Les Elbènes et les Omberliths
Les guerres passées qui ont opposé les Elbènes et les Omberliths ont été si terribles qu’aucun de ces deux peuples, encore traumatisés par les violences inouïes qu’ils se sont mutuellement infligées, n’en reconnaît l’existence : elles ne sont ni racontées, ni même nommées. Le déni est si puissant qu’il va jusqu’à laisser les enfants des deux peuples ennemis se fréquenter. Quand une jeune Elbène et un jeune Omberlith se rencontrent et se rapprochent, irrésistiblement attirés l’un par l’autre, personne ne les dissuade, mais les fiancés sentent une tension muette et palpable autour d’eux, dont leur amour se nourrit. Le mariage est célébré dans un silence orageux, les jeunes mariés étant seuls à danser sous les yeux de leurs familles accablées, dans une lenteur de valse tragique. L’enfant qui naît de ce mariage ne parlera jamais.
Les Rogues
Dénués de défense immunitaire, les Rogues ont toujours eu une santé fragile. Mais depuis la dernière pandémie de dracémie noire, les choses se sont considérablement aggravées : le rapport, dans la population, des individus malades et des individus sains s’est inversé, à tel point qu’on traite désormais les négatifs, devenus minoritaires, comme de pénibles anomalies. Il est autorisé de leur cracher dessus, ou de chercher à les infecter par les moyens les plus abjects. Pour échapper à ce sort, les négatifs ne sortent qu’en contrefaisant la conduite des malades, toussent, boîtent, se tordent. Mais l’absence des taches noires sur leur peau, typiques de la dracémie, finit tôt ou tard par les démasquer.
Les Négranglots
Vous avez beau être quelqu’un de doux et de civilisé, un bon mari, un bon père, une épouse modèle, si vous croisez un Négranglot, vous aurez naturellement envie de passer vos nerfs sur lui, comme tout le monde. Tout en eux y invite. Ils ont cette moue d’abattement lippue, cette posture voûtée, les épaules tombantes, qui excite la main à leur donner au passage une tape derrière la tête. Ils ne seront pas surpris. Jamais une plainte chez un Négranglot. Les femmes de nombreux peuples les pincent, les griffent, les lacèrent, trouvant en eux un prétexte pour arborer ces ongles longs, affutés et durcis, qu’elles vernissent de rose ou de violet. Si même vous riez joyeusement en les frappant, ils pourront bien rire avec vous. Ne se défileront pas. Ils ont depuis trop longtemps intégré leur fonction de souffre-douleur : depuis tant de générations, le harcèlement leur est devenu si naturel qu’ils semblent tout faire pour recevoir les coups. Ils en rajoutent dans leur insupportable moue, qui prendra parfois l’arrogance idiote du chameau, mariée à la tristesse du Saint-Bernard. Des peuples ennemis ont fraternisé grâce à leur persécution commune des Négranglots. Dans les grandes occasions diplomatiques, on en amène toujours deux ou trois pour sceller les pactes de paix. Si vous sentez votre poing se serrer à proximité d’un Négranglot, surtout ne retenez pas votre geste. Ce serait très mal vu. Les représentants des autres peuples vous soupçonneraient aussitôt de vouloir conserver contre eux cette agressivité que vous n’exprimez pas contre un Négranglot. La paix est très fragile. Elle est l’honneur des Négranglots.
Les Hidounas
Peuple inapparent, diasporique, caméléon. Les Hidounas vivent disséminés parmi les autres peuples dont ils miment les manières. Ils contrefont à la perfection les Kèvres, les Zaans ou les Pfulats. Jamais un Hidouna ne doit se démasquer : si vous croyez en tenir un, il niera. Il préférera mourir plutôt que de s’avouer Hidouna. Jamais il ne doit se réunir avec un autre Hidouna, au risque de mettre en danger leur communauté. C’est précisément par leur isolement qu’ils sont liés entre eux. Ne se parlent jamais. Les Hidounas ont depuis si longtemps pris l’habitude de se cacher et de se travestir qu’ils n’ont plus aucune identité propre. Leur seule identité réside en fait dans ce déguisement même, à quoi ils s’accrochent comme à un semblant de sens.
