Faire du « chez toi » un lieu du soi

Nos petits corps que l’obscurité fragilise, se défont doucement de la peur du grand

paru dans lundimatin#321, le 10 janvier 2022

Journal d’une déchireuse.
Du cul aux gestes mièvres, dépeindre. Se déprendre pour habiter. D’une rue puante du centre ville au métal rouillé d’un train de marchandises. Peindre quelque chose, même presque rien. Faire de nos frémissements quelque chose de fluo et d’intime.


Ça demande un certain temps, une patience, le matériel est lourd, volumineux, ça creuse de petits sillons le longs des épaules, durci la colonne. C’est toujours assez marrant de se promener dans une zone industrielle un dimanche. Tout est gris et ignoble, y’a personne. Les bras chargés de poches, de sacs en plastique, traînant un caddie zèbre derrière soi. T’as l’impression de ressembler à tata Bibi qui rentre des courses, de faire une promenade entre les étals d’emballages, de pierres et d’herbes contaminées, d’amas de papiers mouillés qui jonchent le sol et dont les écrits demeurent indéchiffrables. Le temps est dégueulasse. Toujours dégueulasse, c’est comme une prophétie. Ça me rappelle les hivers à Bordeaux. Quand l’humidité du dehors rend ta peau collante et que le poids des nuages te rend barge. Brise fine, insistante, lumière verdâtre, quelques halos rouge sang. Le ciel nous hurle dessus. On s’en branle. On dirait le visage fermé d’un détestable père de famille, noyant les corps et aspirant les êtres dans ses tempêtes de cris. Tu sais, pour contrer ses attaques on fabrique une lumière, délétère, et des couleurs acidulées. Nos petits corps, que l’obscurité fragilise, se défont doucement de la peur du grand. Un jour j’ai peint une grande femme immense et flamboyante munie d’une technobite, parce que peindre c’est pénétrer. Le mur et l’autre, par la chevelure, le feu. De grâce, un même mouvement, rien à voir avec cette danse sordide qu’on appelle trop souvent amour. Les muscles durs et douloureux, refuser, dans la couleur de se faire toute petite. Petite, petite, dans les rues du quartier je cherche à prolonger mes cris par d’épaisses formes aqueuses. De la mouille. De la mouille sur les murs du « chez toi ». Faire du « chez toi » un lieu à soi. Quand chez soi on n’a pas de chambre. Ni d’espace à soi. Quand chez soi se résume à trois pièces censées contenir quatre corps. Les toilettes, même sans verrou, peuvent occuper temporairement cet usage. Mais ça pue la pisse et c’est dégueulasse. Et la mère rentre tout le temps, sans toquer. Le chat chie partout même sur mes posters préférés. L’étouffement du foyer qui se fait ressentir au bout de deux, trois minutes. Petite, petite, une envie irrépressible de partir, vivre, voyager mais surtout fuir cette vie-là, d’alcool, d’ennui, et de travail domestique. Fuir ce corps de femme qui aurait pu être le mien. Parfois j’ai peur ne plus jamais mettre les pieds dehors, peur d’avoir peur. La peur, je crois que la peur, du moins la peur de la rue, je me la suis toujours interdite comme si c’était l’abnégation suprême. Le renoncement ultime à l’être que je suis. Petite, petite, j’ai toujours aimé les gares. J’me souviens qu’à la vue d’un train j’me concentrais de toutes mes forces pour qu’un petit bout de moi parte avec lui. J’me mordais les lèvres jusqu’au sang et je lui crachais dessus pour qu’au moins un peu de ma chair l’accompagne. Si j’avais imaginé, des années plus tard, que j’écrirais des mots dessus, des mots d’amoure pour elle. J’espère que celui-là va à Rennes, que j’me serai pas roulée dans la caillasse pour rien, avec le pote qui flippe à mort et le doberman qui nous guette. Petite, petite, t’avais les crocs. T’écoutais du mauvais rock français et tu voulais faire la révolution. J’me rappelle. Sur des feuilles trop fines qui gondolaient tu peignais des meuffes veners. T’as toujours voulu en être, alors Paris au printemps c’était pas mal. Bon y’avait des gros mascu à la pelle mais tu captais pas trop à l’époque ou alors tu t’en fichais. Et tu trouvais ça marrant que dernière toute cette uniformité se cache des gens comme toi. Alors à chaque fois avant d’y aller, tu parcourais tes bouquins préférés en essayant d’y trouver quelque chose qui claque. Un peu cryptique parce que sinon c’est pas marrant mais beau quand même et parlant. T’écrivais tout avant parce après là-bas t’étais en mode pilote-automatique. Fallait se désancrer au max, flotter au-dessus de son corps, tout ce que tu détestes mais t’étais prête à tout pour ne pas ressentir la peur. Tu mettais ta petite feuille d’écolière raisonnable dans ta poche, pour ne surtout pas oublier. Les mots, qui s’échappent trop vite de ton esprit tendu. L’avant, toujours le même rituel, à deux, trois, tu préfèrerais déjà faire ça avec elle. Alors y’avait le pantalon exprès avec le collant dessous pour les faire tenir. Normalement y’aurait pas trop de fouilles au corps, y’a pas assez de policières. Après fallait prendre l’imper, sous le pull, de couleur plutôt, t’aimais bien la couleur de la veste bleue-ciel-fille-tranquille. Et puis une grosse échappe pour cacher les lunettes, à motifs et les masques placés sur les seins en mode soutif Madonna. Là-bas ça te submergerait toujours, tu ne savais pas à l’époque que la beauté de certains gestes allaient te marquer pour la vie. Le feu surtout. Les incendies. C’est le feu qui me la dit. C’est sa faute. C’est la faute au feu, à elle aussi. C’est elle qui m’a montré, très jeune, que ce feu brûlait en moi.

Une déchireuse
Lyon, janvier 2022

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