Fêtes et soulèvements

Des Diggers de San Francisco aux courses de caisses à savon contre la construction de l’A69
Dietrich Hoss

paru dans lundimatin#384, le 22 mai 2023

Le 22 avril 2023, à l’appel des Soulèvements de le Terre, plusieurs milliers de personnes se réunissaient près de Toulouse pour s’opposer à la construction d’un nouveau tronçon autoroutier. Dietrich Hoss a noté que plusieurs manifestants rechignaient à adopter des modes de contestation peut être plus festifs qu’à l’accoutumée. L’occasion pour lui de revenir sur un certain nombre de pratiques historiques, qui, bien que plutôt joyeuses, ne manquaient ni de radicalité, ni d’efficacité.

Il semble qu’il y avait quelques camarades mécontents de l’organisation de l’évènement ce jour-là, qui disaient que celui-ci ressemblait à un « Jeu Intervilles », qu’ils ne savaient pas pourquoi ils étaient venus. Je n’étais pas là et je ne peux me faire une idée qu’à distance, à base des reportages et images diffusés par les médias. Mais je crains que de telles critiques risquent de jeter le bébé avec l’eau du bain. Certes, il n’y avait pas à cette occasion de formes d’expression de rage et de colère particulièrement violentes contre la l’agressivité provocante du projet en cause. Mais il s’est construit –pour un moment éphémère seulement, c’est vrai- un mur en corps et en pierres, fondement d’un barrage à fortifier prochainement. C’était une réappropriation de la fête et de la joie, trop longtemps déjà confisquées sous de formes abêtissantes par l’industrie du divertissement toute-puissante. Dans une telle action, on commence par redécouvrir la fête comme source de solidarité et arme de résistance. Les peaux de bananes pouvaient être comprises comme la métaphore d’un terrain glissant, entre rencontre festive et révolte déterminée.

Un hasard (objectif ?) a fait que le jour même de la manifestation j’ai découvert l’excellent livre de Alice Gaillard Les Diggers qui évoque merveilleusement, en détail, la démarche de ce groupe de militants artistes, qui a commencé comme compagnie de théâtre, le Mime Troupe, dans le contexte des années soixante insurrectionnelles. J’avais gardé de ces années une certaine idée vague concernant les Diggers, particulièrement intéressants vu leurs inspirations, de Marcuse au situationnisme, mais sans connaître leur rôle déterminant dans les évènements de l’époque. Voici un extrait du livre qui mérite notre attention vu le contexte actuel.

L’occupation du quartier Haight Ashbury ( San Francisco) en 1966 [1]

Le point de départ est un « spectacle prévu le 16 décembre 1966, une grande parade intitulée Death of Money, Birth of the Haight [Mort de l’argent, naissance de Haight]. Il s’agit à présent de mettre en scène leur [des Diggers] critique de l’argent.

Tout commence vers 17 h. Un groupe distribue aux passants toutes sortes de petits objets : sifflets, rétroviseurs d’automobile, fleurs, sucettes, bâtons d’encens, bougies et panneaux avec écrit « NOW ! ». Puis la parade arrive : des personnages à têtes de bois défilent, le S barré du dollar brandi sur des pancartes, suivis par quatre personnes déguisées en animaux géants portant un cercueil avec à l’intérieur des énormes pièces de monnaie, chantant sur l’air de la Marche funèbre de Chopin, le célèbre tube des Supremes :« Get out my life, why don’tyou want babe ? » [Sors de ma vie, ne veux-tu pas, bébé ?]. Bien que Ron Davis n’approuve pas que ses acteurs participent à ce genre de spectacle, pensant que sa compagnie se détourne de son action initiale, de nombreux membres de la Mime Troupe sont de la parade. Répartis en deux groupes, chacun sur un trottoir, ils entonnent des « Oooooh ! » d’un côté, suivis par des « Aaaaaaaah ! » de l’autre, puis le premier « Ssshhhh » et l’autre « Be coooool ! »Et ainsi de suite pendant que les passants, de plus en plus nombreux, participent à leur tour en soufflant dans leurs sifflets, en jouant avec les rétroviseurs à refléter le soleil d’un côté à l’autre du trottoir pour symboliser aux badauds qu’ils sont en train de regarder eux-mêmes. La parade ne tarde pas à bloquer le trafic. Soudain, les Harleys des Hell’s Angels fendent la foule. Harry Henry, l’une des figures les plus connues des Hell’s de San Francisco, en tête, porte debout à l’arrière de sa moto Phyllis Willner, une jeune New-Yorkaise de seize ans débarquée parmi le groupe des Diggers depuis quelques jours, toute de blanc vêtue et cape au vent, brandissant un panneau NOW ! et criant « Freeeeee ! » Puis quelqu’un lance : « La rue appartient au peuple ! » et la police débarque. Plus facile de s’en prendre à un seul qu’au millier de personnes réunies, les policiers arrêtent Hairy Henry, parce qu’il est interdit de porter une personne debout sur une moto. Un autre Hell’s, Chocolate George, tente de s’interposer : les deux sont embarqués et conduits au poste. Comme un seul homme, la foule avertie de l’arrestation se dirige vers le commissariat, guidée par le poète beat Michael McClure, au cri de « rendez-nous George, rendez-nous Hairy Henry ». Le cercueil, symbole de la mort de l’argent, sert finalement à récolter de vraies pièces, rapidement rempli de plus de 300 dollars qui servent à payer la caution. Chocolate George est libéré, Hairy Henry, au casier judiciaire déjà fourni, est maintenu en détention préventive. Les Hell’s Angels, touchés par la rapidité avec laquelle les Hippies ont donné leur argent pour aider leurs frères, promettent à la foule d’organiser une super fête pour le nouvel an au Panhandle.

