États d’urgence - Photographie sociale et documentaire

À paraître le 18 mai [Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#104, le 15 mai 2017

Ce 18 mai, les Éditions Libertalia publient États d’urgence une revue photographique. Photographies, reportages et entretiens s’étalent sur 128 pages. Nous publions dans cet article le texte de présentation, le chapitre sur le mouvement contre la « loi travail » ainsi qu’une intervention de Jean Stern à propos de l’état d’urgence.

États d’urgence est un ouvrage collectif de photographie sociale. À la croisée du photojournalisme et de la photo documentaire, il invite à plonger au coeur d’une actualité encore chaude, mais avec le recul nécessaire à la construction d’une information à contre-courant du sensationnalisme.
En mutualisant nos travaux, en croisant nos regards, nos écritures et nos sensibilités, nous apportons une couverture médiatique plus riche et plus complète. Nous traversons un état de crise, une urgence sociale permanente : crise migratoire, racisme institutionnel, destruction de l’environnement, réformes libérales… Bien que cela puisse sembler paradoxal à l’heure des réseaux sociaux et de « l’information continue », nous sommes convaincus que la condition nécessaire à la construction d’une information qualitative doit être le résultat d’une immersion plus ou moins longue. Il faut le temps de comprendre, connaître les sujets que nous couvrons pour dépasser les clichés, les apparences, les évidences.

La cohérence de cet ouvrage réside avant tout dans une même perception de notre métier de photographe. Nous ne souhaitons pas être les témoins passifs du monde dans lequel nous vivons. Comme la majorité des photographes que nous côtoyons, nous ne souhaitons pas « juste appuyer sur le déclencheur et passer à autre chose ».
Notre travail est engagé mais cela ne signifie pas qu’il n’est pas objectif. Il traduit le regard que nous posons sur le monde et l’interroge pour tenter de donner des grilles de lectures différentes. À travers nos photos, nous voulons montrer, témoigner, dénoncer. Il n’y a pas de photographie neutre, tout comme il n’y a pas de journalisme neutre. L’objectivité n’est pas l’absence de positionnement.

Etats d Urgence - Photographie Sociale Et Documentaire - [Extrait : La mobilisation contre la loi travail] by lundimatin on Scribd

État d’urgence

Un recul continu des libertés

Par Jean Stern

Jean Stern est rédacteur en chef de La Chronique d’Amnesty International France. Nous l’avons rencontré pour qu’il nous parle de l’état d’urgence en France. Avec lui, nous avons abordé les conséquences quotidiennes d’un régime d’exception supposé temporaire et exceptionnel sur nos libertés fondamentales, sur les plus démunis et les militants...

Au cours des manifestations contre la loi travail du printemps 2016, la section française d’Amnesty International a envoyé un groupe d’observateurs suivre leur déroulement. Les restrictions du droit de manifester en France depuis l’instauration de l’état d’urgence, en novembre 2015, après les massacres des terrasses et du Bataclan, comme les accusations de violences policières ont justifié cette décision. Ces observateurs, signalés aux uns et aux autres par des chasubles jaunes au logo de l’organisation, ont pour but de documenter les éventuelles violations du droit de manifester et les comportements brutaux des forces de l’ordre. C’est intéressant car c’est une évolution récente des pratiques d’Amnesty, depuis Ferguson, aux États-Unis, en août 2014. Après la mort de Michael Brown, abattu par un policier, le gouverneur du Missouri y avait décrété l’état d’urgence et imposé un couvre-feu au-delà de minuit. Face à la brutalité des forces de l’ordre, Amnesty avait envoyé une quinzaine de personnes à Ferguson, pour faire respecter « le droit de manifester pacifiquement ».

Les observateurs d’Amnesty se sont également déployés à plusieurs occasions dans le même pays en 2016, notamment lors des conventions républicaine et démocrate, à Cleveland et à Philadelphie, ou pendant la mobilisation de peuples autochtones au Dakota du Nord. D’autres observateurs ont également été présents sur le terrain à Hong Kong, lors du mouvement des parapluies, ou place Gezi à Istanbul. Cela ne vaut pas soutien aux manifestants, mais cela pointe une tendance de l’ONG de se rapprocher de la société civile et des mouvements citoyens. Partout ils expriment les mêmes combats. Face au constat que les élites les tiennent en laisse, ont confisqué la démocratie, abusent de la loi du plus fort, ils se mobilisent contre l’explosion des inégalités sociales, la précarisation du travail, les discriminations, et en faveur de l’éducation, de la santé, et bien sûr du droit à une parole libre. Dans une interview qu’il m’a accordé début mars 2017, le secrétaire général d’Amnesty s’interroge sur un « modèle économique que nous avons choisi et qui a conduit à une grave augmentation des inégalités, pas seulement sur le plan économique, mais dans la possibilité de faire entendre sa voix ». Alors les états d’urgence, celui imposé dans le Missouri comme celui que connaît la France, contribuent à cette volonté de réduire les peuples au silence. Il suffit de lire chaque matin la synthèse des communiqués d’Amnesty, comme je le fais, pour comprendre à quel point les libertés d’opinion, d’expression, d’organisation et de manifestation sont menacées dans le monde. Les arrestations arbitraires, les détentions sans procès visent en particulier celles et ceux qui tentent de régénérer la société civile. Leaders étudiants, ouvriers et paysans, syndicalistes, blogueurs, journalistes, écrivains sont pourchassés, traqués, arrêtés, torturés, voire abat- tus. Le sait-on ? En 2015, 185 défenseurs de l’environnement, pour la plupart appartenant à des peuples autochtones, ont été assassinés, notamment au Brésil, aux Philippines, en Colombie, en Indonésie. Partout où de grandes compagnies minières ou forestières cherchent à imposer la loi du marché à des communautés plus que réticentes.

Alors on peut regarder l’état d’urgence en France et son exceptionnelle durée comme un signe parmi d’autres du durcissement de la mondialisation et de la traque de ses opposants. Censé lutter contre la menace terroriste, l’état d’urgence a d’abord permis de pourchasser, d’assigner à résidence, d’interdire de manifestations des opposants à la COP 21, des zadistes… Dans ses chiffres bruts, 4 200 perquisitions administratives, 710 assignations à résidence, 588 interdictions de séjour. Et seulement 0,3 % de ces mesures ont débouché sur des enquêtes policières pour fait de terrorisme. Alors, si l’état d’urgence semble techniquement dérisoire, politiquement c’est un signe lourd envoyé à la population. D’autant qu’il ne fait que prolonger des mesures liberticides qui infestent le droit français, la loi de programmation militaire en 2014 et la loi renseignement de 2015 en fournissent hélas deux exemples concrets. Je viens de mener une enquête pour le journal d’Amnesty, La Chronique, dont je suis le rédac’ chef, et c’est atterrant. Avocats, juges, professeurs de droit, journalistes, tous vont dans le même sens. Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, le définit ainsi : « L’état d’urgence contamine le droit commun, on assiste avec l’accumulation de différents dispositifs à une dérive des pouvoirs de l’État et des capacités des pouvoirs de l’État contre les citoyens. » C’est un recul continu des libertés publiques, auquel on assiste avec cet empilement de lois. On ne peut que frémir en songeant à l’usage que Marine Le Pen pourrait faire de ces « capacités de pouvoirs ». Cela se passe en France, au terme de cinq ans d’un gouvernement socialiste. Ni chez Trump, ni chez Duterte, ni chez Orban.

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