Il convient aussi de raconter ce moment où je me suis rendu tous les jours sur le site web du photographe pour vérifier s’il ne l’avait pas mis hors ligne, partiellement ou totalement. C’est qu’il avait fallu, peu après la parution de mon article, trouver les liens de chacune des 43 photographies citées et extraites directement du site de Bernard Faucon pour ne pas qu’elles apparaissent immédiatement sur la page de lundimatin, nous rendant ainsi dépendants du bon vouloir de son auteur.
Et les mails de menace plus ou moins anonymes.
Et entre temps, un livre majeur a été publié : L’hospitalité au démon de Constantin Alexandrakis.
Ceci étant dit ; je souhaite me pencher maintenant sur l’élaboration d’une méthode à même d’analyser correctement les textes de la littérature contemporaine qui ont rencontré des ressorts similaires à la photographie de Bernard Faucon. Une sorte d’herméneutique littéraire revisitée, où la théorie de l’interprétation serait croisée à ce qu’on sait des choses, notamment à travers le champ des sciences sociales et de la philosophie esthétique, où lecture minutieuse et fait d’affects seraient liés de facto vers la rigueur. En somme, une herméneutique littéraire ouverte et critique qui dit :
nous lisons ce qui nous regarde, nous regardons ce que nous lisons.
Il s’agit ensuite d’appliquer cette « méthode », si on peut la nommer comme ça, sur Tony Duvert, ainsi que sur son grand défenseur — personnel et esthétique — Gilles Sebhan. Tout un programme.
Méthode : notes pour une herméneutique littéraire critique
On lit de nos propres yeux. Il est toujours question de regard. Prenons-le en compte, disons : qu’est-ce que ça me fait, de voir ça, de lire ça. Sans rejeter le formel mais en le pensant autrement. Voir rime avec savoir, et avec ce qu’on sait des choses aujourd’hui, disons que nous devons regarder autrement. Regard désaxé ? Peut-être. J’assume. Comment rendre l’étude et la critique littéraire meilleure si on occulte tout un pan de la philosophie esthétique et du travail sur la domination et ses logiques ? La littérature n’est pas en dehors du social. De la vie matérielle. Elle n’est pas exceptionnelle. Elle est, qu’on le veuille ou non, le lieu du conflit. Alors voilà : je rentre en conflit. Je propose quelques notes, rien qu’une introduction à quelque chose de plus rigoureux qui dépasse le cadre de cet article — pour plus tard, alors.Délimiter une nouvelle herméneutique littéraire, critique et ouverte aux champs concomitants de l’étude, en proposer une sorte de définition ou, en tout cas, des pistes de réflexion, apparaissent aujourd’hui comme une nécessité, quand on voit l’absence d’outils et de propositions nouvelles sur des œuvres maintes et maintes fois relues. Comment expliquer qu’il faille attendre un roman, celui de Constantin Alexandrakis, pour concevoir ces questions-là — je reste convaincu que le roman et la poésie restent bien plus intéressants que la réflexion ou l’essai pour articuler certaines choses, mais il faut bien en passer par là, à un moment donné. Il s’agirait de dire qu’il faut interpréter avec, avec les sciences sociales à-même de nous dire comment s’articulent les dominations (dans notre cas précis, ici, les dominations enfant-adulte), avec la philosophie esthétique et la question du regard, avec la notion de connaissance située. Il s’agirait de rendre justice au caractère esthétique donc politique des textes lus et étudiés.
Je fais un détour par un souvenir d’adolescence, celui des cours de grec ancien. Je me souviens du verbe ἑρμηνεύειν (herméneuein), à ses trois sens différents : exprimer, expliquer, traduire. Il fallait choisir entre ces trois termes, lors de l’exercice de traduction, selon le contexte de la phrase. Les pistes de l’herméneutique récente (littéraire ou non) telles que définies et déployées par Peter Szondi, Hans-Georg Gadamer et Hans Robert Jauss à sa suite, évoquent trois actes consécutifs à accomplir que voici : comprendre, interpréter, appliquer. La tentation serait grande, dans un geste proche d’un Pierre Bayard, de rapprocher cette nouvelle herméneutique que je tente de définir, à la psychanalyse — comprendre, interpréter… comment ne pas voir de rapprochements. (Mais je ne suis pas universitaire : je suis un écrivain.)
