Fermez le capitalisme !

Une lecture de Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement d’Emmanuel Bonnet, Diego Landivar & Alexandre Monnin

paru dans lundimatin#341, le 30 mai 2022

Il n’est pas indifférent de noter que les auteurs de cet essai à six mains, mais composé de trois textes respectivement identifiés à chacun d’eux, sont tous trois professeurs dans une grande école de gestion et management, l’ESC Clermont Business School, où ils couvrent par leurs attributions ou spécialisations respectives le champ sémantique et pratique de la « science » managériale, science dont il est dit qu’elle « s’intéresse en priorité au pilotage de l’action collective finalisée » (p. 25) : innovation et entrepreneuriat (E. Bonnet), économie et humanités numériques (D. Landivar), redirection écologique et design (A. Monnin). La mention a son importance dans la mesure où les auteurs prennent place dans les réflexions actuelles en écologie politique en s’ancrant dans la réalité industrialo-managériale et en invitant à partir d’elle et contre elle à une prise de conscience pour un changement radical.

Précisément, argumentent-ils, les propositions écologistes sont absentes des champs de la recherche managériale (supplies studies, logistic studies, infrastructures studies) intéressés aux réalités qui trament le monde : organisations, business models, infrastructures, usines, centrales thermiques, chaînes logistiques (supply chains), qui constituent ce qu’ils nomment la « Technosphère ». S’il est nécessaire, urgent, vital, de rompre avec elle, ce sera à la condition de sonder les attachements qui nous lient à elle et qui font que nous en sommes de plus en plus, collectivement, dépendants. L’intérêt, et non des moindres, de ce petit ouvrage, trois fois dense, exploratoire sans doute, certainement programmatique et bénéficiant pour cela d’une pluridisciplinarité créative, est de vouloir se dégager du discours jugé paradoxalement hors-sol d’un écologisme prospectif, voire prophétique, et de tenter de mettre au travail, quitte à les tordre et les infléchir, des concepts-clés d’une nouvelle pensée de l’habiter déployée au sein du paradigme « anthropocénique » et portés par quelques fortes figures de la pensée politico-écologique contemporaine, en les confrontant à ces incontournables réalités : sous quelles conditions peut-on « devenir Terrestre » ? S’il faut « atterrir », n’est-ce pas dans un monde menacé de devenir inhabitable et inhabité, tant la réalité de la Terre se confond avec les ruines du Globe ? Quels sont les potentiels de rupture d’une politique des communs ? N’a-t-on pas un peu trop surestimé et magnifié le concept même de communs ? Ne faut-il pas interroger son socle ontologique ? S’il est légitime de se projeter dans le monde que « nous » voulons, n’est-il pas préalablement nécessaire de se demander de quel monde « nous » héritons ? Si l’on peut vouloir et espérer la composition d’un monde commun et pluriel, n’est-il plus « réaliste » de partir de la décomposition du monde, de le « déprojeter » pour être sans illusions devant l’épuisement du possible et la voie étroite réservée au futur. On l’aura compris, et les auteurs le posent d’emblée, c’est avec Bruno Latour écologiste, l’auteur en particulier de Où atterrir ?, qu’il souhaitent dialoguer considérant qu’il importe de prolonger son travail de « cartographie des attracteurs à l’heure de l’Anthropocène » à partir de la mise au jour de ses lacunes et de ses zones d’ombre.