Cette transformation du cercueil qui d’abord symbolise la mort de l’argent pour après servir à la récolter, si elle démontre la force d’improvisation des Diggers, capables de guider une foule en fonction des circonstances, n’est pas sans révéler les ambiguïtés de leur rapport à l’argent. « D’un côté, les Diggers souhaitent une vie libérée de l’échange monétaire, de l’autre, leur philosophie de la liberté individuelle leur impose d’utiliser l’argent dans des situations sans autre alternative dans le but de ‘libérer son énergie’[ Bradford D.Martin] ».

Quoi qu’il en soit, sur le terrain riche en énergie libératrice de Haight, une provocation carnavalesque peut se transformer, grâce à la réaction prévisible et indissociable des bien nommées « forces de l’ordre », en séquence politique émancipatrice voire révolutionnaire. Une foule de jeunes, plus ou moins vagabonde et hilare, fumant et chantant « Death of Money » se mue en cortège de manifestants prêts à assiéger, même pacifiquement, un poste de police, à imposer une cotisation pour soutenir un des leurs et par là-même nouer une alliance avec un autre groupe social potentiellement rebelle. C’est quand le cadre de référence disciplinaire de la société américaine patriarcale, se matérialise sous la forme emblématique du « flic » que le potentiel révolutionnaire des Hippies devient acte. Les Diggers sont la mèche mais tout Haight est en réalité la poudrière.

A travers leurs spectacles de rue, où la fantaisie s’affiche comme un élément déclencheur de la prise de conscience politique (une forme de propagande), les Diggers se posent en animateurs de la vie sociale de la communauté. Ces parades structurent la communauté, lui adressent des messages. Elles sont aussi l’occasion pour les Diggers d’imposer une autre notion cruciale : la territorialité. Bloquer une rue, un quartier et revendiquer que « la rue est au peuple », c’est prendre possession d’un territoire, le libérer. Peter Berg garde en tête le souvenir de la Commune de Paris, et pour lui Haight est similaire à Montmartre : le peuple tient un territoire, le libère et y affirme ses propre lois. Ici :« Everything is free, do your own thing » [Tout est libre et gratuit, fais ton propre truc]. « Bien sûr il y avait de l’opportunisme dans ce que nous faisions : le public de Haight Ashbury était déjà prêt à s’engager dans la transformation sociale et comportementale, vous n’aviez qu’à lui apporter le théâtre, lui amener la matière pour que les choses arrivent. » [Martin D.Bradford] Ce peuple de Haight Ashbury, mobilisable en quelques heures par quelques tracts distribués le matin, ameuté par le bruit et l’ambiance de la rue, se révèle « multitude » à travers le théâtre des Diggers.

Dans son livre, Alice Gaillard relate comment la vie quotidienne est prise en main dans le quartier Haight Ashbury par les habitants sur la base de la gratuité. Free food  : récupération des aliments chez les maraîchers aux alentours et les commerçants de la ville, préparation de plats en commun, distribution et consommation des repas collectives. Free stores  : dépôts de vêtements et d’objets d’ameublement où chacun et chacune peut donner et prendre selon ses besoins ; en plus, les free stores fonctionnent comme lieux de rencontres, où on discute, écoute de la musique, regarde des films, et même comme dortoirs d’urgence. Free clinic  : consultations et soins dispensés par de bénévoles. Il arrive même que les corbeilles de free money où on peut mettre et prendre de l’argent finissent brûlées lors de moments festifs de potlatch.

Cette forme d’occupation du quartier n’a duré que quelques mois, peut-être une année si l’on considère les luttes d’arrière garde contre le rouleau compresseur de la récupération par le commerce et l’industrie culturelle, la mode hippie, de la récupération idéologique par les médias et sectes ésotériques, contre la déchéance suite au trafic de drogues et la répression policière. Les protagonistes principaux des Diggers se sont repliés au commencement des années soixante-dix dans de fermes, avec une première orientation écologique qu’ils nommaient « Biorégionalism ».

Les héritiers directs des Diggers dans les zones urbaines furent les Black Panthers. Il y avait déjà des contacts directs entre Diggers et Black Panthers à San Francisco depuis 1967, un partage de lieux et de matériel (une imprimante par exemple). Les Panthers s’inspiraient des formes d’action des Diggers. En janvier 1969, ils annoncent le Free Breakfast Programm, la distribution gratuite de petits déjeuners aux enfants et organisent des ateliers de couture collective dans leurs quartiers.

Tout cela nous mène bien loin de la résistance festive contre une Autoroute. Néanmoins un tel rappel historique me semble important. Il fait ressortir la dimension festive et ludique comme facteur essentiel de la lutte, déjà bien présent dans la ZAD de Notre-Dame-de-Landes et que l’on a pu retrouver dans les gigantesques totems d’animaux qui menaient les cortèges à Sainte-Soline. dernièrement à travers les grands totems à la tête de cortèges de la manifestation à Sainte-Soline. Se replonger dans cette expérience des Diggers d’il y a un demi-siècle pourrait aussi souffler quelques nouvelles idées quant à ce qui est possible en termes de formes et de vies au coeur des zones urbaines de nos métropoles.
Que la fête commence !

Dietrich Hoss
Le 27 avril 2023

[1Alice Gaillard, Les Diggers, Révolution et Contre-Culture à San Francisco (1966-1968), L’échappée, 2014, p.71-74 ; voir aussi le film documentaire Les Diggers de San Francisco dont Alice Gaillard est co-autrice et pour lequel elle a rencontré la plupart des membres du groupe.

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