Comprendre, interpréter, appliquer. Si nous lisons avec nos propres yeux, c’est-à-dire avec notre cerveau dont l’anatomie nous révèlerait toutes nos lectures, nos inspirations, notre culture esthétique, émotionnelle et politique, l’interprétation de telle ou telle chose doit être renouvelée à chaque fois. Chaque lecture et une relecture. Tout est nouveau, inédit. On ne peut pas lire ce livre comme un autre l’a lu cinquante ans avant nous : c’est véritablement de ça qu’il s’agit. Plus qu’une simple frise chronologique qui expliciterait à quel moment telle connaissance a été articulée, c’est l’image de l’horizon comme un disque qui me vient à l’esprit, aux directions multiples et tout aussi importantes les unes que les autres. C’est dire aussi que, déjà, certaines personnes s’éveillaient à l’époque « contre » tel ou tel texte — souvent avec des arguments moraux — : elles étaient inentendables, c’est tout. (Je pense à deux choses, ce sens : premièrement, Arnaud Viviant à la radio en parlant de Christine Angot et des réceptions bien différentes de deux livres publiés à vingt ans d’intervalle, qui dit « C’est pas Christine Angot qui a changé, c’est nous qui avons changé » ; deuxièmement, à ce moment aujourd’hui connu et plus ou moins applaudi où Denise Bombardier s’insurge contre Gabriel Matzneff et la complaisance générale d’un plateau de télévision. On est en 1990. Elle dit, je cite : « Moi, je crois que je vis actuellement sur une autre planète ». Le choix des mots est parlant. Elle le coupe, un plus tard : « La littérature ne peut pas servir d’alibi. Il y a des limites, même à la littérature. »)
La distance temporelle n’est pas une tare. Elle est une plus-value dans le sens où elle nous permet justement cette relecture a posteriori. Comme l’historien travaille sur le passé à partir d’aujourd’hui, la lecture critique permettrait d’éclaircir de nouveau et à partir de. Il faudrait admettre la position du lecteur, géographique, sociale, temporelle, admettre sa différence par rapport à ce qu’il lit et à son auteur ; au risque de voir grandement amputée la compréhension du texte. Le texte écrit, publié et lu ne peut être appréhendé en dehors de ses retentissements, théoriques, esthétiques voire réels ; ondes qui se ressentent parfois aujourd’hui et qu’on doit savoir lire, si l’on parle d’œuvres et d’artistes passés ou trépassés. L’interprétation d’aujourd’hui permet pour la première fois de comprendre dans une variété de significations qui n’étaient peut-être pas envisageables aux contemporains. Oui, c’est une force. La force de l’expérience, l’expérience du texte et de la lecture, l’expérience de la critique, l’expérience de la distance temporelle, esthétique et politique — l’expérience d’autrui, tout simplement.
Je suis contre l’effacement d’autrui. L’effacement des textes, en ce cas. L’effacement de l’image. L’effacement tout court. Lire, comprendre, analyser, détricoter, permettrait de pouvoir imaginer quelque chose de mieux, d’émancipé et de potentiellement ravageur. C’est cette potentialité qui m’habite, évidemment, et qui me motorise. Celle qui comprend la vie matérielle et concrète des gens.