Si l’ordre de lecture des trois textes est déclaré ouvert, je propose de suivre pas à pas celui du livre, de manière à comprendre comment l’articulation des trois est activée au regard de l’ambition avérée de la proposition générale du livre – soit, j’y reviendrai, « inventer une (anti-)écologie qui met les mains dans le cambouis » (quatrième de couverture et p.101). Alexandre Monnin, philosophe, pose dans sa contribution la notion clé de « communs négatifs », à partir de laquelle s’impose la nécessité de repenser devant l’Anthropocène la question de l’héritage. Elle s’appuie sur une double critique, d’une part de la proposition latourienne du « retour sur Terre » et du devenir « Terrestre », d’autre part, de l’analyse ostromienne des communs. S’agissant de la première, il en pointe deux absences notables, celle de l’énergie, et par conséquent du sous-sol, et celle de la Technologie [1], absence qui ne permet pas de comprendre comment le régime métabolique industriel qui a façonné le Globe et qui marque le début de l’Anthropocène est un régime minier (géocentrique, souterrain, chtonien), obérant à terme toute perspective « d’engendrement », condition de la vie sur Terre. En d’autres termes, la révolution scientifique et industrielle et la colonisation – produisant ce que l’on pourrait résumer par la notion d’extractivisme, terme que l’auteur n’utilise pas – ont façonné un Globe à ce point Hors-Sol qu’il s’est littéralement « crashé » sur la Terre. Il en résulte que nous vivons dans un monde en ruine, c’est-à-dire les ruines du Globe, avec ses sources d’énergie, ses infrastructures industrielles toxiques et ses « technologies zombies », toujours actives malgré la menace croissante d’inhabitabilité. Cette dernière catégorie, empruntée à José Halloy, désigne les modalités concrètes de la « machination » extractiviste de la Terre et s’oppose en tous points à celle des technologies vivantes : « zombies » car elles épuisent les ressources finies (non durables), elles reposent sur et valident l’obsolescence programmées (pas de durabilité en marche) ; elles accumulent leurs déchets (durabilité maximale des déchets). On peut donc comprendre que c’est cette rencontre du Globe et de la Terre qui fait la réalité de notre monde, une réalité qui ne peut être ignorée quand bien même l’appel de B. Latour à la composition d’un monde commun invite à l’inventaire de « ce à quoi nous tenons et dont nous dépendons ». La réalité indépassable est que nous vivons bel et bien dans un monde en ruines, au prix d’une redéfinition et d’une extension de la notion de ruine, laquelle comprendre autant des « ruines ruineuses » – les vestiges encore fonctionnels du Globe : les organisations, le business model, les supply chains… – que des « ruines ruinées » – les sols pollués, le pétrole, le CO2… (p. 28).

Penser ces ruines comme héritage nécessite de recourir à la notion de communs. Mais pour cela, il faut préalablement se démarquer de la conception des communs telle qu’elle émerge des travaux fondateurs d’Elinor Ostrom et de ses continuateurs et que A. Monnin qualifie de « bucolique ». En effet ancrée dans la référence en toile de fond aux biens communs des sociétés paysannes, cette conception présente le double inconvénient d’être économiciste et gestionnaire, en d’autres termes elle partage la même conception des ressources et de leur gestion que celle qui prévaut dans le monde avec lequel elle prétend rompre. S’il est vrai qu’elle a été augmentée de la prise en compte des non-humains, qu’elle a été mise en balance avec la notion d’incommuns, proposée par Marisol de la Cadena et Mario Blaser, pour prêter attention aux divergences dans le cadre d’une inséparabilité des ressources et des humains, il importe alors de poursuivre le geste ontologique – un geste de déplacement ontologique – qui consiste placer la négativité au cœur de la réflexion sur ce dont nous héritons et à l’interroger en tant qu’elle œuvre inévitablement et inexorablement au sein de réseaux de dépendance internalisés. En cela les communs négatifs se démarquent de l’externalité négative car ils ne sont pas accidentels, mais essentiels dans le tort qu’ils font subir : « pas de smartphone, par exemple, sans travailleurs esclavagisés, sans exploitation minière dans des conditions inhumaines, sans pollutions, sans contribuer à la déplétion des minerais, etc. » (p. 40). Les communs négatifs opèrent un glissement de l’accaparement à l’héritage, mais alors leur négativité reste à démontrer : « ils présupposent une lutte pour que soit reconnue leur valence positive ou négative » (p. 34). Deux implications en découlent. Premièrement, à différents types de communs décrétés négatifs correspond un type d’action spécifique : ceux avec lesquels il faut apprendre à vivre sans (charbon, pétrole, viande, plastique, voyages en avion, droit du colonisateur, business model, capitalisme et même État) appellent l’éradication, la désaffectation, le démantèlement progressif – leur négativité est systémique, aucun renversement possible n’est à attendre d’eux – ; ceux avec lesquels il faut apprendre à vivre avec, désormais (déchets nucléaires, terrils) appellent la mise à distance ; enfin ceux avec lesquels il faut apprendre à vivre avec, autrement (bactéries, espèces invasives), pour lesquels un renversement (d’une valence négative vers une valence positive) est possible. Deuxièmement, ces manières d’hériter des communs négatifs ne les réduisent pas à un traitement en termes de pharmakon, c’est-à-dire « comme poison, comme remède ou comme bouc-émissaire (exutoire) » (p. 46), mais ouvrent sur un « art de la destauration » [2]. Si l’instauration, concept que l’on doit à Etienne Souriau, vise à « intensifier l’existence » et à « faire passer une existence virtuelle, encore à faire, à l’état actuel », la destauration est alors le moyen par lequel résister à (vivre sans) ou vivre avec la négativité. De fait, la situation anthropocénique consiste davantage en un balancement entre instauration et destauration, pour autant, elle se caractérise par l’émergence d’un « art du défaire ». Parmi les termes utilisés – et les auteurs n’en manquent pas –, beaucoup sont construits avec le préfixe « de » indiquant le sens opposé, significatif, en l’occurrence du renversement souhaité de trajectoire et de l’objectif de fermeture du capitalisme. Une nouvelle langue se forme sur le contrepied de la novlangue managériale.

« Déprojection » est ainsi le maître-mot du texte d’Emmanuel Bonnet (sciences de gestion). Il désigne la réponse nécessaire à la fermeture du futur, définie comme un « épuisement du possible » (p. 59), et c’est, concrètement, un exercice qui doit mener à la « dé-organisation » du monde. Là encore est exprimé le pas de côté par rapport à la perspective latourienne compositionniste : on doit certes viser la composition d’un monde pluriel, mais on ne peut pas ne pas se rendre compte que la trajectoire projetée par le « Capitalisme Mondial Intégré » (Guattari) rend le monde inhabitable : il n’est plus un monde ouvert d’où toujours émergerait du possible. Or le monde-projet du capitalisme est un monde organisé, « orgocentrique », un monde tramé d’organisations qui sont censées assurer son habitabilité, soit des entités qui ont fait/font couler beaucoup d’encre, suscitent des théories, sont un objet de recherche déclaré sans que pour autant on puisse les délimiter autrement que comme les instances d’expression et de mise en œuvre de « l’activité humaine finalisée ». Comment, demande E. Bonnet, « une telle entité la fois banale et ontologiquement suspecte peut-elle persister dans ce monde de communs négatifs dont nous héritons » (p. 58) ? Une nouvelle enquête est pour cela à mettre en œuvre, non plus fondée sur la science managériale, c’est-à-dire appuyée sur un principe de finalisation dans une visée de composition, mais sur la compréhension première des héritages avec lesquels il faut… composer. En somme (savoir) composer importe moins que savoir quoi hériter. Ou alors, ce qui revient au même, spéculer sur le futur qui vient devra contenir « la composition avec les êtres qui menacent tous les autres » (p. 64). En cela, on aura beau viser un « monde cosmomorphe », selon le mot de Pierre Montebello, fondé sur « une ontogenèse des êtres reliés », « consistant » en un tissage de relation et pluriel en modes d’existence, on risque bien, si on n’y prend garde, de ne pas se défaire « des forces thanatologiques du capitalisme [qui menacent] la consistance de la Terre » (p. 64). Aussi devra-t-on tenir compte autant « des attachements et de nos valuations de ’ce à quoi nous tenons’ et ’par quoi nous tenons’ » que « de nos détachements de ’ce à quoi nous ne tenons plus’ et de l’inconsistance de ’ce par quoi nous ne tenons plus’ » (p. 65).

