Estivants de saison

À propos de Les estivants de Maxime Gorki, mis en scène par Marie Devroux

paru dans lundimatin#211, le 8 octobre 2019

Les estivants sont les touristes de l’Histoire, ce sont eux qui mangent en terrasse le samedi devant un déploiement de chars de la gendarmerie nationale. Ceux qui n’agissent pas et qui réagissent quand la nourriture vient à manquer à monoprix. Les estivants est une pièce de théâtre écrite par Gorki en 1904.

Les estivants sont une bande d’ami.e.s en vacances si les vacances « ne sont rien de plus que le moment le plus flagrant du commun exil métropolitain [1] ». Les estivants sont des passagers qui brillent par leur absence, ils « survolent, traversent les territoires (et les époques ?) sans établir aucun lien ni contact affectif, vitale ou spirituelle avec eux [2] ». Enfin, Les estivants c’est l’adaptation de cette pièce et de cette réalité par un groupe d’ami.e.s, de jeunes acteurs et actrices.

Qui sont les estivants ?

Dans cette pièce nous apprenons que les estivants sont des fils et filles de pauvres, d’artisans et de petits commerçants, des gens qui « en ont bavé » et qui veulent croquer. Ces pauvres devenus riches, héritiers d’un vécu populaire. Une condition qui n’est pas sans rappeler celle de transclasse qui « appartient à deux milieux (…) il est dans un processus de dés-identification par rapport à son milieu d’origine, sans être parfaitement identifié à son milieu d’arrivée. Et en nourrit des complexes [3]. »

On apprend aussi qu’ils appartiennent au « ventre mou » de la société, qu’ils sont issus de ce groupe qui ne prend pas parti et qui, par là, prend généralement le parti de l’oppresseur, ce que nous appelons aujourd’hui avec une pudeur faussement innocente la « classe moyenne » et que nous appellerons avec Marx la petite bourgeoisie. Outre leur incapacité à s’organiser dû à leurs conditions matérielles d’existence : qui ne laisse pas de place à la solidarité mais à l’hyper concurrence du marché, une autre caractéristique de cette classe est souligné par la pièce : leur relatif accès à la culture qui fait d’eux un groupe culturel avancé. De ce phénomène qu’est la petite bourgeoisie - qui est, si l’on veut en croire Agamben, la forme étendu à l’échelle planétaire sous laquelle « l’humanité a survécu au nihilisme » et qui pour Paolo Virno s’annoncerait comme « l’idéal de la postmodernité (...) se vivant tel quel, coulé dans l’abandon sans réserve à sa propre finitude » - la pièce nous propose une analyse marxiste mise en théâtre. Rappelons que la méthode marxiste d’analyse de la situation, ne demande pas des entités fétichisés mais bien des totalités vivantes : « qui se définissent par elles même dans le cadre de la recherche [4] ». Dans cette pièce, nous avons affaire à différents personnages - en mouvements - issus de ce groupe, de cette classe, à une typologie assez complète : De l’avocat à l’écrivain en passant par le petit escroc des affaires et la femme au foyer. La force de sincérité et d’identification de ces personnages vient qu’ils renvoient aux individus du groupe d’ami.e.s, aux acteurs et actrices qui jouent la pièce (de façon assez consciente) ainsi qu’à une bonne partie du public. Par ailleurs, nous avons affaire à une typologie qui embrasse de nombreuses formes sociales (le couple, l’adultère, l’amitié, le travail …) de cette société petite-bourgeoise, vivante sur scène, mystifiée et réel.

La bonne société

Nous sommes (le public) directement plongé dans l’espace intime de cette société petite-bourgeoise, dans l’espace domestique par excellence : Le salon. Mais petit à petit ce qui se découvre à nous, c’est la maison bourgeoise dans son intégralité avec ces différentes pièces : Le bureau, la terrasse, l’antichambre … Autant d’espaces clos délimités par des usages et comportements spécifiques : Les hommes jouent aux cartes en buvant dans l’antichambre, on prend le repas dans le salon… Sauf qu’ici, les spectateurs peuvent voir et entendre au-delà des portes et des murs. Ce régime de distances permet de montrer, à un spectateur omniscient, des jeux de dupes, des croisements et des relations secrètes entre les personnages. Le spectateur est un invité parmi les invités, il
siège au salon. Il est témoin des intrigues qui se nouent entre les personnages qui d’ailleurs s’adressent constamment à lui pour les commenter, donner leur avis sur untel, se plaindre, mettre le spectateur dans la confidence.

La pièce fonctionne ainsi en un remarquable ballet bien orchestré où une douzaine de personnages (certain.e.s acteurs.trices en jouent deux) défilent devant le spectateur et se déplacent entre différents espaces. Par des jeux techniques de contrepoint, de focalisation et une attention constante des acteurs.trices, la sensation du spectateur est proche du sentiment d’existence. Nous avons l’impression de vivre parmi eux, dans une position où rien ne nous échappe et en même temps où tout se passe ailleurs, nous sommes sans cesse embarqué dans les intrigues, touché par les états-d’âmes de ces personnages, nos pairs. L’authenticité est d’autant plus forte que la distribution des rôles sonne juste, faite par des gens qui se connaissent. Nous comprenons que ce travail défend un théâtre d’acteurs.trices.

Ces intrigues bourgeoises, à propos desquelles chacun.e.s donnent son « opinion » face au public, sont un prétexte pour parler du monde en générale, pour faire référence à des situations politique et poussent paradoxalement le spectateur à prendre parti ou à sombrer dans la confusion. Plus les actes passent et plus nous sommes amené à découvrir avec certains de ces personnages la nullité, la saleté et la fausseté de cette « bonne société » qui, nous le découvrons chaque acte davantage, repose sur le vide affectif et des dominations structurelles.

Mise en présence des luttes

Il y a plusieurs formes de dominations dans la pièce et en premier lieu la domination masculine nous trouvons la figure de la femme au foyer, surchargée de travail, épuisée d’une vie ingrate et solitaire ; un couple, dont le mari est violent et la femme adultère. Il y a là des représentations d’une exploitation économique, d’une domination physique et affective patriarcale.

Nous trouvons aussi un autre personnage représentant l’exploitation : Le domestique. Nous apprenons que c’est un personnage-symbole qui porte le cortège des travailleurs au service des estivants, qu’il est le « peuple », le « prolétariat », les « exploités » avec toute les questions que cela soulève. En tous cas, chez lui tout s’oppose aux estivants, il ne parle pas ou très peut (uniquement pour constater la merde de ses maitres et dire aux spectateurs ce qu’il pense d’eux), sa corporalité est vigoureuse (il saute par dessus les meubles et court le long du plateau) quand les estivants se promènent lascivement voir difficilement (ils sont souvent ivres) et s’assoient dans le canapé. Il peine au travail, pousse les meubles, change les décors... Le plus réussi est qu’il est quasiment invisible, pourtant, il est là constamment et veille à amener des cacahuètes, ranger les verres, faire la cuisine derrière son bar, vider les cendriers, allumer les cigarettes, aider à enfiler les manteaux... Nous ne pouvons que regretter que les auteur.trices ne se soient pas plus poser la question de ce qui reste de l’exploitation dans l’espace domestique (par exemple : Les livreurs à domicile ; les femmes de ménage ...) car en certains aspects ce personnage renvoie à un imaginaire aristocratique qui fausse notre identification, (par exemple on ne lui dit jamais merci). Néanmoins, ce personnage par sa parole et son regard fait exister et rappel à chaque instant (où on le voit travailler alors qu’on l’avait oublier) que cette société repose sur l’exploitation de l’homme par l’homme et la lutte des classes ou encore le patriarcat. Cette conscience à laquelle nous allons être de plus en plus confronter (le domestique passera même proposer du vin dans le public) et que nous allons suivre à travers certains personnages ne se fait pas par des discours stériles mais par le sensible.

Alors que la situation est de plus en plus précise, que les positions se cristallisent autour de la lutte des classes comme axe dramatique, le jeu est coupé brutalement par une entracte. Les personnages-individus nous expliquent le contexte dans lequel à été écrite la pièce (révolution bolchévique de 1905) et appel au secours des personnages opprimés le hors-champ des masses populaires révoltés d’hier et d’aujourd’hui. Un comédien parle des gilets-jaunes et ainsi convoque l’actualité.

Actualité et actualisation

Loin de faire une reconstitution historique, la pièce se connecte avec une lecture transhistorique et internationale de la lutte qui est présente dans la pièce d’origine. Il est d’ailleurs étonnant de trouver quasiment la même chose dans un roman américain de la même époque (cf. Jack London, Le talon de fer) avec la même analytique critique de la petite bourgeoisie, de la métaphysique ...

L’adaptation ne cherche pas moderniser la pièce de Gorki, au contraire elle continue, par quelques coupes (de longueurs textuelles, de noms des personnages, de complexité spécifiquement russe) la profondeur de son matérialisme historique. Ce travail d’actualisation, met de côté le plaisir formaliste de reproduire l’exotique société russe, pour permettre une véritable identification des spectateurs. Tout en respectant le texte d’origine, l’actualisation se fait par un subtil travail du détail qui passe par des petits objets (cigarette électronique, trottinette électrique, lunettes de soleil et canettes de bière). Ces objets du présent rentre en relation avec quelques objets ou coutumes du passé (le piano à queue ; la lecture de poèmes métaphysiques) et font des étincelles benjaminienne sur le plateau. C’est en partie par ces images dialectiques (cf. Benjamin) que nous sommes embarqué sans échappatoire dans cette critique intérieur de la société petite-bourgeoise.

Finalement, le récit, après avoir été coupé par l’entracte, reprend. Mais cette fois, c’est le cours de la vie dans cette société qui va être rompu. C’est le cours de l’histoire homogène et vide qui est rompu par les révolutionnaires en 1905, par les gilets jaunes aujourd’hui, par les acteurs pour l’entracte et dans la pièce par les personnages.

Ruptures

La suite va très vite, les tensions éclatent en conflit ouvert et la violence s’exprime, les camps qui se sont secrètement constituer en force s’affrontent, portant la lutte des classes à l’intérieur du salon. L’homogénéité de ce monde éclate et les oppressions et résistances se font jour jusqu’au point de non retour. Il n’y a plus d’opinions il n’y a plus que des actes, la vérité s’expose dans le fracas d’un repas houleux. La vérité de ce monde c’est autant l’exploitation, la domination, la misère affective que la résistance, la force et l’espoir. Point de fatalité et d’éternel retour du même c’est-à-dire de nihilisme. Un pistolet circule, mais si un personnage est blessé (en tentant de se suicider) certains demande qui l’a blessé et à d’autres de répondre : « lui-même, il n’y a que lui pour se blesser tout seul. » C’est que l’impuissance propre à se groupe social, bien que inscrite dans ces conditions matérielles d’existence, n’est pas définitive. Une des personnage le dit : « je n’est pas toujours été comme ça ! » La pièce est en ce sens une expression du marxisme vivant avant qu’il ne se fige en système idéaliste et machiniste : « entièrement déterminé par les circonstances antérieures, c’est-à-dire, en dernière analyse, par les conditions économiques, l’homme est un produit passif, une somme de reflexe conditionnées [5] » et renoue avec cette phrase d’Engels : « Les hommes font leur histoire eux-mêmes mais dans un milieu donné qui les conditionne [6] ». En échappant à l’impuissance de la gauche contemporaine (figé dans une dénonciation et/ou un cynisme), les personnages et les acteurs.trices récupèrent la praxis. Une vague de ruptures détruit les couples, affirme des amitiés et des amours, des alliances qui emportent certains de ces personnages au-delà d’eux même. Il faut noter qu’ils sont emmenés par une femme et portés par une révolte féministe. Les autres, petites mains du capitalisme et/ou du patriarcat sont laissés sur le carreau baignant dans leur aliénation.

