FORCE DE L’HIVER

Camp de la rivière, Montagnes Chic-Chocs, Gespegawagi

paru dans lundimatin#134, le 21 février 2018

Rappelons que le Camp de la rivière a été monté dans la forêt en août dernier, en bordure d’un chemin de forage pétrolier, à une vingtaine de kilomètres de Gaspé au Québec, en territoire Mi’kmaq non cédé. Le Camp de la rivière a été créé en appui au Camp de la Montagne qui avait bloqué un site d’extraction de pétrole pendant une semaine, avant d’être démantelé par l’antiémeute de la Sûreté du Québec. Si le premier camp n’est plus, le second réussit toujours à stopper les forages.


Pour se rendre au camp à partir de Montréal, on longe le fleuve Saint-Laurent sur une autoroute pendant huit heures avant d’arriver à la Péninsule gaspésienne. Pendant le parcours, sous l’éblouissement de la neige, le territoire recouvre l’infini. En Gaspésie, une fois passées les villes de Matane et de Saint-Anne des Monts, on traverse des villages accrochés à de minces baies au bas des montagnes qui plongent dans le fleuve, dont l’eau bleu-noir surgit entre les bancs de glace. Ces villages portent les noms de La Marthe, Marsoui, Rivière-la-Madelaine, L’Anse-Pleureuse. En hiver, on n’y voit jamais âme qui vive. On quitte alors le fleuve pour traverser les montagnes Chic-Chocs où le blizzard est permanent. Au bout d’une heure et demie, quelques affiches accrochées aux arbres signalent l’arrivée au camp. C’est là qu’on vivra pour un temps une vie plus vive que celle qu’on a quittée, jusqu’à ce que d’autres prennent le relais.

Depuis l’arrêt des forages en août dernier, des consultations ont été organisées dans les réserves Mi’kmaq de la Péninsule par la société pétrolière Junex et l’État. On nous dit que la majorité des femmes et hommes Mi’kmaq n’approuvent pas l’extraction du pétrole sur son territoire. Un sondage auprès des Blancs voudrait qu’une majorité accepte l’extraction conventionnelle du pétrole, mais non la fracturation. La société pétrolière et le maire de la ville voisine y voient une approbation inconditionnelle à l’extraction pétrolière en transformant le terme fracturation en extraction chimique horizontale. Rien à en dire, tant il est devenu banal de vider les mots de leur sens pour le remplacer par son contraire.

Entretemps, le camp tient toujours. Il fait parfois jusqu’à -35oC, mais on dort solidement sous la tente prospecteur. Cet abri des explorateurs, avant-garde de la colonisation et de l’extraction, réutilisée pour occuper le territoire d’une présence si fragile que les mots manquent pour la décrire. Le flottement de la neige entre les épinettes, les nuits glaciales de pleine lune et le silence de la forêt en hiver sont ravageurs. Seul un avion de grande ligne traverse le ciel autour de 20 heures. Parfois, il y a aussi le bruit lointain de la gratte qui déblaie la route entre les chutes de neige. La saison d’amour des hiboux a commencé. Les hou, hou, hou mélancoliques sont ponctués des bruits secs des arbres qui fendent sous la pression du froid. On doit parfois se ressaisir, car on pourrait croire que ce sont les coups de fusil annonciateurs d’une bande qui approche. Il faut dire que des hommes payés par la compagnie sont venus nous menacer en nous traitant de cochons et avec la promesse de revenir en force. Pour eux, il ne peut exister de présence en forêt que sous la forme de jobs ou de sports de plein air. Notre occupation transitoire s’avère pour eux une aberration.

On peut décrire cette présence comme ceci — déneiger les toits et retirer la glace qui fend les toiles de la tente et de la yourte, pelleter le sentier qui mène à la route, chercher l’eau au ruisseau, fendre du bois pour chauffer les poêles. On mange ce qu’on nous donne et ce qui est trouvé dans les poubelles des grandes épiceries. Tout est gelé, mais il ne manque de rien. Peu de visiteurs en hiver. On reste entre nous.

On peut aussi décrire cette présence fragile dans les bois comme une négation muette de la race de nos ancêtres venus en Amérique pour détruire et déposséder. Le chef traditionnel Mi’kmaq soutient toujours le camp. La réalité politique sur le territoire est sans commune mesure et tout.es naviguent en eaux troubles. Le vol du territoire, 500 ans de génocide et de politiques d’assimilation, les rapts d’enfants, et les meurtres des filles et des femmes Mi’kmaq jusqu’à ce jour se conjuguent mal avec l’écologie et l’Identity politic des Blancs. C’est une situation où il faut choisir son camp dans un contexte où le gouvernement Trudeau a créé une industrie de la réconciliation dont la véritable intention est l’extinction des droits autochtones. L’appropriation de la matière première, hier comme aujourd’hui, demeurant la raison d’être des colonies canadienne et québécoise.

Des actions sur d’autres territoires proches nous ont précédées ces dernières années – la guerre du saumon des années 70 et 80 et celle du bois de 1998 gagnées par les Mi’kmaq de Listuguj, la victoire des Mi’kmaq d’Elsipogtog en 2013 contre l’extraction du gaz de schiste par une société du Texas, le Treaty Truck House des Mi’kmaq de la Nouvelle-Écosse bloquant depuis quelques années le stockage de gaz et la pollution de la rivière Shubenacadie. Chez les Blancs, il y a eu l’occupation de la cimenterie de Port-Daniel sur la Baie-des-Chaleurs par des écologistes et l’incendie du matériel de forage sur le site d’extraction de pétrole de Squatex, des pylônes électriques déboulonnés et des camions de la société d’électricité de l’État détruit par des groupes anonymes. À l’ouest du continent, des bulldozers ont été réquisitionnés sur les plateaux des Rocheuses et sont parvenus à sectionner une ligne d’oléoducs. Ces nouvelles sortent peu dans la presse canadienne et les journalistes du Québec s’entendent pour garder ces actions sous silence. C’est que tout va bien au Québec, avec des records d’emplois — grâce à des salaires de misère — et la prévisible élection d’un parti encore plus à droite que l’actuel gouvernement.

Les forages recommenceront-ils à la fonte des neiges ? On n’en sait rien. On est un.e, deux, quatre ou dix — autant que les installations ou la folie le permettent. Une question sans cesse posée — comment allier force et précarité extrême. Le commun militant y est certainement mis à l’épreuve plus rudement qu’en ville. À vivre dans les bois, on prend acte qu’il n’y a pas d’avenir, seulement le présent d’une présence incertaine. Détruire, dit-elle.

*** Lors d’une grande réunion fin septembre où il a été décidé que le camp demeurerait pour l’hiver, il a aussi été accepté que les personnes et les groupes présents au camp seraient autonomes. Ce texte est écrit dans ce contexte. Il ne parle pour personne.

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