(Non-)retour à Tony Duvert
On pensait en avoir fini avec Tony Duvert, et voilà qu’un petit livre de la collection « Le goût de… » édité par le Mercure de France le remet au goût du jour. Il s’agit de l’opus Le goût de l’amour homo publié en octobre 2024, dirigé par Jean-Claude Perrier, qui est censé regrouper des extraits d’auteurs divers et variés ayant pour thème, donc, l’amour homo ; je ne reviendrai même pas sur la formule désuète sinon gênante qui donne son titre à la publication, sur l’absence quasi-totale de représentation féminine au sein du corpus constitué ainsi que de l’absence du mot « lesbien » sur la quatrième de couverture. Parce que ce qui se distingue véritablement au sein de cette sélection, c’est la présence très étonnante de Tony Duvert, lui qui n’a jamais consacré une seule page à l’« amour homo » ; il les a consacrés à son amour entièrement assumé et revendiqué des jeunes garçons. Qu’est-ce qu’il fait là ? Voilà question que je me pose immédiatement, et que d’autres se posent également quand j’en parle autour de moi. Que fait Tony Duvert au sein d’une telle publication récente ?Le petit paragraphe introductif rédigé par Jean-Claude Perrier n’est pas moins surprenant à ce sujet. Je cite : « En dépit de quelques travaux récents, Duvert est aujourd’hui mis à l’index, à cause de nombres de ses pages, considérées comme une apologie de la pédophilie. » Quelques travaux récents ? (Sans doute ceux de Gilles Sebhan.) Mis à l’index ? Par qui ? « Considérés comme » ? Par qui ? Toute la formulation baigne dans un flou volontiers entretenu, faussement neutre. Plus haut, on lit : « Avec une technique romanesque novatrice, dans un style direct et cru, il a livré quelques-uns des livres les plus transgressifs de l’époque. » C’est déjà ce que j’écrivais dans mon article précédent : aucune transgression ne réside dans la reconduction esthétique des logiques de violence et domination, et ce soi-disant esprit de subversion souvent brandi par les dominants pour justifier leur atteinte aux corps fragiles n’est qu’une tentative perverse de justifier leur violence sous de faux prétextes de liberté. Tony Duvert est remarquable en ce qu’il énonce clairement son attirance et ses pratiques plus ou moins fantasmées avec des garçons de sexe masculin. C’est ce que nous allons voir.
Commençons peut-être par le premier essai que Gilles Sebhan consacre à Tony Duvert, Retour à Duvert, qui comprend un Cahier photographique intéressant à de nombreux égards. J’en tirerai qu’une photo, un portrait de Tony Duvert entouré de quatre enfants légendé comme suit : « Tony Duvert au Maroc, 1975, avec les personnages de Journal d’un innocent ». Avec les personnages ?

Voyons plutôt le « personnage » de Portrait d’homme couteau, deuxième roman de Tony Duvert publié une première fois chez Minuit en 1969 dans un volume de 192 pages, réédité en 1978 dans une version deux fois plus courte (c’est celle-ci que nous possédons). Première phrase : « Un corps de garçonnet est étendu dans l’herbe. Son bas-ventre paraît mutilé, mais le sang qui mouille pénis et testicules vient d’une longue blessure ouverte près du nombril. Il fait nuit et il pleut. » On croirait se retrouver devant une photographie de Bernard Faucon. Tout est là : corps de l’enfant inerte, mutilé, sans doute sans vie, corps de l’enfant objet — ici, en plus, réduit à son appareil génital masculin. Quelques pages plus loin : « L’enfant est étendu à plat ventre. Fesses nues, dos nus, jambes nues. Du sommet de la tête à la pointe des pieds, il mesure un mètre trente ou quarante. Bien décontracté, le visage un peu enfoui dans l’herbe, les paupières closes, la bouche entrouverte, les cheveux joliment désordonnés. […] Le cadavre frais comme l’aube et gracieux de sommeil. » Chaque description de l’enfant est déclinée sur ce mode, tout au long du livre long de 96 pages. Descriptions plus ou moins