Etat d’urgence sanitaire et violation réitérée du confinement

L’avocat Raphaël Kempf nous explique les ressorts d’un nouveau délit

paru dans lundimatin#237, le 6 avril 2020

Adoptée dans la hâte et sans grand débat, la loi du 23 mars 2020 a instauré l’état d’urgence dit « sanitaire » ayant officiellement pour objet de faire face à l’épidémie de covid-19. A l’image de toute loi d’exception, la loi du 23 mars 2020 a entrainé la création, supposée temporaire, de dispositifs de restrictions des droits et libertés et de nouveaux délits. Outre la prolongation d’office, et sans intervention du juge, des délais de détention provisoire, cette loi a instauré le délit de « violation réitérée du confinement » destiné à punir de trois ans d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende les contrevenants aux mesures de confinement. Dans un entretien que nous avons mené avec lui, l’avocat Raphaël Kempf dénonce les aberrations de ce délit qui piétine la présomption d’innocence.

Raphaël Kempf, vous êtes avocat en droit pénal et vous défendez des personnes qui ont été verbalisées puis jugées pour ne pas avoir respecté les mesures de confinement imposées par le gouvernement. Pouvez-vous nous expliquer ce qui est reproché aux personnes interpellées et sur quel fondement elles ont pu se retrouver en garde-à-vue puis être jugées en comparution immédiate ?

 

On reproche à ces personnes le nouveau délit de « violation à plusieurs reprises du confinement ».   Très concrètement, la police procède à un contrôle, demande que lui soit présentée la fameuse attestation de déplacement dérogatoire. La police verbalise alors soit parce que les gens n’en ont pas soit parce qu’elle pense que ces personnes sont sorties à plus de trois reprises de chez elles sans pouvoir bénéficier des exceptions prévues par la loi ou le décret (aller au travail, faire des courses de première nécessité ou du sport dans un périmètre limité...).   Déjà, contrairement à une idée reçue et à la communication mensongère du ministre de l’intérieur, cette attestation n’est pas obligatoire : en effet, le décret ne prévoit que l’obligation de présenter un "document", quel qu’il soit s’il peut établir que le déplacement entre dans les exceptions prévues par le décret. Mais ces subtilités juridiques sont manifestement trop complexes pour Monsieur Castaner et les agents chargés de les mettre en œuvre : on a ainsi vu les policiers exiger des conditions qui ne sont pas prévues par les textes ! Dans les procès-verbaux d’interpellation, des policiers ont pu écrire que le document présenté "ne respectait pas le formalisme" prescrit. Pourtant, on l’a compris : il n’existe aucune exigence de formalisme !   En effet, on a également pu constater que des policiers exigeaient que l’attestation soit rédigée au stylo indélébile et pas au crayon de papier. Encore une fois, ceci est radicalement faux. On se trouve donc dans une situation où, au sens strict, c’est la police qui fait la loi à travers le choix de verbaliser ou pas telle ou telle situation.   Ensuite, il est très difficile de savoir ce qui constitue ou non une exception. Par exemple : qu’est-ce qu’un motif familial impérieux ? Nous n’avons aucune précision sur ce point, sauf quelques déclarations de tel ou tel ministre... Vendredi dernier, je défendais un homme en détention provisoire dont je demandais la remise en liberté. Sa mère voulait assister à l’audience. Je lui ai donc conseillé de cocher la case "motif familial impérieux" pour venir au tribunal. En effet, je considérais qu’il était impérieux de pouvoir voir son fils emprisonné - même dans le box d’une salle d’audience - dans une période où les parloirs sont suspendus... Mais qui dira que cette interprétation est la bonne ? Ce pourrait être le juge du tribunal de police, mais dans de longs mois, bien après le confinement...   Plus généralement, lors du contrôle, les policiers peuvent consulter un fichier qui s’appelle ADOC (accès au dossier des contraventions) recensant les précédentes verbalisations de la personne. Si celle-ci apparaît à plus de trois reprises, ils l’emmènent en garde à vue, à l’issue de laquelle le parquet pourra décider de son renvoi en comparution immédiate.

 
 

Si nous comprenons bien ce délit de « violation réitérée du confinement » s’apparente en réalité à un délit de « verbalisation excessive ». Le seul fait d’avoir été verbalisé plus de trois fois, à tort ou à raison, suffit pour être interpellé, jugé et condamné.

 

Il s’agit là de l’intention du gouvernement : la Direction des affaires criminelles et des grâces (la DACG, une des plus puissantes administrations du ministère de la justice) a rédigé une « foire aux questions » diffusée sur l’intranet du ministère - et qui m’a été communiquée par le parquet lors de l’audience publique de la semaine dernière.   On apprend à la lecture de cette « FAQ » que le terme de « verbalisation » voulait dire « verbalisation », ni plus ni moins, ce qui est une lapalissade. Mais en fait, ce terme est beaucoup plus complexe qu’il en a l’air : il s’agit en l’apparence du seul acte de verbaliser, mais il s’agit en même temps d’une sanction pénale.   Or, on peut former des recours contre les sanctions pénales, et contre les contraventions, on peut aller devant le tribunal de police, puis éventuellement faire appel et aller en cassation. Autrement dit, lorsqu’une personne reçoit une contravention par un agent de police (concrètement, elle la recevra plus tard par la Poste...) elle n’est pas définitivement condamnée pour cette contravention. Pourtant - magie des fichiers de police - celle-ci est enregistrée immédiatement dans ce fameux fichier ADOC. C’est comme si le seul fait d’être placé en garde à vue pour un délit - un outrage, des violences, une participation à une manifestation le visage masqué... - permettait d’inscrire à votre casier judiciaire que vous aviez commis ce délit !   Cela suffit-il pour être condamné ? Je pense que non, car la lecture du fichier ADOC ne permet d’avoir aucune précision sur les verbalisations antérieures et car ces contraventions ne sont pas définitives. Certains juges ont pu prendre cette position en relaxant des prévenus. Mais le parquet et le gouvernement pensent évidemment le contraire : ce faisant, ils autorisent des condamnations pénales sur la seule foi de constatations policières antérieures et non contradictoires, ce qui est la négation exacte du travail de la justice. Venant d’un gouvernement qui a cru pouvoir garder en prison des détenus sans qu’ils ne voient leur juge, cette volonté d’abolir le regard du juge n’est pas étonnante.

