Et nous allions nous ennuyer dans des cafés

Fragmentation de Patricia Farazzi [Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#324, le 31 janvier 2022

Ce 2 février, paraît Fragmentation, le dernier livre de Patricia Farazzi aux éditions de l’éclat. « Les 30 chapitres de ce livre sont comme les fragments d’une histoire qui s’est déroulée en Amérique latine dans les 30 dernières années du vingtième siècle, au cours desquelles des populations furent torturées, assassinées, effacées, sans qu’à ce jour les bourreaux soient le moins du monde inquiétés. À travers les histoires de personnages contraints à l’exil, le souvenir des massacres emprunte le chemin des mémoires chancelantes. » Nous en publions ici deux fragments.

Extraits Fragmentation Patricia Farazzi (éditions de l’éclat, 2 février 2022)

Et nous allions nous ennuyer dans des cafés

Le temps. Le temps pourquoi ? pourquoi se remémorer ? pourquoi l’intraitable amoncellement des grains. La construction incessante des vies. Sinon quoi ? Quoi ? si l’on cesse de nourrir l’ombre ?
Et nous allions nous ennuyer dans des cafés, laissions tourner autour de nous les silhouettes et les voix. Le temps de l’ennui était dérobé au temps de notre labeur harassant ou monotone. De la liberté, nous ne connaissions que ces moments feuilletés en douce dans la coulisse du réel. Leur réel. Celui où nous avons figuré si longtemps sans noms et sans bande-son.
De la liberté nous connaissions aussi la lente maturation de notre fuite impossible. Et nous nous préparions à fuir en nous-mêmes.
Avons-nous été condamnées pour ennui ? par ennui ? Cela pouvait-il être un prétexte suffisant à notre ? notre quoi ? suppression ? disparition ?

