Faut-il que les pédés meurent pour qu’ils soient réédités ?

À propos d’Edmund White

paru dans lundimatin#479, le 13 juin 2025

En novembre 2024, j’avais commencé à écrire un article en posant une question simple : faut-il que les pédés meurent pour qu’ils soient réédités ? Je partais d’un constat simple, l’impossibilité de trouver des références majeures de la littérature minoritaire en librairie — en l’occurrence de la littérature pédée —, l’oubli mémoriel qui en découle ; et aussi, les prémices d’un désir de réédition de-ci de-là. J’avais laissé cet article en suspens, comme souvent. Laissé au fond d’un dossier. Aujourd’hui, au moment où j’écris, le mercredi 4 juin 2025, j’apprends la mort d’Edmund White. Je repense immédiatement à ce début d’article inachevé. Je me souviens que j’appelais alors à une réédition de son œuvre de son vivant. Bon. Trop tard pour ça.

Voici donc ce début d’article inachevé, que je vous livre tel qu’il a été écrit en novembre dernier.

*

Ça commence par mon amoureux qui me demande un conseil lecture. Souvent, je sais répondre à sa demande. Là, je n’ai pas pu. On est aux Mots à la bouche. Il cherche un roman pédé espagnol, avec (pourquoi pas) le franquisme en toile de fond. Je lui montre un livre de Camila Sosa Villada, écrivaine argentine… Il m’arrête tout de suite : espagnol, pas hispanophone. Je cherche, je cherche. Je ne trouve pas. Pas tout seul. Pas tout de suite. On rentre. À la maison, je cherche sur internet.

De mes recherches rapides, je note deux noms : Alvaro Pombo, et Agustin Gomez-Arcos. Deux écrivains espagnols pédés, l’un vivant, l’autre mort. Deux écrivains que je connaissais absolument pas, même pas comme ça, même pas juste leurs noms. Des années que leurs livres sont épuisés. C’est souvent comme ça. Je m’intéresse à un auteur pédé : ses livres ne sont trouvables qu’en occasion. Bouquinistes et revendeurs en ligne m’aident, quand les prix sont raisonnables (pour certains, les rares exemplaires restants deviennent collector, impossible de mettre la main dessus). Parfois, la mort de l’auteur permet une réédition. Parfois, la petite fille Gallimard déterre un texte pour la collection L’Imaginaire qu’elle dirige depuis 2021 et capitalise un peu sur le fond familial. Ou un anniversaire quelconque sert de prétexte. Parfois.

Alors, à nouveau, après la découverte de ces deux auteurs que je connaissais pas et dont les livres sont épuisés, je me demande : faut-il que les pédés meurent pour qu’ils soient réédités ? Je pense immédiatement à Edmund White, immense auteur dont une partie de l’œuvre a été traduite en français à partir des années 1980. On s’est toujours demandé, avec l’ami Antonin Crenn, quand est-ce qu’ils allaient cliquer sur le bouton pour tous les rééditer. Parce qu’il suffirait presque de cliquer sur un bouton : les textes sont là, déjà. Tous ces romans magnifiques. Jalons essentiels de l’histoire de la littérature pédée contemporaine, de l’histoire de la littérature récente tout court.

J’avais développé une sorte de fascination pour une collection, « Domaine étranger », dirigée par Jean-Claude Zylberstein chez 10/18 ; collection qui comprenait une grande partie des romans d’Edmund White, le Maurice d’E.M. Forster, Le danseur de Manhattan d’Andrew Holleran, ceux de Stephen McCauley, l’Histoire de la nuit de Colm Tóibín, L’homme qui tomba amoureux de la lune de Tom Spanbauer, l’After Dolores de Sarah Schulman et l’incontournable Au bord du gouffre de David Wojnarowicz… J’avais développé une autre fascination pour « Le Rayon », collection créée et dirigée par Guillaume Dustan à la fin des années 1990, où ont pu émerger les traductions de Dorothy Allison et Dennis Cooper, entre autres, et les romans géniaux de Julien Thèves, Djallil Djellad, le premier livre en français de Paul B. Preciado, et bien sûr Guillaume Dustan lui-même. Récemment, les éditions Terrasses nous ont permis de (re)découvrir La vie rêvée de Sainte Tapiole d’Hervé Brizon, édité au Rayon en 2000 et indisponible. Merci.