Empruntant à Deleuze la notion de « cliché » – un schème sensori-moteur qui donne l’impression de contrôler une situation qui déborde –, E. Bonnet y voit l’opérateur spécifique et le plus puissant du monde organisé, sur les concrétisations duquel l’enquête doit alors porter. Celle-ci se donnera pour tâche de montrer que le monde que les clichés projettent est en fait un « absentement du monde » : le cliché est un opérateur d’acosmie. Ce « monde sans monde » est sujet à « entreprisation », au sens où « l’entreprise y est devenue l’unique principe de réparation du monde lorsqu’il est cassé ». Dans le monde organisé, le remède à la désorganisation, ainsi celle qui nait de la globalisation, est la réorganisation : l’organisation est la boussole avec laquelle s’orienter dans un monde rendu ouvert et incertain. Tel est l’objet d’analyse des théories processuelles des organisations qui font de l’organisation la fin et le moyen de la recomposition toujours en train de se faire du monde : elles l’inscrivent dans la perspective sans fin d’un « devenir organisationnel ». Mais, avance E. Bonnet, « le monde n’est pas un projet à réaliser ni même une action collective à réaliser » (p. 80) pour la bonne raison de la présence des ruines manifestes et incontournables du capitalisme dont nous héritons, et dans et avec lesquelles nous devons apprendre à vivre. C’est donc là que s’impose, contre les clichés de l’innovation, un art ou une ingénierie de la déprojection : il s’instaure sur l’irruption du réel, dont la vision sans illusion ne laisse que peu de place pour un éventail de possibilités vers un monde désirable et habitable dans lequel pouvoir se projeter en toute confiance. Le monde est fermé parce que la voie du futur est étroite, parce que le possible est épuisé. Pas d’autre solution alors que de « fermer le capitalisme ».

C’est à la démonstration sans concession de cet objectif que s’attelle Diego Landivar, anthropologue, dans un texte qui, à sa manière et avec ses mots, ramasse la perspective ouverte, la voie du retournement – la voie « de- » –, par ses deux co-auteurs. C’est une perspective, avance D. Landivar, qui ébranle les prises critiques adressées à l’expansionnisme capitaliste. Dans un essai de cartographie, il montre qu’elles se distribuent selon deux axes, un axe patrimoine et un axe ontologique, et peuvent être respectivement continuistes ou discontinuistes. Pour le premier, ou la transformation du capitalisme ou son rejet : le capitalisme est soit un héritage dont il faut maintenir les finalités de développement, soit un « dark heritage » dont il faut faire son deuil ou avec lequel il faut résolument rompre (undercommons, néo-quilombos…) ; pour le second, ou l’idée que le monde offre une trame commune aux humains et aux non-humains, ce qui ouvre la voie à diverses postures écologistes : réformiste – développement durable, transition –, managériale voire reconnexionniste ; ou la prise discontinuiste ou révolutionnaire. Mais aucun de ces leviers ne suffit, n’est de taille à permettre d’affronter le capitalisme, car ce dernier est l’aboutissement d’un processus généralisé de colonisation/modernisation, profondément ancré, producteur d’objets quasi-éternels (le nucléaire, l’extractivisme, les activités de gestion) et de « modes d’organisation monopolistique et logistique des modes de subsistance humains et non humains » (p. 90), soit une Technosphère dont il est difficile de se détacher, face à laquelle des pratiques singulières (la permaculture par exemple) risque d’être inopérantes, et qui tend à monopoliser la production de futurs en fonction d’une ontologisation qui lui est propre (marchandisation, financiarisation, économicisme…). Aussi D. Landivar propose-t-il de penser hors des sentiers battus de l’écologie politique, qu’elle soit réformiste ou connexionniste, autant que hors de ceux de la révolution. Invitant à prendre exemple sur la capacité des communautés indigènes boliviennes, fortes d’une expérience de 400 ans de colonisation et de domination, à « digérer le capitalisme dans leur cosmologies » et en bâtissant « des stratégies décoloniales quotidiennes » (p. 92), il estime que « l’attitude face au capitalisme se doit être digestive, à la fois ’réaliste’ sur le plan des modes de subsistance et sans concession sur le terrain cosmologique et politique » (ibid.). À rebours d’une forte et actuelle tendance reconnexionniste, inspirée en particulier par le tournant ontologique, promouvant en particulier un relationnisme animiste, il plaide pour une écologie déconnexionniste : il importe moins d’interroger la relation humain-vivant que la relation humain-Technosphère (p. 95). « Pour se reconnecter à la trame de la vie, il faut se déconnecter, se détacher des trames qui nous lient aux ruines de la Technosphère » (ibid.). La Technosphère pèse littéralement tout son poids sur la Terre – une masse cinq fois plus importante que la biomasse, ont calculé des géologues –, soit une matérialité qu’il importe de démanteler, de déconstruire, de désassembler (Ibid.).