Les Urchols
On a souvent remarqué que, chez les Urchols, l’acte sexuel paraît extrêmement brutal : les partenaires sur le lit se reniflent, se jaugent, se tournent autour comme deux lutteurs avant le combat. Ils se poussent, s’esquivent, se rusent l’un l’autre. C’est à qui va prendre l’autre, sans se faire surprendre. Ce comportement s’explique. C’est en effet pendant l’acte sexuel que se fixent, temporairement, les caractères mâle et femelle entre les partenaires, en fonction de leur rapport de forces. Le gynospire, organe labile et capricieux, se déploie pendant la phase nuptiale et circule librement, à une vitesse sanguine, entre les deux corps en lutte. Peu à peu, il entre en turgescence, ralentit, se loge là où un corps s’invagine, se fixe chez celui qui se laisse prendre au plaisir. L’Urchol fécondé portera l’enfant. L’autre peut respirer, jusqu’à la prochaine fois.
Les Dréhpals et les Omphales
La graisse d’Omphale est leur denrée de base. Les Dréhpals s’en servent autant pour l’alimentation que pour les travaux manuels. On bénit et fortifie les enfants en les frictionnant de graisse à la naissance. Pour sa nuit de noces, l’épouse n’apparaît nue à l’époux que si elle en est luisante de la tête aux pieds. Enhardie alors, phosphorescente, chevauchante. Raffinée, la graisse est incolore. Elle sent un mélange de musc et de châtaigne. Les Dréhpals savent produire la graisse par des techniques rigoureuses. Autant pour des raisons sanitaires que religieuses, la graisse doit être extraite sur la chair vive. L’Omphale mort pénétrant par vos pores vous ferait tourner le sang comme du lait. Les Dréhpals ne peuvent rien faire sans la précieuse graisse. Hypersensibles, ils succombent à tout autre aliment s’il n’est pas préparé avec elle, conservé en elle. On ne s’étonnera pas, par conséquent, que les Dréhpals élèvent les derniers Omphales : on ne peut encore en trouver que dans leurs réserves naturelles et dans leurs parcs de production. Les Omphales, dont la reproduction est rigoureusement contrôlée, sont d’éternels adolescents. Immatures, rampants. S’attachent à leurs maîtres. Au parc, un enfant Dréhpal joue volontiers avec un Omphale qui lui devient fidèle. L’enfant et l’Omphale s’entendent comme chiots fous, batifolent, s’embrassent. C’est bon pour la graisse future. Un beau matin, on fait écorcher son Omphale par l’enfant. L’enfant pleure avec son Omphale en lui plantant le couteau dans l’aorte, la main guidée par son père. C’est ainsi qu’un Dréhpal grandit. Il prend conscience de la vraie valeur des choses. Puis on plonge l’enfant dans une baignoire remplie de la graisse de sa victime sacrifiée, dont il ressort adulte. À ceux qui voudraient voir aboli ce qu’ils appellent un esclavage, les Dréhpals répondent placidement que sans leur culture ancestrale ininterrompue, les Omphales auraient disparu depuis longtemps.
Les Ull
On ne sait s’il faut attribuer à l’histoire tourmentée de leurs ancêtres la propension des femmes Ull à ululer et à pousser leurs cris terribles pendant l’acte sexuel. Jadis envahis par les Djilmans féroces, les Ull mâles ont tous été massacrés, et leurs femmes forcées à toutes les turpitudes, qui furent bientôt couvertes par l’hypocrisie du mariage. Interdites de décision et presque de parole dans l’espace public, les survivantes asservies ont investi l’espace nuptial, tournant la seule vocifération qu’on leur autorisait. Les époux Djilmans, flattés par cette expression apparente de leur force virile, ont laissé prendre au ululement des proportions extravagantes. On dit que, à l’époque, les Ull entraient en contact par cette langue gutturale dont les pointes suraiguës traversent allègrement les murs, et qu’elles se communiquaient entre elles des messages codés, pour se manifester leur solidarité contre leurs infects époux. La ruse s’est transmise de mère en fille. Le chant sexuel de la femme Ull ressemble aujourd’hui encore, alternativement, à une plainte d’agonie et à un rugissement de colère. Mais les descendantes Ull n’ont cependant plus à souffrir les outrages que connurent leurs ancêtres. Elles sont au contraire brillantes et volubiles, responsables, directrices, banquières, très insérées dans la nouvelle société. Leur ululement n’est plus compris de personne, même pas d’elles-mêmes, qui en usent cependant encore comme d’un charme. Les imitatrices des Ull sont nombreuses, mais se démasquent d’elles-mêmes par le ridicule de leur contrefaçon. Quand quelqu’un a la chance de connaître une véritable femme Ull, il ne peut pas se tromper.