cryptiques — on est encore aux débuts de la carrière de l’auteur, disons ça — de la fascination du narrateur pour l’enfant, pour son allure, ses comportements, son corps. Et le regard est constamment prédateur. Parce que réducteur, parce que les mots qui qualifient sont ceux qu’on choisit pour qualifier à la fois une proie et à la fois quelque chose d’inatteignable, d’inattaquable. L’enfance glorifiée en tant que pureté absolue — c’était cette rhétorique qu’on trouvait dans les photographies de Bernard Faucon, dans ses explications d’image et dans le texte d’Arthur Dreyfus. Page 55, le narrateur tente une approche : « L’enfant […] a retiré ses sandales et trempe ses pieds dans l’eau ; il remue la vase ; dans le remous qui s’apaise jaillissent les éminences alignées de ses orteils. Des bruits de pas soudain. Le gamin se précipite dans un buisson. Mais ses sandales restées au bord de l’eau signalent son passage récent, sa présence proche. Accroupi, il ne bouge plus. […] Je me suis penché, mes mains fouillent sous les chiffons souillés de crasse qui me cachent sa peau, son ventre, ses cuisses blanches. Je ne veux pas l’apprivoiser, mais lui faire mal. » Animal, proie, réduction. L’enfant n’existe que comme ça, pour ça. Quelques lignes plus loin : « Ma propre main suit la courbe d’un corps dévêtu, étendu dans l’herbe, impubère et fragile, qui respire doucement. » Page 65 et 66 : « Ma maison noire en plein soleil. […] Il passait par là, montait ici, il s’asseyait devant cette cheminée, il s’engourdissait aux flammes qui oscillent. La pièce est chaude ; l’enfant n’a gardé pour vêtement qu’un maillot court et sale sous quoi son torse halète ; tout le reste est nu, sinon visible — car d’une main il se couvre le sexe. Il est par terre. » (Me vient en mémoire une autre photo de Bernard Faucon, dont la similitude à cette description est troublante.) Rien ne vient différer de ces descriptions tout le long du texte. Tout ne sert qu’à ça, qu’à ce dispositif littéraire et pseudo-poétique de variations autour de l’enfant (de son corps, uniquement) qui se promène, qui se déshabille, qui se baigne, qui vient dans la chambre du narrateur pour s’allonger nu, sur le sol, etc., etc.
Et c’est comme s’il fallait, pour accéder aux textes de Tony Duvert, une sorte de dictionnaire. C’est peut-être dans cette idée qu’il fait éditer en 1989 son Abécédaire malveillant, son dernier livre publié. Comme une ultime justification, une ultime explication — et donc, attestation de son idée. Nous le verrons par la suite : son attirance pour les petits garçons qui semblent déjà transparaître dans le roman que nous venons de parcourir est confirmée par lui-même au gré de ses textes ultérieurs, de ses romans, et plus clairement et explicitement encore dans ses essais. Je réécris ici, avec grande difficulté, l’entrée GARÇONS de son Abécédaire : « Majesté du jeune garçon. À douze ans, on a douze ans, âge absolu. À quatorze ans, puberté faite et enfance abolie, on a plus qu’un an ou deux. […] Je deviens citoyen du monde quand j’apprends, saisi de rêverie, qu’il naît sur terre trente-neuf millions de garçons chaque année. Je vois une aube, un arc-en-ciel. Tous sont beaux, à coup sûr, tous me parlent avec plaisir. » L’entrée PÉDOPHILES : « Records (officiels) de l’année 1988 : auraient un père incestueux, aux États-Unis une fillette sur huit, et une fillette sur six aux Pays-Bas. Ce que les petits-garçons doivent s’ennuyer. » L’entrée ZOOPHILIE : « La voix chantée du garçon impubère a la même emprise, les mêmes séductions que la vue et le toucher de son corps nu. » Choix des mots, choix de la syntaxe : c’est l’enfant qui provoque, non l’adulte qui impose.
[Revenir sur les deux essais de Gilles Sebhan sur Tony Duvert (notamment le deuxième sous-titré très cocassement L’enfant silencieux ; de quel enfant s’agit-il vraiment ? + sur son roman La dette paru en 2006.]