À cet effet, est convoquée une troisième occurrence de l’héritage et de la fermeture, soit une posture et sa méthode (p. 140). La première, selon D. Landivar, s’appuie sur quatre attributs fondamentaux : la continuité, le deuil, la charge et la responsabilité. La responsabilité est particulièrement importante en ce qu’elle s’impose, malgré nous, et impose d’avoir à gérer les « devenirs-ruine qui nous sont laissés » : involontaire, froide, lucide, attentive à accueillir le concernement de tous les peuples, démarquée de sa version appauvrie, popularisée dans la Responsabilité Sociale des Entreprises, elle se démarque d’une pensée écologique en termes d’impact, d’empreinte et de dette. La seconde se déploie en quelques gestes : cartographier les réseaux de « subsistance », c’est-à-dire d’attachement/dépendance ; se maintenir dans une micro-écologie sans vouloir trop rapidement monter en généralité et en abstraction ; engager une méthode d’enquête « opérant une torsion épistémique radicale de la théorie de l’acteur-réseau (ANT) et de la méthode pragmatiste ». Alors que l’ANT vise à révéler la relations d’enchaînement dans le monde en action, la « dark ANT » ou « ANT à rebours » repense les infrastructures de la Technosphère comme un monde à défaire. Ce renversement consacre l’opposition entre « l’hybride solaire de l’ANT » (l’innovation, le projet) et les hybrides zombies, quasi-effondrés (les chaînes logistiques, de production d’approvisionnement) ou échoués (les ruines, les terrils, les continents de plastique…) de l’ANT à rebours. Cette méthodologie dessine les contours de ce que D. Landivar appelle une « cosmologie de la fermeture » dont, encore une fois, la singularité est de prendre à contrepied le discours connexionniste. Là, on s’intéresse alors « à ce qui n’arrive pas », à ce qui est susceptible de bloquer : foin des innovations à l’infini, d’une économie volontariste du développement, accueillons « une sobriété cosmologique » (p. 118). On s’intéresse aussi « à ce à quoi on est prêt à renoncer », et ce faisant, on se rend réceptifs aux renoncements auxquels ont été contraints les peuples autochtones soumis à la domination colonialiste. En plaçant le renoncement au cœur de la fermeture, Landivar souligne la solidarité et la convergence du déconnexionnisme et de l’écologie décoloniale. Il se démarque par-là de la méthodologie autodescriptive des cahiers de doléance proposée par B. Latour – le projet du consortium « Où atterrir ? » –, en plaidant pour une attention aux « outils autochtones et décentralisés des descriptions cosmologiques que les collectifs, dans différents endroits du globe, expérimentent, designent ou utilisent pour cartographier leurs réseaux d’attachement et de subsistance face à des situations écologiques critiques » (p. 121).