Les Omouks et les Azuri
Les Omouks sont les esclaves des Azuri. On a oublié son origine, mais l’esclavage séculaire des Omouks a remarquablement survécu à l’ère du droit universel, en mimant son apparence. Les Azuri sont d’une visible politesse, pleins d’une sollicitude feinte envers les Omouks. Ils les entretiennent dans l’illusion de leur égalité, en les berçant habilement des signes d’une considération qu’ils n’éprouvent pas. Les Omouks, flattés, se laissent ainsi duper. Ils prennent de grands airs pour parler de choses futiles, arborent des manières exagérément distinguées, parce qu’ils croient ainsi plaire aux Azuri. Ils voudraient se fondre parmi eux, mais ils les imitent pourtant très mal. Les Azuri se gardent bien de souligner le ridicule de leurs esclaves. Ils en tirent d’eux davantage encore de profit et de plaisir, leur demandant toutes sortes de « services d’amis » sur un ton de connivence, leur « empruntant » sans cesse leurs femmes pour la nuit, sous prétexte de vouloir les soulager de leurs charges, leur faisant souffrir toutes sortes de blessures pour en être eux-mêmes épargnés. Les Omouks, de leur côté, ne demandent rien. Ils se font croire à leur consentement bien qu’ils n’aient en réalité aucun pouvoir effectif de résister à leur unilatérale servitude. L’illusion suffit à assurer leur bonheur, à moins que celui-ci ne soit encore qu’un leurre, tant les Omouks sont devenus experts en duperie et en dissimulation. Mais les Azuri, trop confiants par nature, sont tellement sûrs d’avoir trouvé la formule du parfait esclavage, qu’ils ne se méfient pas.
Les Agnoli
Les Agnoli sont le peuple le plus en guerre qui soit : ils ouvrent des conflits sans arrêt, toujours sur plusieurs fronts simultanés. Mais ils mènent toutes leurs guerres hors de chez eux, loin de leur territoire protégé, de telle sorte que la population Agnoli, haïe par tous ceux qui ont dû souffrir les invasions et les exactions de son armée, se croit pourtant la plus pacifique et la plus innocente au monde. Les Agnoli sont vraiment insupportables.
Les Saphorites
Quand deux Saphorites s’entendent pour essayer de s’accoupler, il n’est pas dit qu’ils y parviennent. La phase d’accouplement proprement dite, fort brève, est en effet précédée par une phase préliminaire étendue, pendant laquelle les partenaires doivent se synchroniser par un rite respiratoire rigoureux. Chacun enfonce sa spire dans l’autre, et il faut alors parvenir à respirer en spirale, non pas l’un avec l’autre, mais l’un dans l’autre. Si l’un des deux partenaires a le réflexe ou l’impatience de sortir son ténacule avant que ne soit composée la forme complète du rythme en spirale, ça ne va pas. Tous les autres Saphorites sont alertés par le cri typique de la victime. Ils s’attroupent, encerclent le coupable. Ils font tourbillonner leurs spires, s’en servant pour détruire son ténacule, qui mettra plusieurs mois à repousser. (Sans ténacule, sa spire restera inerte, inutile.) Par contre, si les partenaires atteignent le seuil rythmique requis pour l’accouplement, ils précipitent ensuite la phase d’accouplement, qui ne les intéresse plus guère. Elle leur semble en effet bien fade au regard du stade de consentement rythmique mutuel qu’il viennent de franchir au prix d’une si longue concentration. Cet état constitue l’essentiel de l’accomplissement sexuel chez les Saphorites.
Frédéric Bisson