On est le 5 avril 2025 et je dois rendre les livres à la bibliothèque aujourd’hui. Tous les livres de Tony Duvert et les deux essais de Gilles Sebhan. Les paragraphes qui précèdent ont été écrit le mois dernier — depuis, rien, j’avais d’autres choses à faire, d’abord, et puis je n’y arrivais plus. Je n’arrivais plus à ouvrir un livre de Tony Duvert et à comprendre ce que je pouvais en faire. J’avais encore trois ou quatre livres à éplucher, pourtant. J’avais un début de note (les dernières lignes entre crochets). Je voulais faire ça. Comment justifier de cette fatigue ? Qu’est-ce qu’il y aurait bien à expliquer, d’ailleurs ?
Citer. Et puis après ? Un ami me parle d’un livre qui ne fait que citer les pires passages de Baudrillard. Sans rien d’autre que les citations, après une introduction. Je me dis : peut-être pourrais-je faire pareil ? Peut-être que ça suffit ?
Dire : ça suffit.
La citation tronque ? Tant pis.
Je prends en photo les pages. Je mets les livres un par un dans un sac. Pour les rendre à la bibliothèque. Je recopie ici. J’espace de quelques lignes, quelques retours à la ligne. Les explications manquantes. Les blancs entre les paragraphes. Voilà. À compléter. Par moi, par vous. Par n’importe qui, en fait. Des silences. Rendre compte de ça, avec les blancs. De la difficulté. Je fais du montage. Je choisis de faire du montage parce que c’est la seule manière de faire dont je suis capable, pour le moment.
Première phrase du Bon sexe illustré de Tony Duvert, 1974 :
« Voici une bite de gamin qui bande. »
La photographie d’un sexe d’enfant est reproduite juste avant cette phrase ; la photographie est reproduite à chaque début de chapitre, tout le long du livre.
Deuxième page du même livre :
« Cette bite est mignonne ; elle a un petit gland crâneur, un prépuce en tétine, un joli ventre pour s’y dresser, un joli profil de hanches pour la soutenir ; les couilles sont blotties dans l’entrecuisse ; on ne nous montre pas le reste de l’enfant, jambes, buste et tête, car le document médico-civique (qu’il ne faut surtout pas commenter comme je viens de le faire) en deviendrait immoral, indiscret et inconforme aux lois : un visage et une érection à la fois, paysage trop humain, cela s’appelle de la pornographie. »
Premières lignes de Retour à Duvert de Gilles Sebhan, 2015 :
« En 2008, l’écrivain français Tony Duvert était retrouvé dans une maison – bicoque serait le terme juste – du village de Thoré-la-Rochette. En avril 2010, je publiais un récit évoquant sa vie à partir de quelques témoignages. Son frère n’avait pas souhaité s’exprimer, ni ce meilleur ami qui lui restait. Même l’homme dont m’avait parlé le maire de Thoré, qui tenait la supérette du village, et avait sans doute été, dans les dix dernières années, la personne la plus proche de l’écrivain, celle qui connaissait ses difficultés financières, ses manies de farine et de lait pour des plats qui coûtaient trois francs six sous, et de vin, de litres de vin pas cher, même cet homme avait préféré rester dans l’ombre. Ce silence, des uns et des autres, provenait d’un double malaise : celui d’un destin suffisamment désastreux pour finir en pourriture - un mois sans que personne s’aperçoive de sa disparition -, celui également d’une rumeur, la saisie de VHS pédo-pornos, ne faisant que confirmer une vie ouvertement vouée à la défense raisonnée des amours pédophiles. Dans mon livre, le terme pédophilie n’avait pas été utilisé, sans doute souhaitais-je mettre en avant les faits sans aveugler par des mots qui sont comme un venin pour l’esprit de la plupart des contemporains. »
Je relis. La « défense raisonnée des amours pédophile ». Oui. C’est bien ce qui est écrit sur la deuxième page sur livre de Gilles Sebhan consacré à Tony Duvert. Oui.
