Fashion victime

2 octobre : une occupation du Palais de Tokyo au milieu de la fashion week

paru dans lundimatin#491, le 6 octobre 2025

La veille du 2 octobre Sophie Binet n’avait pas hésité à mettre les points sur le i au micro de France Inter : « Nous on ne veut pas la chute de ce gouvernement ». Si ce n’était donc pas celui inexistant mais déjà moribond, exsangue, crépusculaire, pitoyable, sourd-muet, répressif, fascistoïde, du sieur Lecornu (et vraiment nu pour le coup), de quel gouvernement aurait-elle alors bien voulu la chute ? Ou à quelles conditions ? Elle ne le disait pas, et d’ailleurs aspirait-elle à la chute de quoi que ce soit de ce monde de l’économie ?

La réponse est dans la question comme on dit. Bref, après la promesse et la flambée inventive du 10 septembre née d’un appel radical (enfin !) à tout bloquer, magnifique formule malheureusement non performative, la mobilisation du 18 reprise en main par l’intersyndicale, certes massive, avait déçu tous ceux et celles qui espéraient quelque débordement dans la rue, les entreprises et les flux marchands. A Paris, on était revenu au sempiternel Bastille-Nation, après le rejet par la Préfecture du parcours Bastille-Concorde proposé par la CGT quelque peu naïve de penser que le pouvoir accepterait que les gueux aillent manifester sous les ors de ses ministères et de ses palais. Bref, de ce 2 octobre c’est dire que l’on en attendait pas grand chose.

On y est allé tout de même, bien sûr. Les occasions de se compter, d’occuper l’espace public, de bloquer un chouille la machine et peut-être aussi, malgré tout, l’espoir d’être là au cas où une étincelle pourrait ouvrir d’autres horizons que la répétition tristounette du même. Un espoir vite déçu. Rien, rien ne vint illuminer la manifestation, pas même un tag, pas même un cortège de tête un poil vénère. Ennui à mourir. Seul moment peut-être : une pause de la tête de cortège devant la Rotonde bien protégée par la police et son camion à eau. Donc on s’arrête, un manifestant brandit une grande pancarte « B. Arnaud use de 6 paradis fiscaux : voleur », une vérité certes toujours bonne à rappeler en fin de discussion fatiguée mais pas ouf de ouf, rien en tout cas qui décoiffe et fasse rêver à autre chose qu’à faire payer plus d’impôts aux ultra riches. Tout de même : La Rotonde ! Là où le banquier avait fêté sa victoire en 2017 ! Et qu’un fumigène avait failli cramer lors d’une journée de mobilisation plutôt chaude contre la réforme des retraites ! Sans parler du souvenir lumineux du Fouquet’s incendié par les Gilets jaunes. On en était loin. La pause avait tout l’air d’une étape de quelque pèlerinage. On était là comme des cons derrière la grande pancarte pas ouf de ouf à attendre un truc qui ne venait pas : des slogans, des sifflets, quelques jets de bouteilles, quelque chose quoi, mais non : on était juste des curieux attendant silencieusement - j’allais dire respectueusement - que d’autres prennent l’initiative. Donc on est reparti, plan plan, quand le premier gros ballon de la cégète est arrivé.

Au moment où je m’apprêtais à lâcher l’affaire, j’ai retrouvé une camarade de manif qui déplorait comme moi le même ennui profond que nous inspirait cette ballade traîne-savate. Mais que faire ? Seule perspective propre à réveiller nos ardeurs manifestantes : rejoindre le Palais de Tokyo occupé depuis la fin de matinée par les mêmes (Cultures en lutte, SNAPCGT...) qui avaient investi le 10 septembre un bâtiment du Parc de la Villette récupéré par Rachida Dati pour en faire un espace hip hop. Ma camarade et moi nous avions participé à cette occupation et on était chaud pour remettre ça. Elle était au courant depuis la veille mais ignorait quel lieu devait être investi. Alors nous nous y sommes rendu.e, surpri.es en arrivant de ne voir aucun policier à l’horizon et d’accéder si facilement à l’intérieur du bâtiment. Là, une AG avait lieu pour décider de la poursuite ou non de l’occupation : la direction du si progressiste Palais de Tokyo avait demandé aux forces de l’ordre d’intervenir pour que la fashion week dont le Palais est l’un des tout premiers partenaires (partage d’espaces, mutualisation de moyens, programmation artistique croisée, partenariat institutionnel avec la Fédération de la haute couture et de la Mode, etc. ) puisse se dérouler comme prévu. Autant dire que cette occupation par des travailleurs et travailleuses des arts et de la culture venu.es s’approprier Le Palais comme lieu de travail symbolique pour dénoncer les sévères coupes budgétaires et la précarisation massive dans le domaine de la culture et dénoncer les principaux financeurs partenaires de la Fashion Week (L’oréal, Meta, Google, etc.) pour leur complicité avec l’état d’Israël, tombait très mal. Et c’est exactement ce qui était recherché : foutre le bordel en pleine messe d’union sacrée entre l’industrie du luxe et l’art contemporain, déranger voire suspendre le spectaculaire du monde dans ce moment où il s’affiche de façon paroxystiques à travers l’effeuillage du clinquant chic sur les corps squelettiques de mannequins porte manteaux : wouah !! Je ne jurerais pas que ce discours là ait été tenu en ces termes par les syndicalistes mais j’aime à penser qu’iels le partageraient. Après les interventions et un vote, l’assemblée décidait de quitter les lieux, tout en se regroupant devant la monumentale porte d’entrée derrière leurs banderoles et en déployant des drapeaux de la Palestine.