Enfin la mise en perspective des effondrements serait incomplète si, parallèlement, elle ne documentait pas la manière dont les effondrements présents et à venir sont vécus par les agents même de la Technosphère, soit les entreprises et leurs patrons. Et c’est là que la redirection écologique dans un sens déconnexionniste que propose les auteurs se veut la plus radicale et percutante : en portant le fer au cœur de la Technosphère, c’est bien le capitalisme qui est visé, d’une manière qui, estime Landivar, n’est jusqu’ici pas forcément expérimentée dans les milieux alternatifs et de la reconnexion au vivant, dans les ZAD par exemple ou dans le mouvement des « soulèvements de la terre », autant de lieux de défense contre la bétonnisation, l’artificialisation des sols et la réduction des terres agricoles. En d’autres termes, on le sait, « le capitalisme ferme » : séparation, liquidation, démantèlement, dépollution, décontamination, patrimonialisation, décommissionnement – des techniques bien connues de sa pérennisation –, il faut donc, en retour, « fermer le capitalisme », c’est-à-dire s’attaquer à ce qui est déjà là, glyphosate, aéroports, autoroutes, incinérateurs, etc. En somme, s’il est nécessaire de « mettre les mains dans le cambouis », pour, littéralement, défaire la Technosphère, « cette écologie-là a donc plus besoin du tournevis que de la bêche » (p. 129-130).

On voit bien le déplacement opéré par les auteurs au sein de l’écologie politique et l’originalité d’une approche qui vient à rebours de discours qui, pour être bienvenus en ce qu’ils célèbrent le retour du vivant et la nécessité d’un retour à la terre, semblent avancer trop vite en négligeant le poids, inscrit dans les sols, les discours, les pratiques, les attachements, les interdépendances, les cosmologies…, de ce qu’ils nomment la Technosphère, et qui nous livre un lot d’héritages négatifs – patrimoines ou communs –, de technologies de l’effondrement, de la ruine et de la mort en même temps que des leurres quant au futur qui nous attend et aux (fausses) promesses de ses possibilités. Prendre conscience que le futur est rare – comme l’a aussi perçu Boaventura des Sousa Santos [3] –, hériter avant de penser à composer, apprendre à renoncer autant qu’à vivre dans des ruines, ne plus se fier aux techniques organisationnelles, inventer de nouvelles prises conceptuelles – désinnovation, délogistisation, dé-organisation – et de nouvelles techniques à l’opposé de celles qui régissent le monde capitaliste…, les lignes de force sur lesquelles, chacun avec ses mots, les auteurs se rejoignent, arguent, de fait, qu’ils font preuve de réalisme. C’est sur cette base, que les mots-clés de chacun des textes, destaurer, déprojeter, fermer, dessinent le même objectif d’une écologie politique en redirection.

On ne peut pas reprocher au trio d’avoir conceptuellement labouré leur argument tant leur vocabulaire additionné élabore, comme je l’ai dit, une langue de la fermeture (du capitalisme), qui se veut complémentaire de la langue du vivant qui équipe aujourd’hui, jusqu’à satiété, le nouvel espace public de la pensée « anthroposcénologique ». Les tableaux, à la fin du texte de D. Landivar, fournissent une bonne perspective de cette langue et du programme qu’elle sert, même si on peut quand même regretter que le propos ne soit appuyé au fil du texte sur des mises à l’épreuve et au travail de ce dernier dans davantage de situations. Le choix d’un livre court et percutant peut se justifier au regard de la littérature exponentielle du genre essai et on estimera alors volontiers qu’il est plutôt réussi. D’autant qu’en s’attaquant à la Technosphère, les auteurs, avec plus ou moins de force, n’éludent pas le fait que « mettre les mains dans le cambouis », c’est être amené à mettre en cause nommément le capitalisme, à postuler une équivalence capitalisme-Technosphère dans un rapport de cause à effet. Fermer l’une, c’est fermer l’autre ; déprojeter un monde orgocentré, c’est s’engager dans une voie si étroite, si peu possible que le capitalisme n’y a plus sa place. On comprend, de ce point de vue, que les auteurs aient à cœur d’engager un dialogue avec Bruno Latour quand on sait que pour certains – dont je ne suis pas –, c’est à désespérer de lui faire reconnaître une posture anticapitaliste dont, au nom du pragmatisme dont il se réclame, il dénie l’intérêt à longueur d’écrits et d’interviews [4]. Cela ne serait d’ailleurs qu’anecdotique s’ils – les auteurs – ne montraient pas, de manière très convaincante, les limites de l’approche descriptive et compositionniste prônée par ce dernier. De surcroît, au vu des récents résultats électoraux présidentiels, on peut craindre que le chemin soit long pour la constitution de la classe écologique qu’il – Bruno Latour – appelle de ses vœux [5]. La leçon de réalité sera complète si elle invite à ne pas minorer les effets « cosmologique », en l’occurrence plutôt acosmiques, des techniques politiques de la démocratie représentative…

