Fanon, Glissant, Reptiliens

« La raison n’a pas de coeur, contrairement à la spirale. »

paru dans lundimatin#471, le 15 avril 2025

Franz Fanon est mort, et enterré. Les vers ont mangé sa chair.
Si sa mémoire est encore vive, réjouissons-nous.
Ayons une pensée pour ces vers, en ce printemps qui voit tout le vivant reverdir.

Fanon a exploré les profondeurs. En tant que psychiatre bien sûr, il a sondé les tréfonds des traumas d’une époque qui niait les ravages de la colonisation. Une époque qui, elle, ne semble pas vouloir mourir.
Edouard Glissant était un camarade de lutte de Fanon à Paris. Avec Aimé Césaire, ces trois martiniquais ont révolutionné le monde des idées. Ils sont le triangle des Bermudes d’une nouvelle géographie du monde.
Si Edouard Glissant a été un acteur majeur de la mémoire coloniale et le penseur de la « créolisation », il est par le tremblement de sa pensée volcanique, d’une plus brûlante actualité encore, car sa philosophie animiste est en phase avec les enjeux écologiques.

A la suite de Deleuze et Guattari – encore un psy – il a développé l’idée d’une pensée-rhizome : alors que la racine unique se développe aux dépends des autres, le rhizome coexiste pacifiquement avec le reste du biotope. Polymorphe, il ne connaît ni centre, ni hiérarchie.

La spirale est aussi un signe important pour Glissant – il en dessinait de partout - comme pour Baudrillard, qui l’associe à la pensée même.
Dans la tradition mésopotamienne, les intestins représentaient le labyrinthe qui symbolise aussi bien l’ordre que les circonvolutions de la nature et le monde de l’inconscient.

Edouard Glissant nous dit que « l’utopie est ce qui manque dans le monde ». Lui a toujours été passionné par le surréalisme et la poésie, nous questionne aujourd’hui : comment réenchanter ce monde ? Où est la poésie ?

Nietzsche, que Glissant admirait tant, dirait qu’il nous manque certainement un grain de folie, un peu de Dionysos.
Tandis qu’Apollon butait le Python, Dionysos a longtemps présidé aux rites de fertilité dans les cultes à mystères, comme Isis, Déméter et Orphée.
Les animaux sacrés de Déméter sont le serpent et la truie : si l’on sait qu’il vaut mieux être un cochon qu’un fasciste, que penser du serpent ?

Longtemps associé à la figure du démon – et donc à la femme - par notre culture judéo-chrétienne, on voit qu’il n’en va pas de même dans la plupart des autres mythologies, où s’il est souvent considéré comme ambivalent, il est largement respecté comme une force essentielle à l’équilibre.
Le Grand roi Serpent-Roi du monde souterrain personnifiait, dans la mythologie indienne, l’énergie de la vie, les puissances de la terre et des eaux.

Chez Nietzsche, comme dans Hunger Games, il est opposé à l’aigle. Dans Harry Potter, c’est le Phoenix qui fait face au basilic.
Si, comme Jim Morrison, fanatique de Nietzsche et incarnation de Dionysos, on se proclame le Lizard King, on sent que ça va mal se terminer.

Ce qui est certain, c’est que s’il doit y avoir opposition entre forces aériennes et chtoniennes, de nos jours le combat n’est pas équilibré. Les dieux olympiens dominent et Zeus, ce violeur en série pathologique, donne toute légitimité à Christophe Colomb pour aller piller les Antilles.

Parmi les autres inspirations de Glissant est Raymond Lulle, un poète franciscain mystique condamné par le Vatican, qui célébrait l’esprit chevaleresque des troubadours et s’opposait au rationalisme d’Averroès

La raison n’a pas de coeur, contrairement à la spirale.

Le dieu Hermès se charge d’initier les héros à la catabase, la descente aux Enfers. Harry Potter, Aragorn, Ulysse, Enée, Hercule, Dionysos, Orphée, Alice : tous ont fait le voyage initiatique.

On reconnaît Hermès à son caducée, qu’il a emprunté à une déesse-mère. Le caducée est formé par la métis, le bâton ailé, et les deux serpents enroulés autour.
C’est le symbole ultra-moderne de la pensée rhizome.

Pour Edouard Glissant, le métissage est prévisible, pas la créolisation, qui est une MUE que même Goethe, fondateur de la « philosophie de la nature » et auteur du conte alchimique « Le serpent vert », n’aurait pas imaginé.

Dans la tradition des mystères orphiques, on représente l’œuf cosmique enlacé par le serpent. C’est donc lui qui peut faire corps avec le Tout-Monde, le concept phare de Glissant.

Hermès, par diverses transmutations, deviendra un maître en alchimie, qui est la première philosophie de la relation. En tant que dieu voyageur, il n’a cure des frontières : Hermès est à l’image d’Edouard Glissant, un messager nomade.

Mais ces deux-là sont aussi les messagers de ce que je nomme « philosophie des profondeurs », qui s’intéresse à l’étude de l’inconscient et de l’art poétique comme moteurs d’une pensée du vivant.Car Hermès est un agent double. Il n’est pas seulement messager des dieux, mais aussi du vivant ! Si le caducée est aussi l’emblème de la médecine – et de la psychiatrie - alors nous pouvons l’utiliser comme baguette magique pour soigner l’homme et la planète.

Edouard Glissant est un prophète parmi les reptiliens.
Si la « pensée du tremblement », c’est refuser les systèmes rigides, alors le serpent, qui est lui, fondamentalement fluide, en est la concrétisation.
S’il évoque tant le volcan, c’est parce qu’il symbolise l’énergie de la terre. Son soulèvement.

Le bouillonnant Eric Cantona n’est pas allé jouer à Manchester, ville minière, sans raison. Les Industrial Workers of the World, ce syndicat anarchiste né parmi les esclaves noirs de charbon, sont liés au monde souterrain, comme les frênes et les chênes sont unis au réseau micellaire.

On entend l’arbre qui tombe, pas la forêt qui pousse, et le film sur Fanon ne fera pas les gros titres.
On préfèrera parler du danger que sont les islamo-gauchistes-éco-terroristes…
Ils peuvent nous appeler cathares, gnostiques ou hérétiques…
Nous sommes les reptiliens.

Fanon a montré qu’on utilisait un vocabulaire zoologique pour parler des colonisés.
Si cela est aussi vrai pour la femme, peut-on, dans la perspective d’un écoféministe décolonial, se demander : y a t-il une honte à être un animal ?

Nous sommes les reptiliens.
Les damnés de la terre. Les refoulés.
Et nous fanons, et nous glissons, pour mieux renaître.

Salamèche

P.S : Une pensée pour mon grand-père qui a glissé il y a quelques jours, se cassant quatre dents, et qui galère dans un désert médical.

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