Entre temps les forces de l’ordre étaient arrivées. Contrairement à ce qui était arrivé au parc de la Villette où leur intervention avait été brutale, elles se sont tenues à distance pendant une bonne heure. La consigne était visiblement de ne pas foncer dans le tas pour ne pas gâcher l’image de ce summum du chic parisien : business as usual. C’est durant cette heure que le plus curieux s’est produit. D’un côté donc, les manifestant.es rassemblé.es et scandant joyeusement des slogans anti fashion devant l’entrée du palais de Tokyo ; de l’autre, venant du parvis, de l’avenue ou d’on ne sait où, des mannequins hyper-maquillés tous sapés incroyable, débarqués direct d’une planète de zombis, leurs staffs et les photographes de presse virevoltant à leurs côtés dans une douce folie mais calme tout de même, rien de lâché, très pro : hyper pro même. Et cette confrontation, ou plutôt ce face à face, entre ces deux univers était à la fois étrange, drôle et violent. Drôle par ce décalage entre la programmation d’un événement hyper formaté pour VIP et son chahut par une poignée de troublions moqueurs, déterminés et pas du tout stylés ; drôle aussi par les allées et venues du personnel de la restauration qui n’avait pas d’autre choix que de passer avec leurs plateaux chargés de coupes de champagnes devant l’entrée du Palais en longeant la banderole et sous les drapeaux palestiniens. Mais violente aussi. Les mannequins n’avaient aucun regard pour les manifestant.es. Aucun d’eux ne manifestait le moindre signe d’intérêt, à défaut de solidarité, pour ce qui se passait sous leurs yeux. Les manifestant.es n’existaient tout simplement pas pour eux, tout entiers plongés dans le souci de leurs fringues mirifiques et coûteuses à ne pas froisser et dans le stress du show de l’année à réussir à tout prix. Bref, les travailleurs et travailleuses de l’industrie de la mode, mannequins en tête, n’en avaient strictement rien à cirer des intermittent.es du spectacle, des précaires de la culture et de leurs revendications. Même pas du mépris ou du déni : une totale indifférence qui avait quelque chose de glaçant. La Palestine n’en parlons même pas : Gaza était totalement hors champ, hors sujet. Pire encore : alors que les manifestant.es après une tentative de sortie s’étaient fait nasser et parquer sur le trottoir, comme si de rien n’était, des mannequins continuaient à se faire photographier sous le nez des réprimé.es. The show must go on ! L’un d’eux, un mannequin vêtu d’une robe noire de sorcière néo gothique équipée de cornes de rhinocéros réduites sur les avant bras, trouvant (lui ou son coach) la situation de la nasse intéressante photographiquement parlant, posait même entre les policiers nasseurs qui bien sûr n’y trouvaient rien à redire, bien au contraire. Derrière eux, les manifestant.es gueulaient et chantaient mais tout le monde s’en foutait . Que ne ferait-on pas pour décrocher une couv’ de magazine ? Mais là, c’était trop. Je ne sais pas si le photographe a eu le temps de shooter car un manifestant non nassé a subitement interrompu cette séance photo obscène en se jetant sur le mannequin et en lui déchirant sa robe avant d’être violemment plaqué au sol par les policiers et balancé dans la nasse. Une belle et courageuse initiative qui rappelait en un éclair qu’à tout moment l’ordre indigne du monde peut être, sinon renversé, du moins bousculé. Il ne tient qu’à nous, à nous, à nous ! Plus tard, place de la République où se tenait un important rassemblement pro Palestine, j’ai voulu voir ce geste solitaire amplifié par les tentatives de manifestations sauvages malgré le dispositif policier. Bon, d’accord, mais tout ceci n’est vraiment pas grand chose comparé aux révoltes en cours partout dans le monde où flotte le drapeau pirate « One piece » , en Asie , au Maroc avec la rébellion de la jeunesse Gen Z et en Italie où des manifestations monstres ont lieu pour dénoncer le génocide en cours à Gaza. En France , on préfère causer plutôt budget et on fait de la taxe Zucman – « ultime pet de lapin revendicatif » selon Lordon- le graal du combat contre l’inégalité. Ce 2 octobre, finalement, il ne s’est rien passé, enfin presque rien mais ce presque n’est pas tout à fait rien : bloquons tout !

Bernard Chevalier

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