à toutes et à tous. Toute l’équipe qui vit de l’autre côté d’elles et eux là-bas à Gaza est très déprimée. Chacun essaye de penser à autre chose mais ce n’est pas tellement possible. Et moi aussi, je suis tombée dans la soupe de Gaza, ça y est, j’admire ce peuple que je trouve si littéraire puisque je ne fais que correspondre avec quelques-unes d’entre eux qui sont comme moi passionnés par le répertoire des bibliothèques que nous avons commencé toutes et tous ensemble à rassembler, de chaque côté de la frontière, toutes ces bibliothèques qui ont disparu dans le noir, détruites, réduites en poussière, pulvérisées, il y a déjà longtemps. Dès octobre 2023, les universités, les archives, les bibliothèques étaient visées. Je me suis intéressée à ça et je ne sais même plus pourquoi. Peut-être parce que le père est né en 1930 et qu’il me racontait qu’enfant, pendant la guerre, ils avaient très peu de papier, ils écrivaient sur les feuilles dans la marge à la verticale et à horizontale à l’école, il n’y avait plus de blanc, ils écrivaient partout sur la feuille. C’est lui, le père, qui m’a fait lire cette tordue de Rostopchine, la Comtesse de Ségur. Oui, c’était ce qu’on lisait en 1940 en France, on lisait la Comtesse de Ségur. Je veux pas renier la Comtesse de Ségur. J’ai passionnément aimé Sophie qui faisait toutes les conneries de la terre même si elle manquait de rien Sophie. Sophie avait de quoi manger, de quoi s’habiller, jatte de lait frais, brioche, pain gourmand, contrairement à N, H, F, S, S, M, et le petit H dans noir Gaza. Mais parfois, Sophie aussi, injustement, elle était enfermée dans le noir, elle aussi, elle avait droit à rien, rien, pain sec, noir, eau, et elle se faisait battre, elle se faisait humilier ; elle pleurait, elle gémissait, enfermée dans le petit cabinet noir, et j’étais avec Sophie, avec elle dans le petit cabinet noir. Tous les jours, je suis contente que le père soit mort avant pour pas connaître ce qui se passe là-bas. Pour pas souffrir que la guerre recommence pour d’autres ? Oh mais surtout, il aurait été capable de dire qu’ils l’ont bien mérité, tous ces Arabes. Le père, oui, il aurait sans doute aussi été bien lobotomisé à la sauvage comme tous ces autres qui ont avalé tout ce qu’on a bien voulu leur faire avaler au moyen de cette immense campagne de propagande qui les a empiffrés de peur. Moi aussi, j’ai eu peur au début, à l’automne et l’hiver 2023, le premier automne, le premier hiver, je faisais attention, je faisais très attention, tout le monde autour de moi faisait très très attention, c’est fou, quand on y pense, toute cette peur qu’on avait tous ensemble. Je me souviens d’une pas très fine qui me disait « mais tout le monde est pour Gaza, écoute ». Dès que je disais un mot pour Gaza, elle disait « les victimes du 7 octobre aussi, n’oublie pas ». Elle aussi, elle avait peur, elle avait tellement peur que même dans les échanges privés elle faisait la police de la pensée. Memento Blocus. Toute cette peur de dire quelque chose de mal ou de penser quelque chose de mal, et tout ça à cause de décérébrés qui se sont connement réjouit du 7 octobre devant l’écran de leur petit téléphone en s’imaginant que c’était une guerre de libération qui commençait alors que c’était au contraire une guerre d’enfermement, un blocus mortel qui fondait sur les femmes et les enfants à grands coups d’ailes noires pour les tuer. Mais maintenant, 7 octobre ou pas, on les emmerde tous, et on les emmerde à voix haute tous ces connards, là-bas, dans leurs grosses machines qui détruisent tout, qui tuent tout ce qui bouge, qui tuent tout ce qui bouge pas pour tuer la terre, pour tuer l’eau, pour tuer l’air. Ils pourraient être Normands ou je ne sais qui d’autres, Bouddhistes, Bretons, Japonais, Aveyronnais,… Ça changerait rien, les criminels, on s’en fout de qui ils sont, ce sont plus que des criminels, oui, je me le dis plusieurs fois par jour que je les emmerde tous ces connards qui exultent en pilonnant tout, en pilonnant les vieux et les jeunes, les enfants, les animaux.

Arthémis Johnson
5 octobre 2025

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