« Et si c’était lui qui avait pété les plombs ? »

Témoignage depuis Romans-sur-Isère

paru dans lundimatin#237, le 6 avril 2020

Samedi, à Romans-sur-Isère, un homme de 30 ans a distribué des coups de couteaux en pleine rue et dans plusieurs commerces tuant deux personnes et en blessant cinq autres. Le chef de l’Etat s’est exprimé, la police antiterroriste a été saisie, trois personnes ont été placées en garde-à-vue, notamment l’agresseur. Selon l’AFP, citant une source proche de l’enquête, l’homme « ne se sentait pas bien depuis plusieurs jours » et était « assez aigri » à cause du confinement

Un lecteur de lundimatin et habitant de Romans-sur-Isère, nous a envoyé ce texte que nous publions.

Et si c’était lui qui avait pété les plombs ? Témoignage depuis Romans-sur-Isère

Les premiers à avoir bravé la bonne conscience virale dans cette ville de 40 000 âmes (classée parmi les plus pauvres d’une si grande région), c’était les marginaux en tous genre. Errant moi aussi, j’avais été marqué par le fait qu’un jeune restait assis sur un banc, au milieu d’une place centrale. Vraiment, il contrastait dans ce désert de furtifs. D’autant que sa peau était noire.
Les jours suivants, un tox qui me taxe pour toujours prendre un train imaginaire, m’a expliqué que ’le noir’ avait fini par se prendre ’des grands coups de matraque dans la gueule et se faire embarquer’, sans que les rares passants ne bougent, et que lui aussi, maintenant, il avait peur, ne savait plus où faire la manche, ni comment trouver ses produits, ses façons à lui de tenir dans notre monde. Et il n’est pas seul, comme ça, à tourner en rond, un peu perdu dans la situation. Enfin on n’est pas seuls.
Depuis, effectivement, je n’ai pas revu le gars sur le banc. Mais la lie de la ville est bien là : celles et ceux à qui on a retiré un permis qu’ils n’ont jamais eu déambulent dans un espace public vidé de sa substance. Le célèbre carnaval local, neutralisation spectaculaire d’une insurrection historique, vient d’être annulé, mais des renversements opèrent tout de même. En tous cas, pour beaucoup, cette situation brutalement lunaire est fragilisante.

Donc ce jeune noir défiait les confinés depuis son banc ensoleillé et fut puni en conséquence. En le saluant je m’étais posée cette question : qu’est-ce qui dans son histoire le fait rester là ? Je reviens à l’instant des lieux du carnage qui a eu lieu il y a quelques heures, je me pose une autre question : et si c’était lui qui avait pété les plombs ce matin ? En tous cas, son banc est pile au cœur du périmètre de sécurité, défendu violemment par des formes mouvantes, siglées, plus ou moins masquées mais toujours armées et qui se font passer pour des humains. Visions qui n’aident pas à calmer nos fragilités. Autour, vole une nuée de mouches, avec des objectifs, plutôt grands et plutôt clairs. Deux ministres en quelques mois – les Parisiens commencent à connaître le chemin vers Romans-Sur-Misère, comme on l’appelle ici affectueusement : d’abord la grêle cataclysmique qui a tout éclaté, maintenant la mort brute. Entre le climat, le virus et l’attaque au couteau, vraiment on n’échappe pas à son temps.

On est tous Charrette

Comme les autres Romanais, je dois bien reconnaître que moi aussi je suis sous le choc. Plombé par la négativité qui risque de gangréner les cœurs. Premier réflexe, sortir, ne pas rester seul chez soi, se tenir avec les autres habitants. Et dehors, on résume déjà bien l’ambiance : ’quel malheur’. Ça va, je respire : pas encore trop d’animosité dirigée. ’Ce monde est vraiment fou’, me dit un voisin (à côté de l’immeuble qui s’est effondré, avec une vieille dame dedans – Marseille style, un an avant). Les premiers propos racistes, je les entendrai le lendemain matin, dans la bouche des responsables politiques, locaux et nationaux. Et ça risque d’infuser assez vite. On fera ce qu’on peut pour contenir l’hémorragie émotionnelle.
J’étais déjà cassé en entendant le nom de ma ville à la radio, car en général ça n’augure rien de bon, mais j’ai pris une deuxième claque, dans la rue, quand on m’a dit que Julien, le fils de La Charrette, s’est ’fait égorger devant son gamin’. La Charrette, c’est le bar historique du centre, avec une grande terrasse remplie tous les weekends, une cave pour les concerts et spectacles. [J’écume les rades du secteur parce que je fais de la musique ; et puis même.] Il est tenu depuis 40 ans par un fan du music-hall, qui encadre sur son mur les photos jaunies de lui-même à différents âges, trinquant avec les stars qu’il a accueillies. Son fils a repris depuis quelques années. Ce qu’il y a de rassurant à Romans, c’est qu’aucune tentative de métropolisation branchée ne fonctionne vraiment. Tout le monde sent qu’ici, c’est la crise pour toujours, et c’est ça qui est bon. Il y a Valence juste à côté, belle grande et forte, qui aspire tous les affects de gagneurs, un peu comme Saint-Etienne/Lyon ou Liège/Bruxelles, mais en mieux quoi. Donc ici on est bien : ça fait longtemps qu’on a lâché la cordée ! Ou l’inverse, qu’on a été lâchés ? Peu nous importe : les cordes, c’est pour les tuteurs dans les jardins partagés.