Ce départ, qui se fait en ouvrant littéralement les portes du théâtre fait une double rupture.

Rupture contre la fatalité, l’acceptation des alternatives infernales les « il faut bien », ouvrant à nouveau un horizon émancipateur. Rupture avec un théâtre bourgeois « anti-bourgeois » dont le dernier raffinement est de mettre en scène son impuissance à changer le monde, qui à l’instar de ce personnage suicidaire, au lieu de se constituer en force n’est capable que de se blesser lui-même. Cette mise en scène fait échos à un texte de Pasolini de 1968 où, dans le but de construire un nouveau théâtre, il rejette le théâtre traditionnelle bourgeois aussi bien que le théâtre anti-bourgeois : « Aussi bien le théâtre du bavardage que le théâtre du geste et du cri sont deux produits d’une même civilisation bourgeoise. Tous deux ont en commun la haine de la Parole. Le premier est un rituel où la bourgeoisie se reflète, en s’idéalisant plus ou moins, où en tout cas elle se reconnaît toujours. Le second est un rituel où la bourgeoisie (tout en restaurant à travers sa propre culture anti-bourgeoise la pureté d’un théâtre religieux) se reconnaît en tant que production du même (pour des raisons culturelles), en même temps qu’elle éprouve le plaisir de la provocation, de la condamnation et du scandale (à travers quoi, en définitive, elle n’obtient que la confirmation de ses propres convictions) ». Dans cette pièce pas de scandale, pas de provocation. Pas d’adresse secrètement admirative à la Bourgeoisie, pas non plus d’adresse fantasmagorique « aux opprimés ».

La pièce s’adresse, par la parole et le sensible, à ce que Pasolini appel « les groupes culturels avancés de la bourgeoisie » dont il pense qu’ils peuvent « désormais constituer un public valable, et produire précisément un théâtre émanant d’eux (leur propre théâtre) ». Ainsi « S’adressant aux ‘‘groupes culturellement avancés de la bourgeoisie’’ et donc à la classe ouvrière la plus consciente, au moyen de textes fondés sur la parole (si besoin poétique) et de thèmes qui pourraient très bien être ceux d’une conférence, d’une réunion idéale ou d’un débat scientifique, le THEÂTRE DE PAROLE naît et opère dans l’espace de la culture. Son rite ne peut se définir que comme RITE CULTUREL. » D’ailleurs, le domestique à la fin de la pièce invite les spectateurs non pas à monter sur scène et à « participer » ou à « devenir des acteurs » mais à partager un repas et une discussion avec l’équipe.

Cette pièce a été montée par Marie Devroux, Marie Alié, Ninon Borsei, Luca Fiorello, Pablo Jupin, Léonce, Lucile Marianne, Martin Rouet, Panayotis Roussis, Simon Teissier et Thibault Villette.

Jouée au Festival de Liège et au Palais des beaux-arts de Charleroi

N’a pas été programmé depuis « pour un ensemble de raisons qui relève de l’économie du spectacle vivant : L’âge des comédien.ne.s ; leur nombre ; ce qu’elles racontent. Et par ce que les gens qui devraient les soutenir ne le font pas ou pas assez. Donc, pour des raisons politique »

Une pièce toujours en recherche de production et de programmation

Contact : mariedevroux at gmail.com

Signé x

LES ESTIVANTS / d'après Maxime Gorki - Marie Devroux from Festival de Liège on Vimeo.

[1Conseil Nocturne, habiter contre la métropole, 2019

[2ibid

[3Chantal Jaquet, Le transclasse connaît la lutte des classes à l’intérieur de lui-même

[4Jean-Paul Sartre, Questions de méthode, 1960

[5Jean-Paul Sartre, Questions de méthode, 1960

[6Lettre d’Engels à hans Starkenburg le 25 janvier 1894

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