Un des intérêts majeurs de la contribution de Gérard Bras dans son livre récemment paru aux éditions Kimé, intitulé Faire peuples, est justement de jeter sur cette confusion un éclairage permettant de ressaisir ce problème sans pour autant le résoudre par une conceptualisation trop univoque. En insistant sur le caractère pluriel de la notion de peuple et des différentes manières de la concevoir, G. Bras parvient à tenir avec beaucoup de cohérence et de modestie une ligne de crête périlleuse qui permet de tenir ensemble, sans jamais les subsumer, des versants dont il montre bien en quoi leurs antagonismes sont en fait solidaires de leur co-existence.
L’originalité du geste philosophique de G. Bras réside notamment dans son épistémologie. Elle se déploie par le prisme du concept de ’’scène politique’’, laquelle n’est pas pour lui le lieu où se joue un spectacle passivement observé par un public indifférent, mais le lieu d’une intervention où et par laquelle se constitue une force collective. Faire peuple, c’est ainsi intervenir sur une scène dans la lumière de laquelle une multitude va constituer collectivement sa propre dramaturgie. Tout en définissant un lieu de visibilité, cette scène ne préjuge en rien de ce qui se jouera en son sein. C’est une des raisons pour laquelle les signifiants qui s’y déploient peuvent être labiles et flottants. C’est en les ressaisissant par la dramaturgie propre à cette scène que l’on peut justement en comprendre la mobilité et les différentes inflexions. Car, de la même façon qu’une scène est ouverte à une intervention plurielle, il y a aussi pluralité solidaire mais aussi contradictoire des scènes politiques. C’est cette pluralité solidaire qui permet de comprendre de quoi le signifiant peuple peut devenir le nom. G. Bras distingue ainsi au moins trois scènes : celle du pays, celle du complexe urne-parlement, et celle de la rue-comité. La thèse de G. Bras étant que ce qui caractérise la modernité politique est la présence contestataire de la dernière sans laquelle, il n’y a, à proprement parler, pas de politique.
L’intérêt du concept de scène épistémique réside dans sa plasticité. Il agit comme un prisme qui, loin de biaiser la compréhension des ambiguïtés du peuple, permet d’en ouvrir le champs à une très grande variété de phénomènes et de types de revendications. Il permet à G. Bras de donner à ses réflexions un recul historique qui ne se coupe à aucun moment des préoccupations du présent. Les analyses de la révolution de 1789 et le dialogue avec un historien comme Michelet, la réflexion sur la commune de Paris ou sur le mouvement des conseils ouvriers etc. entrent ainsi en écho avec les luttes présentes (mouvements des places, mouvement des Gilets jaunes, mouvement Black lives matter, etc.) de façon féconde et éclaire ces dernières d’une manière qui leur donne consistance et épaisseur. Cela est peut-être particulièrement vrai des luttes qui mettent en tension les oppositions problématiques caractéristiques des démocraties modernes entre majorité et minorité, cette dernière se redoublant souvent (de façon non moins problématique) de l’opposition entre universel et particulier. La même perspicacité dialectique en travail dans le concept de scène épistémique permet d’éluder le piège identitaire des théories intersectionnelles en leur préférant l’idée dynamique de transversalité c’est-à-dire l’idée d’un mouvement qui dialectise le particulier et l’universel en permettant d’en dépasser l’opposition factice et stérile. Il n’est pas sûr qu’une telle perspective satisfasse tout à fait les tenants de l’intersectionnalité. Mais elle a l’immense mérite et intérêt de donner à comprendre pourquoi de telles luttes surviennent nécessairement dans le champs de la politique moderne et sont, en ce sens, incontournables et légitimes, quoique l’on puisse en penser par ailleurs. En effet, sur la scène épistémique de la rue-comité, rien ne permet de préjuger et encore moins de prescrire par avance ce que sera ou devrait être le contenu discursif. Ce jeu permet de comprendre pourquoi il n’y a pas de frontières perméables entre ce qui est traditionnellement opposé comme relevant du politique (la question du partage de la richesse et celle des droits) ou de l’anthropologie (les normes sociales). Mais, pour les mêmes raisons qui permettent cette irruption, la scène épistémique est par principe une triple relation à l’altérité qui lui donne nécessairement une dimension dialogique et donc, contradictoire. Car ’’sur une scène chacun et chacune est en rapport avec trois modes d’altérité : l’autre avec qui l’on est, celui des origines, comme le compagnon ou le concitoyen, l’autre contre qui l’on se bat et l’autre, indifférent, spectateur du conflit qu’il s’agit de rallier’’ [1]. La force de l’argumentation de G. Bras consiste ainsi à ne pas se préoccuper de sociologie ou d’anthropologie sans pour autant éluder cette tendance caractéristique à politiser ces dimensions de l’existence. Il parvient à montrer de façon problématique les raisons qui peuvent conduire à un débat légitime sur ce point, sans pour autant trancher dans celui-ci. C’est là un geste habile au bon sens du terme. Habile aussi en ce qu’il donne à la philosophie sa juste place : sérieuse et modeste.
Enfin, la réflexion de G. Bras ne néglige pas de penser ces scènes du peuple dans une perspective écologique et permet de redonner à celle-ci une dimension politique essentielle à sa compréhension. Il montre bien que la catastrophe ne peut être résolue qu’en la politisant ou plutôt en re-politisant le lien à l’environnement immédiat ou local, et non en la thématisant comme un problème de gestion. Car cette catastrophe est politique et est une catastrophe de la conception gestionnaire du capitalisme. Pour cette raison à nouveau, on peut penser que, s’il y a une issue possible à la crise écologique, celle-ci ne peut faire l’économie de la catégorie de peuple. Tout particulièrement de la scène de la rue où celui-ci n’est pas cantonné au rôle obséquieux de l’électeur, et où la forme du comité lui permet de prendre en main ses propres problèmes, et de leur apporter, de et par lui-même, des réponses pratiques.
L’ouvrage de G. Bras ouvre ainsi un beau champ de réflexion commune au sein duquel les désaccords peuvent faire sens de façon féconde. À l’image de la dimension plurielle dont il nous rappelle ici que, sans elle, la notion de peuple reste irrésolue et incomplète.
Basile Rosenzweig
FAIRE PEUPLES
Gérard BRAS
Éditions Kimé, 2024
204 pages, 19 €.