Je n’ai pas réussi à me procurer Haut risque de Gilles Sebhan. Je peux le consulter à la BnF, c’est tout. Je ne le fais pas. J’ai, chez moi, La dette, paru en 2006. Je me souviens encore du sentiment qui m’avait parcouru à sa lecture il y a quelques années. Le dégoût.
Philippe Besson au micro de Pascal Sevran, à propos de Haut risque : « C’est une plume remarquable, sur une histoire qui est sur le fil du rasoir. Il faut dire quand même que c’est très compliqué. Parce que c’est quand même un professeur de collège qui tombe amoureux et qui noue une relation amoureuse et sexuelle avec un de ses élèves et qui a 14 ans. »
Extrait de mon journal intime, entrée du 12 décembre 2022 :
[La dette, Gilles Sebhan. Plus je tourne les pages plus je suis horrifié. Le fantasme du viol est assumé, est écrit dans la jouissance de l’écrire. Je voudrais citer — mais la citation ferait exister la phrase. Je ne parviens pas à déceler ce qui le distinguerait d’un Pierre Guyotat, d’un Jean Genet ou d’un Dennis Cooper. Peut-être que le réalisme froid et cynique provoque chez moi une réaction différente, et juste. Couverte jaune, liseré rouge. Christian Giudicelli derrière la publication ? Comment ne pas y penser. Puisque c’est de la morale dont il est question, peut-être qu’on pourrait s’interroger sur la nécessité d’écrire au cours d’un récit qu’on voudrait violer ses élèves pour moins s’ennuyer face à eux. On est loin du queercore complexe et assumé du Fol marbre, de Guide ou de Salopes. Loin de… etc. Mais près de Tony Duvert sur lequel il a écrit deux biographies (lequel assumait avoir des relations sexuelles avec de jeunes garçons et écrit quasi-uniquement sur ce sujet). Peut-être que — sûrement que. La réponse est là, sans doute. Parce que le fantasme du viol, celui qui est écrit par Gilles Sebhan, est situé, est ancré dans une représentation de la jeunesse masculine sexualisée — exactement comme Tony Duvert —, et s’inscrit, non pas dans une démarche subversive, dans un esprit de provocation… mais bien pour ce qu’il est : un fantasme sexuel. […] (Plus tard : Gilles Sebhan écrit et explique à quel point les images d’Abou Ghraib l’excitent et écrit et explique pourquoi. Les phrases sont blanches et ne laissent pas la place au doute. Je ferme le livre. Je pose le livre. Je n’avais jamais vécu cette envie de vomir en lisant un livre.)]
Récidive de Tony Duvert, 1967 :
« Il y a quatre gosses, au bord de l’eau, plus un tout petit frère qu’ils ont traîné avec eux ; il court à quatre pattes dans les buissons.
Eux sont debout, les bras serrés au torse pour se protéger du froid, car ils ne portent qu’un caleçon de bain. De temps en temps, ils se grattent la plante des pieds, ou se tirent les poils des mollets, ou glissent la main dans leur maillot de bain pour remonter leur pine et avoir le ventre arrogant. Il y en a un, le plus grand, qui ne retire pas sa main. Il va tremper son pied dans l’eau de la rivière et revient en faisant des grimaces : c’est froid.
Les autres s’approchent. L’un baisse son maillot par-devant et y penche le nez. Il n’a pas dix ans. Tous s’invitent et regardent. Le plus grand touche.
Chute dans l’herbe. Ils se battent.
Le petit est tout nu, maintenant. On voit un nénuphar de nylon rouge et jaune qui descend le fl de l’eau. Il part le repêcher.
On lui court après. Cris. Le gosse est attrapé, mis par terre. Palabres. Le mioche frétille pour se dégager. Ils rigolent. Ils le maintiennent bras et jambes écartés, à plat ventre. Le grand lui claque les fesses et se couche dessus. On n’entend plus rire, mais des aïe répétés, suraigus.
Le petit ne dit plus rien. L’autre l’encule à coups de reins très vifs. Pudique, en se remettant debout il cache sa bite et se rajuste.
Il prend un bras et une jambe du gosse à la place d’un second, qui court à genoux pour s’installer sur le petit.
Il a enfoncé sa queue, il remue. On dirait qu’il se bat avec un polochon, serpent de dortoir coincé sous lui, maîtrisé à grand-peine.
Puis le troisième l’imite. On ne tient même plus le gosse ; le nez écrasé dans l’herbe, il répond aux plaisanteries.
À présent ils se baignent. Le cinquième, le tout petit, qui a observé la scène d’un œil froid, grignote un croûton, le dos tourné à la rivière. Il y en a deux qui sont immobiles dans le courant, l’eau à mi-corps. On les asperge. »
L’Enfant au masculin de Tony Duvert, 1980 :
« Si je n’ai pas réussi à me figer dans un rôle sexuel ou social, je ne sais pas davantage découper mes désirs en tranches médico-légales. Qui suis-je ?
Un pédophile ? Oui et non. Je n’éprouve aucun intérêt pour les fillettes pubères et, quant aux impubères, elles me laissent assez tiède depuis tantôt un quart de siècle. L’étiquette convenable serait donc pédhomophile. Je me passerai d’un mot pareil, et l’on se rappellera que je ne parle ici que d’homosexualité masculine.
Ma pédophilie, donc, s’intéresse aux garçons impubères.
Mais quand commence l’impuberté ? Les bébés ne m’attirent pas encore ; les petits de deux ou trois ans me plaisent à la folie, mais cette passion est restée platonique ; je n’ai jamais fait l’amour avec un garçon de moins de six ans, et ce défaut d’expérience, s’il me navre, ne me frustre pas vraiment. Par contre, à six ans, le fruit me paraît mûr : c’est un homme et il n’y manque rien. Cela devrait être l’âge de la majorité civile. On y viendra.
Voilà pour les petits. Quand vos amants atteignent la puberté, vous cessez d’être pédophile : vous devenez pédéraste. En suis-je un ?
Et comment ! Un garçon de douze ou treize ans est un peu banal, souvent il ressemble déjà trop à un adulte au mauvais sens du mot, mais il y a des contreparties, des miracles, une dernière et gigantesque enfance. »
Même livre, plus loin :
« Je dus attendre jusqu’à douze ans pour être enfin sodomisé d’importance : bien des gamins, à qui je le rendais, me picoraient attentivement l’anus, mais cela n’éteignait pas le feu intérieur qu’attisaient en moi les grands membres qu’ici et là je masturbais.
Il fallut un viol. Dont je fus l’auteur, évidemment. La victime était un adolescent de quinze ou seize ans qui se masturbait avec moi quelquefois. Quels efforts pour convaincre ce nigaud à belle verge de me monter dessus ! Il ne voulait pas ! Non qu’il eût peur de faire mal à un petit garçon : simplement, la chose n’était pas dans ses mœurs et, je crois, lui répugnait un peu. Mais je réussis à vaincre ses réticences, une fois, une seule. Mal dégauchi, et même indifférent (on ne s’aimait pas, on ne s’intéressait nullement l’un à l’autre), il s’installe brusquement sur ma petite personne et se met à coïter comme si j’étais un sac de son avec un trou. Je l’avais voulu, je l’avais. Ce martèlement sans précaution, ces grands coups de gros chien énervé par le rut, furent très douloureux : mais je ne dis rien et je le laissai finir. Il y avait mille agréments sous la douleur. »
La dette de Gilles Sebhan, 2006 :
« La photo qui me fascine réellement met en scène quatre hommes cagoulés et semble constituer une véritable séance sexuelle, loin de ce qu’on peut imaginer habituellement de la torture. Ici il ne s’agit pas de parler, d’avouer, mais seulement de faire. Au centre, un homme debout présente aux regards un dos et des fesses sublimes. Il a les mains posées sur la tête d’un autre qui se trouve agenouillé entre ses cuisses, les bras ballants, dans une pose d’une passivité absolue. Évidemment on a l’impression que l’Irakien offre son sexe à sucer. Mais le commentaire indique qu’il s’agit d’une simulation. Derrière eux, à droite, un homme nu de profil se penche et rajuste sa cagoule ; de l’autre côté, de face, un autre plus massif agite son sexe comme s’il cherchait à se faire bander. Je ne comprends rien à cette scène, mais elle me sidère. Je répète le mot « torture » plusieurs fois en la regardant, mais alors cela s’obscurcit davantage. Cette photo ressemble tellement à ce que je peux faire quand je me retrouve seul avec un Arabe. »
Voilà. Rien d’autre à ajouter. C’est tout. Qu’est-ce qu’il faudrait dire ? Je n’ai plus rien à dire.