Donc ça restait LE bar où tout le monde est déjà venu prendre l’apéro, ou bien se finir. Un monument local. S’y tiennent régulièrement des afters-shooters-fumeurs à huis pas si clos. Enfin s’y tenaient. Le corps collectif est traumatisé : les couteaux ont lacéré une partie du tissu commun.

Je viens de voir des flics pousser violemment une figure de la rue, qui gueule tout seul et crache partout tout le temps, il promenait sa bière et son chien à 3 pattes un peu trop près des rubalises. ’Dégage !’

On est tous des chiens à trois pattes

Dans la rue, il y a encore des exilés qui tournent en solo ou par deux, parfois sur les vélos de récup de l’atelier partagé : car c’est aussi ça Romans, une multitude associative et solidaire, depuis 40 ans. La mairie a d’emblée attaqué les assos qui louent des apparts pour les sans-papiers. Des “irresponsables” selon elle. Décidément... Les ’jeunes migrants’ partagent encore le sourire avec qui veut bien, mais forcément, en les croisant tout le monde y pense. C’était déjà le cas avant, mais alors là, ils vont en subir, des regards – si ce n’est plus. Comment on va faire maintenant ? J’espère que cette ville va rester respirable pour eux et qu’ils ne vont pas nous abandonner là, sur les terrasses d’un monde bientôt ré-ouvert, ou refermé.

Soudanais ?

S’ils ont le même âge que nous, les mêmes baskets, les mêmes téléphones, les Soudanais viennent d’un des pays martyrs de notre époque, et n’oublions jamais que nous sommes l’époque. Le Soudan a été ravagé par les famines, la sécheresse et les guerres. L’esclavage y est une tradition ancestrale. La plupart des jeunes qui fuient, pour vivre, passent ensuite par l’enfer libyen. Ils ne racontent pas, mais ils disent avoir désespéré de ne pas pouvoir se donner la mort. On est tous sur la même planète, qu’on dit ? Alors qu’on ne s’étonne plus quand le mal se répercute ici aussi, quand ça nous éclabousse jusqu’à l’intime : on boit des coups toute l’année devant eux, condamnés qu’ils sont à rester au banc (sauf pendant les périodes de confinement), à chercher encore, sur leur écran, une voie d’accès dans cet escape game grandeur nature. Nos regards attablés sont les coups de l’âme.

’Soudanais’, des grands médias aux petits habitants, ce mot court sur les bouches, comme s’il désignait une maladie. Qui se souvient, à Romans ou ailleurs, que les Soudanais et notamment les Soudanaises en première ligne, ont offert une grande victoire au camp de la liberté, dont on se réclame si fièrement quand on est éméchés ? Depuis leur catastrophe, ils et elles ont encore eu la force d’allumer la flamme de 2019 en faisant tomber le plus vieux dictateur en place. (Il venait d’augmenter le prix de l’essence. Ça vous rappelle rien ? La “hausse du prix de la vie”, ça va revenir vite, partout.) Le dernier de l’ancien régime qui est tombé, ça, c’est les Soudanais, et sur ce coup là, ils sont peut-être plus Français que d’autres. Patrie de la Révolution ? C’est à eux que l’on doit d’avoir fait refleurir le printemps de 2011.

En tous cas, pour celles et ceux qui viennent d’un tel pays, qui ont subi le pire, ’Covid’, on peut pas vraiment imaginer ce que ça veut dire. A part que tout a concrètement changé : ils ne peuvent plus aller respirer dehors. Vous pensez qu’ils ont une famille avec qui faire Skype dans leur jardin ? Le virus, c’est un machin qui prive de soleil et rend tout le monde bizarre. Peut-être que quand on est déjà un peu mort au fond de soi, il en faut pas beaucoup plus pour éclater. Sur les bancs, les autres galériens savent très bien que ça aurait pu être un autre, peut-être même eux. Sauf s’ils ont assez de papiers pour avoir accès à ce qu’on appelle des soins, en psychiatrie, ou ce qu’il en reste. Pas besoin de l’amener à la police anti-terroriste, ici on sait très bien que la souffrance et la folie n’ont ni pays d’origine, ni religion.

Ni réseau, ni raison : un craquement du monde, notre monde.

Quelques temps avant sa chute, le chef génocidaire de Khartoum était invité en Syrie, où son homologue trône encore, sur un bain de sang : la contre-révolution à l’état pur. Mais, comme les gouvernants du monde entier, Bachar sait très bien que depuis, le vent de la révolte a renversé Bachir. Gageons que cette force-là, toute aussi constitutive de notre époque, souffle elle aussi jusque Romans-Sur-Isère, et que d’ici là, on aura profité de la situation pour avancer dans l’auto-organisation.

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