Une bonne vingtaine d’années plus tard, je visite l’exposition consacrée à l’Allemagne des années 1920 au Centre Pompidou. De très nombreuses photographies d’August Sander ponctuent l’exposition. Au sein des Hommes du XXe siècle, son vaste panorama social et politique de l’Allemagne des années 1920, Raoul Hausmann apparaît à plusieurs reprises, notamment dans le portfolio “Femme et Homme”, le torse nu et saillant, encadré par deux femmes. À gauche, Hedwig Mankiewitz, son épouse. À droite, dans une robe aux accents constructivistes, Vera Broido.
En regardant ce visage et ce corps habillé, en interrogeant ce nom, je comprends qu’il s’agit de la femme aux ailes, mais aussi de ce même corps nu, étalé et contorsionné sur le sable d’Allemagne du Nord, dans une série de photographies prises par Hausmann au début des années 1930. J’ai alors le pressentiment que cette femme est russe, et qu’elle a beaucoup à dire.
Vera Broido est bien née russe, dans une famille de juifs révolutionnaires. Son existence et toute son enfance sont le produit de la révolution. Ses deux parents, Eva Gordon et Mark Broido, sont issus du même shtetl, situé dans l’actuelle Lituanie, et parviennent tous deux à échapper à la condition faite aux juifs dans l’Empire russe et à la zone de résidence où ils sont confinés. À Saint-Pétersbourg, à l’orée du XXe siècle, ils se retrouvent dans les cercles révolutionnaires qui promeuvent l’éducation du prolétariat de la première ville industrielle de l’Empire.
Vera naît en 1907, entre deux révolutions et deux exils. Ses parents avaient déjà connu une première déportation politique en 1901 en Sibérie, réussi à s’en échapper, parcouru quelques capitales européennes et rencontré à Zurich les leaders révolutionnaires russes en exil (Plekhanov, Lénine, Martov et Axelrod), déjà agités par la scission entre bolchéviks et mencheviks. Le couple Broido intègre les rangs de ces derniers. Revenus en Russie en 1905, ils ne parviennent à rejoindre Saint-Pétersbourg en proie aux événements révolutionnaires qu’au mois d’octobre. En 1914, Eva Broido qui, contrairement à son mari, a choisi la cause internationaliste et s’oppose à l’entrée en guerre de l’Empire russe, est à nouveau envoyée en exil en Sibérie. Sa fille la suit et fait la découverte émerveillée d’un monde qu’elle s’attache à rendre dans ses détails les plus triviaux et sensuels : celui de la nature et de la paysannerie sibériennes, généreuse et accueillante en été, menaçante au moment du dégel, quand l’immense fleuve que l’on emprunte en traîneau menace de céder, et que les loups rôdent.
Mais il faut rentrer précipitamment : une nouvelle révolution a éclaté à Petrograd. Vera n’a que dix ans et constate avant tout que ses parents sont absents, absorbés par leurs activités politiques – Mark au soviet de Petrograd, Eva au comité central du parti menchévik. Après le coup d’État bolchévique d’octobre, les espoirs d’une organisation démocratique de la société s’amenuisent et l’opposition de gauche est de plus en plus muselée. Aux côtés de sa mère, qui siège au comité central du parti menchévik, Vera connaît le Petrograd rongé par la faim pendant la guerre civile. Eva Broido se résoud à un nouvel exil hors de Russie, et en 1920, mère et fille passent illégalement la ligne de front et parviennent à retrouver Mark Broido à Vienne.
Ils rejoignent bientôt la cohorte d’exilés russes à Berlin, et c’est tout une communauté menchevique qui s’y reconstitue, avec ses réseaux d’entraide et ses journaux. La vie familiale, animée des nombreux dîners en présence de militants et d’intellectuels, à laquelle Vera a toujours aspiré, s’installe, mais en 1927 Eva Broido décide de retourner en Union soviétique pour y reconstituer le mouvement menchévik : elle ne reviendra jamais, et Vera devra attendre la chute de l’URSS pour apprendre que sa mère a été exécutée en 1941 par le régime stalinien.