Je ne sais pas comment finir, en fait. Parce que je ne veux pas finir sur des mots de Tony Duvert ou Gilles Sebhan. J’ouvre à nouveau le dernier livre de Christine Angot, La Nuit sur commande. Je cherche le moment où elle écrit une discussion avec sa fille Léonore, une discussion sur Claude Lévêque. Et je décide que c’est sur ça que je finirai. Oui.
« —Quand tu découvres les témoignages, dans Libération, les accusations de viol, pour toi, qu’est-ce qui se passe ? Tu es adulte à ce moment-là, qu’est-ce que tu ressens ?
— Ben là, ça devient trop réel en fait. Les Barbies, tout ça, tu te rends compte que t’as été pris en otage. Qu’on t’a fait participer à un fantasme qui était bien réel. Il demande à être aimé, d’accord, il fait en sorte qu’on l’aime, d’accord. Mais là où il est réellement…
— … tordu ?
— Là où il met des vies à terre. C’est au même endroit, c’est ça, le truc. Donc, à partir de là, son côté enfantin… Non. Il ne peut pas demander qu’on aime ça chez lui. C’est pas possible. Cette grande nostalgie, ce rapport à l’enfance, d’accord… mais, quand tu sais que c’est la même chose qui lui fait prendre le pouvoir sur les gens dans la vie réelle... Et en abuser. Non. Non, parce que, là, il impose. Une exposition, une œuvre d’art, Valstar Barbie, on peut entrer et en sortir, on peut visiter son cerveau, il n’impose pas, il y a pas de problème. Dans l’autre cas, c’est le même cerveau, sauf qu’à l’enfant concerné, il ne propose pas, il impose. Il y a des personnes qui n’ont pas pu sortir de ce délire-là. Qu’un artiste parle à partir de son fantasme, pas de problème, encore heureux, ça s’appelle la sublimation… L’art, c’est une zone de liberté pour tout le monde… On peut arrêter le délire quand on en a marre. Et, le fait de savoir qu’il n’a pas été uniquement dans ce truc de proposition, et de reconnaissance de la liberté des uns et des autres, et que cette vision du monde a aussi été un truc dans la réalité, où il ne laissait pas le choix, du coup, ça donne le sentiment d’avoir participé à ça. À cette violence. Moi, ça m’a donné le sentiment d’avoir participé. Que le fait d’avoir souscrit partiellement, ponctuellement, à cette vision du monde, avait fait de moi…
— Une complice ?
— Comme si j’avais collaboré en fait. En trouvant ça marrant cette vision du monde, alors que c’était cette même vision du monde qui détruisait des personnes. D’avoir été charmée, en fait. D’avoir, moi aussi, succombé à une sorte de charme. À un fantasme, sans distance. L’art est naturellement distancié, peut-être, oui, mais ne peut pas être la satisfaction personnelle d’un fantasme. Ça, c’est pas possible. »
Baptiste Thery-Guilbert