Pour autant, on se prend à se demander ce qu’aurait pu être ce livre s’il n’avait pas cédé à l’obsession de se faire entendre de notre écologiste en chef. Certes, celle-ci est un moteur qui permet l’ouverture de belles perspectives de recherche – par-delà la science managériale – et d’action – par-delà le mot d’ordre des reprises de terre. Mais on peut regretter que la discussion ne se soit portée que sur le versant, mettons, ontologique des pensées de la transformation du monde en un monde ouvert à la pluriversalité. Ainsi, la cartographie des postures critiques en Anthropocène, proposée par D. Landivar (p. 86), passe bien trop rapidement sur la prise ontologique discontinuiste « révolutionnaire », au motif que l’Anthropocène vient la déjouer face au capitalisme (p. 89). C’est là évacuer une option critique qui, si elle a trouvé ses limites dans sa version occidentalo-centrique, a donné lieu à des rhétoriques et des scénarios différents dans le reste du monde, en particulier dans les luttes des peuples autochtones – qui ne sont pas que des luttes pour la reconnaissance – et comme en témoigne le courant Modernité/colonialité/décolonialité. D. Landivar note très justement l’exécution en règle par B. Latour du Sentir-penser d’Arturo Escobar. Pourtant, ni le tournant ontologique, ni le pragmatisme ne sont a priori incompatibles avec les analyses qui proposent de penser ensemble la reconnaissance et la redistribution. Du moins, on peut les entendre, s’ouvrir aux ontologies relationnelles ne rend pas sourd, bien au contraire. Dans l’éventail des pensées développées « devant l’Anthropocène », le courant écosocialiste, alliant le socialisme, l’écologie et le féminisme [6], ou le travail de refiguration du communisme [7], pour ne mentionner que ces deux perspectives, ne mériteraient-ils pas d’être également confrontés à ou pris en compte dans « l’anthropologie de la futuration » que proposent les auteurs ? Nous sommes bien d’accord, le prochain monde sera anticapitaliste ou ne sera pas et il ne se fera pas sur la neutralisation politique de l’écologie.

Jean-Louis Tornatore

LIR3S, université de Bourgogne, Dijon

Mai 2022

[1Sans nul doute un paradoxe au regard de l’importante œuvre originale de B. Latour en sociologie des technosciences.

[2Cette notion est davantage développée dans Diego Landivar et Alexandre Monnin, « La dignité de l’objet face à l’arrêt de monde. Entre déclosion et forclusion, instauration et destauration », in Anne-Sophie Haeringer et Jean-Louis Tornatore (dir.), Héritage et anthropocène. En finir avec le patrimoine, Nancy, L’Arbre Bleu, 2022 (sous presse).

[3B. de Sousa Santos, Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science, Paris, Desclée de Brouwer, 2016

[4Par exemple : Macron, la gauche, l’écologie... : les leçons présidentielles de Bruno Latour, par Joseph Confavreux, Mediapart, 23 avril 2022.

[5Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique. Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même, Paris, La découverte, 2022.

[6Michael Löwy et Daniel Tanuro (dir.), Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le rouge et le vert, Paris, Éditions Textuel, 2021

[7Frédéric Lordon, Figures du communisme, Paris, La Fabrique éditions, 2021.

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