C’est aussi en 1927 que commence une nouvelle existence pour Vera Broido : elle rencontre lors d’une soirée berlinoise Raoul Hausmann, l’un des fondateurs de Dada Berlin, artiste prolixe et polymorphe, dont elle devient la deuxième compagne. De cette époque datent les multiples clichés de son corps nu, épaules, fesses et nuque inlassablement saisis par Hausmann. Elle relate avec humour et affection ses rencontres et échanges avec des proches d’Hausmann (Johannes Baader et Kurt Schwitters, dont elle fait des portraits saisissants) mais dit bien peu de cette étrange relation qu’elle noue avec Hausmann lui-même, de vingt et un ans son aîné, et la fin de leur relation (qui est aussi la fin de l’ouvrage) alors qu’ils se sont réfugiés à Ibiza, est ainsi très brièvement évoquée : “C’était une vie aussi idyllique que possible. Pourtant, sa perfection même me fit comprendre à quel point ma propre vie était imparfaite et fausse. Il était temps de reconnaître, enfin, que j’avais commis une erreur. Au début de l’été 1934, je quittais Ibiza et Raoul”.
Fille de la Révolution, publié en 1999 en Angleterre, est donc un regard sur le passé, certainement plus sur un monde et des personnages disparus que sur sa propre jeunesse. Comme si Vera Broido se préoccupait plus de restituer le cadre, profondément heurté par l’histoire, qui avait été celui de son parcours, que son propre parcours lui-même.
Après son arrivée à Londres en 1934, nous ne savons plus grand-chose de sa vie. Elle épouse en 1940 l’universitaire Norman Cohn, spécialiste du millénarisme, dont elle aura un fils, Nik, célèbre rock critic [1]. Elle publie d’autres ouvrages, à la fois personnels et analytiques, marqués par une volonté de restituer la mémoire du mouvement révolutionnaire russe, notamment Apostles into Terrorists (1978), une étude sur les femmes révolutionnaires sous Alexandre II, et Lenin and the Mensheviks (1987), qui retrace l’histoire de cette branche méconnue du marxisme russe. Mais c’est avec Fille de la Révolution qu’elle livre le récit le plus intime de son itinéraire.
Vera Broido a choisi d’écrire en anglais, pour des raisons que l’on peut facilement s’imaginer : elle vivait déjà en Angleterre depuis une soixantaine d’années. Elle écrit donc avant tout pour un lectorat anglophone, qui ne partage pas nécessairement une connaissance intime de la Russie prérévolutionnaire et révolutionnaire. Pourtant, son récit regorge d’expressions et de concepts qui ont une résonance particulière pour ceux qui ont grandi dans cette culture. Sa syntaxe, parfois influencée par les structures slaves, sa solennité, les russismes qui affleurent – tout cela fait de son texte un espace d’entre-deux.
Ce phénomène est bien connu chez les auteurs bilingues ou exilés. Brodsky, Nabokov, ou encore Eva Hoffman, beaucoup ont évoqué cette sensation de décalage que l’on peut ressentir en écrivant dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle : “In Polish, my sadness was deep and full ; in English, it is a shadow of itself.” [2]. L’expérience d’Eva Broido est colorée par des nuances uniques propres au russe. Il fallait donc la traduire en gardant en tête que toute langue porte à la fois une mémoire collective et une mémoire propre à son locuteur ; capter la musique de l’original sans tomber dans la translittéralité. Ainsi, Nevskii Prospekt est devenu la Perspective Nevski, absurdité grammaticale qui allie deux termes de genres différents mais couramment utilisée en français ; les mots comme petch ou pirojkis résistent à la traduction, tant ils renvoient à des références culturelles précises intraduisibles – ils sont donc maintenus tels quels mais les pirojkis nécessitent une courte explication entre parenthèses, au risque de couper la fluidité de la lecture avec un renseignement trivial (et pourtant crucial quand on comprend à quel point Vera a pu souffrir de la faim) sur ces “chaussons fourrés à la viande”. Un autre exemple de l’empreinte russe est l’opposition entre les individus et un concept plus large, que l’on retrouve dans des tournures typiques de la prose russe : “Tous ne furent pas à la hauteur de ce grand idéal, mais l’idéal lui-même survécut”. On pense à Tourguéniev qui, dans Pères et Fils, emploie souvent des constructions de ce type : “Les hommes passent, mais les idées demeurent”. Le trait le plus russe de Vera Broido, cependant, est sans doute dans la description presque théâtrale de certains événements, qui rappelle la grande tradition des mémoires russes (comme ceux de Nadejda Mandelstam ou Nina Berberova) : “La catastrophe inévitable se produisit en janvier 1901, lorsque tout le groupe fut rassemblé, emprisonné et envoyé en exil dans le coin le plus reculé du nord-est de la Sibérie”. Cette “catastrophe inévitable” évoquée presque en passant, rappelle un fatalisme propre à la culture russe. “Ils étaient revenus pleins d’idées nouvelles, impatients de les voir mises en œuvre. Ils payèrent cher leur audace”, dit-elle encore, assénant dramatiquement cette deuxième phrase plus brève. Néanmoins, que ce soit dans l’évocation de moments dangereux – tels que la traversée du fleuve Ienisseï gelé, des loups poursuivant leur troïka, ou le passage des postes de gardes-frontières en zone de guerre en Pologne – ou de moments chargés d’importance affective, comme lorsqu’elle raconte s’être éprise de Martov à Berlin, Vera s’exprime sans pathos, dans une volonté de restituer précisément ses souvenirs. Il semblerait qu’arrivée à la fin de sa vie, en mettant ses souvenirs sur le papier, elle voudrait n’en garder que la douceur, sans renier leur gravité.
Nous avons donc cherché à préserver cette tension entre deux langues, deux époques, deux mondes. Pour citer Umberto Eco, “la langue de départ et la langue d’arrivée ne disent pas la même chose, mais elles peuvent dire presque la même chose [3]”.
Ce texte est principalement un hommage à sa mère Eva, cas à la fois singulier et exemplaire de ces femmes révolutionnaires russes qui dédièrent leur vie entière – jusqu’à lui donner une nette dimension sacrificielle – à leur idéal politique. Le premier ouvrage auquel se consacre d’ailleurs Vera Broido, dès 1967, est la traduction en anglais du manuscrit original russe des Mémoires de sa mère, retrouvé à la Hoover Institution de l’Université de Stanford [4]. Au-delà de sa mère, c’est tout le mouvement menchévique qui est salué, lui qui fut constitutif du mouvement révolutionnaire russe à partir de la fin du XIXe siècle et qui joua un rôle central dans deux révolutions – celles de 1905 et de février 1917. Mais le texte de Vera Broido a ceci de particulier qu’il n’est pas celui d’une militante révolutionnaire. C’est, véritablement, une enfant de la révolution qui assista aux événements, à distance, en les comprenant partiellement mais en les ressentant directement dans sa chair (sa croissance osseuse fut gravement affectée par le manque de nourriture pendant la guerre civile). Significativement, son texte s’interrompt quand sa première jeunesse prend fin, qu’elle cesse de suivre les autres et rompt avec une existence qui ne lui convient plus. C’est du moins ainsi qu’elle le présente. Dans des propos plus tardifs, elle précisera n’avoir jamais été une muse passive, mais plutôt en opposition constante à l’autorité masculine d’Hausmann : “Ce que je voudrais bien souligner, c’est que quand je qualifiais de ‘merveilleux’ quelque chose qu’il avait fait, ce n’était pas par aveuglement amoureux, au contraire, j’étais hostile, rebelle, toujours critique et je jugeais son travail. C’était contre mon gré que je fus conquise par son immense talent ; c’était incroyable [5]”. La relation qu’ils entretinrent prend une tournure plus intrigante encore à la lecture d’un texte qui apparaît en partie comme un pendant de Fille de la Révolution : Hylé, projet démesuré de Raoul Hausmann, aux confins de l’autobiographie à clé et de la digression philosophique, le tout dans une tentative de réinvention fondamentale du langage [6]. Une sourde guerre des sexes se livre sur l’île d’Ibiza : sous le nom d’Ara, Vera y est omniprésente dans sa volonté croissante d’échapper psychiquement et physiquement à Gal / Hausmann. Il y a là, en plus des photographies, un ambigu monument, égocentrique, sexiste et revanchard, à Vera Broido. Un certain vertige prend le lecteur quand il y cherche, bien vainement, la vérité de ce qu’elle put être.
Anne Foucault
Maria Matalaev