Dans ma boule de verre achetée à la sauvette, on aurait vu une table, une banquette, des verres, et nous, le menton dans la main, les yeux dans la buée sur les vitres. Des femmes. Des femmes se réunissaient là. Nous n’attendions personne, nous n’espérions personne. Nous étions déjà étrangères à notre état. Plus loin, vers le port, des centaines de femmes avaient été transformées en marchandises, en objets utilitaires. Et nous, nous avions échappé à la traite. Et nous avions un métier. Et des rêves. Et une autre idée de la solitude.
Nous étions des femmes. Étrangères dans l’étrangeté de ce mot. À celles qu’ils ne pouvaient acheter, ils réservaient d’autres méthodes. Ne pouvant obtenir notre soumission par diverses monnaies trébuchantes, ils nous faisaient trébucher et payer, nous. Toutes les devises, toutes les espèces étaient acceptées. Y compris les grammes de chair. Ne nous offraient-ils pas le théâtre de leurs pitreries ? Ce qu’ils intitulent de manière très exagérée : séduction. Ah ! nous étions aux premières loges, camarades.
Ils disaient : « femmes pour le meilleur et le pire. » Et le meilleur, ils se le réservaient, et le pire était toujours pour nous. Ils disaient : « femmes pour le plaisir et la souffrance. » Ils disaient femmes, et leurs yeux nous renvoyaient notre propre image, mais passée par leurs yeux, cette image nous devenait hostile. Elle nous enfermait dans une catégorie. Une prison de phrases et de mots et d’ordres et de convoitise. Une Elle, c’est ce que nous devenions. Une Elle face au monde véritable. Leur réel. Celui qu’ils arpentent depuis des siècles, faisant la chasse aux Elles. Mais nous ? qui étions-nous ?
Elle était ouvrière. Elle travaillait dans un atelier. Elle fabriquait des casquettes. Elle faisait des bouquets. Elle avait mal à la tête. Elle triait, rangeait, lavait, époussetait. À chaque casquette qu’elle déposait dans le panier, elle se sentait pousser des instincts meurtriers. C’était la tête d’un tyran qui glissait sous le feutre. Ces heures et ces heures passées à triturer du tissu, quand le ciel au-dessus du fleuve ne cessait de se teinter d’ardoises nouvelles. Elle passait sa main fine dans ses cheveux désordonnés, fauves, s’étonnant de ne pas y trouver de casquette. Elle observait ses camarades et elle pensait : nous n’avons pas encore vingt ans et beaucoup d’entre nous ont déjà des lunettes et les yeux fatigués, mais de beaux visages de vraie peau. Sans poudre. Sans artifices. Avec de vrais sourcils et des rides fines. Elles se plissent et se granulent doucement sous les poussières des ateliers. Elles cousent, elles poncent, elles assemblent, elles collent, elles vissent, elles posent et reposent sans repos. Elles, nous. Leur poésie est incessante. Dans le monde réel, elles triment et elles calanchent, dans leur monde intérieur, elles vivent.
Pourquoi nous avez-vous inventées ? demandait-elle. Pourquoi avez-vous inventé des humains à mémoire ? Elle disait les mots dans une étrange langue familière, étrangère au familier. Je suis sous-réaliste, disait-elle. Je suis du réel caché sous la table pendant que ces messieurs délibèrent sur la forme du vide. Un vide ailé, crions-nous, nous, rampant sur le sol, prêtes à passer sous les portes pour fuir. « Êtes-vous étrangère ? il faut l’être, ça m’enchante. » « Comment gagner votre cœur ? », « Où habitez-vous ? petite dame, petite demoiselle, petite petite. Mon petit. » La petite M. la petite D. La petite à messieurs Mon Sieur. « Dis-moi où tu habites, je t’y suivrai bien vite. » Des longues, très longues suites de mots prêts à dire que ces messieurs sortent de leurs chapeaux. « Tes lèvres, tes yeux, tes seins » qu’ils disent, et soudain on se demande affolée : mais qu’ont-ils donc ? qu’ont donc mes lèvres, mes yeux, mes seins ? et leurs mains s’approchent. Des mains poisseuses de dés... de dés… de sirs yes sir de dés-ssssirs. À vos souhaits !
Je suis née avec le chaos industriel et vous aussi camarades. Je suis née quand les humains ont découvert les antipodes. Quand ils se sont mis à marcher la tête en bas. De diverses manières selon les longitudes. Vous ne les voyez pas ? Ils rampent le cul en l’air. Personne n’a le choix. Mes amies, nous sommes gouvernées par de sinistres barbus et barbutes. Bedonnants du cerveau et contents du bide. Ils gardent les membres arrachés, les yeux brûlés, les mains tranchées, les ventres béants, dans leur coffre à jouets. Le soir, quand les vrais enfants dorment, ils fabriquent des poupées pour les vampires. Mais le bonheur ? le bonheur c’est ce qui ne se peut pas. Ce qui échappe au verbe pouvoir. Au verbe vouloir. Une musique jouée sur les branches d’un arbre en fleurs. Des fleurs délicates et vénéneuses, carnivores et irisées. Mais d’un vénéneux qui nous éveille à l’absence de peur. Un carnivore qui se retient de tout dévorer.
Nous aurions pu être de bienheureuses candidates au bonheur, mais ce verbe pouvoir… Pouvoir être heureux, pouvoir du peuple, pouvoir des puissants, pouvoir des femmes, pouvoir du pouvoir pouvoir.
Peuh !