Mais je reste insatisfait. Et cette énumération qui pourrait s’étendre sur des lignes et des lignes n’est qu’une façon d’énoncer tous ces titres qu’on ne trouve plus ailleurs que sur internet ou dans de rares bouquineries. N’attendons pas que les pédés meurent pour les rééditer ; en dépit des lois du marché — c’est qu’il faudra inverser, à un moment donné, la logique selon laquelle un bon auteur est un auteur mort (et un bon pédé, un pédé mort, par ailleurs). Je veux revoir La tendresse sur la peau, La symphonie des adieux et Nocturnes pour le roi de Naples d’Edmund White dans des rééditions dignes, de son vivant.

D’autant plus que, la plupart du temps, la mort d’un auteur ne lui accorde pas l’intérêt posthume un peu facile que peut susciter ce passage. Et c’est ainsi que je reviens à mon Agustin Gomez-Arcos, évoqué en début. Retracer et dire, un peu, ce qu’il en a été pour lui. Peut-être pour provoquer quelque chose, pour qu’on puisse en parler au futur : ce qu’il en sera. C’était l’origine de cet article, la découverte presque fortuite de cet auteur par la demande délicate de mon amoureux, et de ces informations glanées ici ou là qui m’ont permis de constituer un début de quelque chose. Je le redis : avec l’espoir qu’Agustin Gomez-Arcos ne reste pas enfoui dans l’oubli. Alors, Rocío Márquez dans les oreilles, je cherche et j’écris.

[Notes : Peu d’informations sur Agustin Gomez-Arcos. Quelques articles de presse lors des parutions de ses principaux romans dans les années 1970. Un article dans une revue universitaire. Une photo de sa tombe au cimetière de Montmartre. Un film documentaire de Laura Hojman : Un hombre libre. Une exposition à l’Institut Cervantes en 2022. On sait qu’il est né le 15 janvier 1939 à Enix, dans la province d’Almeria. Comme beaucoup d’artistes espagnols, il aurait fui le franquisme pour aller en France. Il est mort le 20 mars 1998 à Paris. De quoi ? On ne sait pas exactement.]

*

C’est tout ce que j’avais écrit en novembre 2024. Les semaines qui ont suivi, j’étais allé chercher des photos d’Agustin Gomez-Arcos à la BnF. On m’avait sorti un énorme folio. On m’avait dit de mettre des gants en plastique bleus. J’avais pris la photo en photo. J’avais écrit à l’Institut Cervantes — pas de réponse. J’avais cherché sa tombe, aussi, au cimetière Montmartre. J’avais mis une heure à la trouver. J’avais arpenté toutes les allées — je n’avais aucune information sur sa localisation précise —, j’avais eu un fou rire en découvrant la stèle complètement dingue de Dalila. J’avais pris une photo de celle d’Agustin, une fois trouvée, enfin. Voilà.

Et mes recherches s’étaient arrêtées là. J’avais été pris par d’autres projets, des commandes, des rencontres littéraires à animer, des rencontres, tout court. Écrire sur Agustin Gomez-Arcos n’était plus une priorité — dommage.

En apprenant la mort d’Edmund White ce matin, après être allé chercher ce début d’article dans mon ordinateur, j’ai tout de suite feuilleté ses romans, assis par terre devant ma bibliothèque. J’ai cherché la dernière page de La tendresse sur la peau. Avant de la recopier ici pour finir cet article, je redis : Stonewall was a riot. Et aujourd’hui, je redis : vive la révolte.

« Lou et moi, nous restâmes toute la nuit, hurlant comme des enfants, formant des petits groupes pour discuter la stratégie du lendemain, titillant l’armée de flics qui essayait de fermer toute la zone d’émeutes de Sheridan Square, et refusant de laisser passer les voitures ou les piétons.
Je restai chez Lou. Au lit nous nous serrâmes dans les bras l’un de l’autre comme des frères, mais nous étions trop excités pour pouvoir dormir. Nous nous précipitâmes pour acheter les journaux du matin et voir comment la révolte de Stonewall était décrite.
—  C’est en fait notre prise de la Bastille, dit Lou.
Mais je ne pus trouver dans la presse une seule mention du tournant décisif de nos vies. »

Baptiste Thery-Guilbert

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