 

Vous avez déposé une question prioritaire de constitutionnalité contre l’article de la loi du 23 mars 2020 dite « d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 » qui instaure, entre autre, ce délit dont la méconnaissance est sanctionnée par six mois d’emprisonnement et 3 750 euros d’amende. Autrement dit, vous considérez que le délit de violation réitéré du confinement méconnait certains droits et libertés garantis par la Constitution ?

 

Oui bien sûr. Le principe de légalité tout d’abord, qui exige que les délits soient prévus par la loi de façon suffisamment claire et précise pour ne laisser aucune place à l’arbitraire. Ce nouveau délit a été rédigé à la va-vite en quelques heures à l’assemblée nationale par un gouvernement autoritaire, ne pensant qu’à pouvoir affirmer haut et fort que ce sera la prison pour ceux qui violent le confinement. Il était aidé en cela par des députés du parti présidentiel, aux ordres et en ordre de marche, dont la servilité et le manque d’attachement aux libertés ne nous ont jamais déçus depuis trois ans. Bref, ce texte est rédigé dans un but de communication politique et afin de laisser la bride sur le cou aux policiers sur le terrain. Le résultat était donc évident : il est mal rédigé.   Et il est tellement mal écrit qu’il viole les droits constitutionnels, ceux qui nous viennent de 1789 et de la Déclaration des droits - ce qui n’est pas rien. On l’a déjà aperçu, mais que veut dire « verbalisé à plusieurs reprises » ? Cela signifie-t-il que les contraventions doivent être définitives ? Ce n’est pas clair. C’est d’autant moins clair que députés, magistrats, procureurs ont pu employé indifféremment des termes très différents pour en parler : on a ainsi pu entendre la procureure générale de la Cour d’appel de Paris (un des plus hauts magistrats de ce pays) parler de « réitération », qui est un terme juridique très précis, et qui exige des condamnations définitives antérieures. La députée de la majorité, rapporteure du projet de loi, a quant à elle parlé de « récidive », qui a un sens juridique tout aussi précis. On le voit : personne ne sait exactement de quoi l’on parle. Et c’était inévitable, quand on sait que la récidive des contraventions des quatre premières classes n’existe pas ! Le gouvernement a donc essayé de créer un délit basé sur la récidive de contraventions antérieures, ce qui est une impossibilité juridique, un oxymore diraient les philosophes, non ? Mais il est vrai que l’esprit de l’époque, où l’état d’exception semble prendre le pas sur les principes juridiques les plus ancrés, autorise la création de toutes les chimères.   Deuxième argument de la QPC : ce qu’on appelle l’incompétence négative du législateur. La Constitution de la Ve République - on finira bien par s’en débarrasser un jour, mais elle prévoit néanmoins quelques garanties - exige que ce soit la loi qui définisse les délits. La loi, c’est à dire que ce n’est ni le décret, ni l’administration et encore moins la police qui peuvent dire ce qui est ou non un comportement délictuel. Or, on voit bien qu’ici le délit est constitué au regard des contraventions antérieures, lesquelles sont constituées (ou non) au regard des exceptions prévues par un décret ! Plus encore, on l’a dit, les modalités concrètes de mise en œuvre du nouveau texte sur le terrain laissent la part belle au pouvoir d’interprétation des policiers. Donc, si une personne est jugée en comparution immédiate, puis éventuellement incarcérée, parce qu’elle n’aura pas rempli correctement son attestation, cette personne pourra dire qu’elle est en prison, non pas en vertu d’un texte de loi clair et compréhensible, mais parce que des policiers ont jugé - au sens strict - qu’il en allait ainsi. Cet argument critique donc le fait que la loi ait abdiqué son pouvoir au profit d’autres instances.   Troisième argument : la présomption d’innocence, qui est aussi un principe cardinal et qui prévoit que tant qu’on n’est pas définitivement condamné, on doit être considéré comme innocent. Cela nous vient encore une fois de 1789. Avec ce nouveau délit, ce principe est aboli : en effet, on juge et on condamne éventuellement le prévenu au regard de contraventions recensées dans le fameux fichier ADOC et que le prévenu peut encore contester ! On envoie donc en prison des personnes qui ont peut être été verbalisées à tort avant d’être jugées en comparution immédiate, mais qui n’ont pas eu le temps de contester ces contraventions et qui, en tout état de cause ne sont pas définitives.     Tout cela est évidemment matière à un débat devant le Conseil constitutionnel, et j’ose espérer qu’il ne fera pas le choix regrettable, comme il y a quinze jours, de déroger à la Constitution en raison des circonstances exceptionnelles que nous traversons.

Raphaël Kempf est avocat. Il est l’auteur d’Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes (La Fabrique, Paris, 2019) et a récemment publié une tribune dans le journal Le Monde intitulée Il faut dénoncer l’état d’urgence sanitaire pour ce qu’il est, une loi scélérate.

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