Comme une mine d’un crayon

Elles s’appelaient comme ça et comme ci, elles avaient des surnoms comme ci et comme ça. Elles avaient des couleurs qui allaient du blanc laiteux au noir d’ébène. Elles ne croyaient qu’au dieu de la libération. Elles en portaient des fardeaux, faut dire. L’aristocratie des portes-faîtes.
Au café où vous alliez toutes, un jour, une photo, toutes les filles de l’atelier ensemble, vous n’étiez pas si nombreuses. Vous vous êtes enfermées dans un rectangle de papier, pour toujours à jamais. Jeunes, moins jeunes, plus vieilles et insouciantes. Un après-midi d’un autre siècle. Des ouvrières sobrement habillées, qui se sont posées devant l’objectif sans apprêts et dans cette apparente simplicité, vous êtes libres, détachées des clichées et des attitudes convenues.
Elles portent des masques identiques, de papier blanc, sur lesquels des lettres sont inscrites. Leurs initiales. Et un sourire est dessiné sous la lettre. Le sourire au pied de la lettre a dû dire l’une d’elles. Toi. Sans aucun doute.
Sous les rectangles de papier, leurs visages sont invisibles, mais des cheveux en désordre et la délicatesse des mains donnent un mouvement à la photo. Quelque chose qui compromet la stricte obéissance aux règles, aux schémas, aux soumissions en rapport avec leur vie de femme. Du moins celle qu’on leur permettait de vivre. Un fin réseau d’ordres et d’interdits avec toujours les mêmes ouvertures sur le monde.
Avec les quelques ustensiles qui leur étaient fournis, elles avaient peu de chances de percer la membrane. Alors, elles l’entouraient, le survolaient, cet objet défendu, elles lui insufflaient d’autres mots et d’autres sens, roulés dans d’autres écumes. Alors, elles gommaient leurs visages et se dissimulaient derrière la lettre de leurs noms.
Il y a la lettre sur le masque. Et puis, il y a leurs noms sur l’envers de la feuille, qui évoquent de lointains déracinements et d’incessantes histoires d’exil, et encore de longs récits déracinés transportés sur des navires fantômes.
C’est cette ambiguïté et ce sens du burlesque qui montrent qu’elles sont des femmes. On devine à leur pantomime qu’elles ne croient pas aux certitudes prêtes à l’emploi. Elles ne veulent qu’en rire. Faire du rire un refuge, une seconde planète où échapper aux diktats des hommes. Beaucoup se souviennent de l’histoire de leurs aïeules, une histoire de femmes trompées et abusées. Elles quittaient un lieu de misère, prêtes à travailler, avec une promesse de papier et une fois arrivées à destination, la porte d’un bordel se refermait sur elles, ou bien la cruauté d’une patronne achevait de les désespérer dans un esclavage déguisé en emploi. Et le retour était impossible.
Tout ce qui accompagnait leurs vies demeurait tétanisé, jusqu’à devenir inaccessible.
Et puis les guerres. Économiques, stratégiques, intestines, sales, larvées… todas clases de guerras.
« Ils ont recommencé », disaient-elles.
« Faudra-t-il encore mettre des enfants au monde pour remplacer les morts ? et prêter nos ventres à leur manège guerrier ? »
« Et que ferons-nous de cette chose si étrange, qui les encombre tant ? Notre histoire, celle qui n’est pas écrite, l’histoire d’oubli, l’histoire des transparences, l’histoire muette. Censurée avant même d’être relatée ».

La lucidité était leur morceau de bravoure.
Ce jour-là, face à l’objectif, elles disaient aussi : « nous sommes vivantes, nous sommes libres au-delà de toute vraisemblance. Nous sommes dans le courant du fleuve, arrêtées par un courant contraire, mais nous nageons encore entre les fines lamelles du microscope. Là, entre deux coulées de plomb, nous nous reconnaissons. Baignant dans le liquide amniotique de nos fragments. Nous comblant de brassées de chardons. Griffées par quelque chose dont le nom n’existe pas encore. Et pourtant, il ne va tarder à nous repérer, à nous réduire en poussières entre deux lamelles de verre sous la lunette de la més-histoire. »
La première halte était là. Dans un café, un jour d’automne. Avant la guerre qui a gravé les chairs dans les brasiers sans nombre. Et elles étaient là, diluées dans l’image, peut-être n’ont-elles jamais été autre chose, autrement, ailleurs. Leurs doubles en trois dimensions n’existent pas. Elles sont juste des formes humaines sur du papier brillant.
Qui voulaient-elles prévenir ?
Avec ce masque de carton, devant le visage ?
Dans un livre de Paul Nizan, elle a lu cette phrase : « En serions-nous réduits à la poésie ? » Réduits ? c’est tout ce qu’ils trouvent. Réduits. Pour un résidu, une réduction, un mironton de poésie, placez, non sans les avoir découpés au préalable, des vers bien gras, et faites les réduire à l’étouffée jusqu’à obtenir un jus grisâtre que vous réserverez pour la suite du plat. Du plat poème qui est le vôtre.

Un soir, au bistrot, elle avait gribouillé des mots sur la nappe.

par-delà les décomptes
de combats en combats
il y aura les dé-noms et les noms
l’histoire ?
on s’en fout
quel est le prix de l’ignorance ?
je bute et bute et bute
un pied sur une plinthe
je bute et bute encore
sur des mots fêlés aux entournures
et le gouffre aspire
à la rencontre
et engloutit
chairs et roches
bouches acérées
ventres éventrés
viscère à viscère
vivant par le seul souffle
vivant par le seul soufre
minéral quand il faut
sel à sel
empêtré dans ses jupes
empoté empilésexe à sexe
yeux dans yeux
au bout extrême de l’être
la nature de nos vies a été extraite comme une mine d’un crayon
nos yeux tapissent les mains gantées des voleurs d’âmes
à leurs oreilles ils ont pendu nos bouches ils ont accroché nos langues
le magma a déversé le cuir des poitrines sur la boue de nos chairs
transmués les mots transpirent
votre sueur est leur breuvage
gris d’espoir bu à même le galimatias ils titubent

le temps d’avant est arrivé hier

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :