Envoûtement - Désenvoutement

Fantazio & Quentin Faucompré

paru dans lundimatin#242, le 12 mai 2020

Tous les deux ans, on organise pour l’humanité une soirée à thème.
C’est d’abord une soirée test : « si ça marche bien, on la fait durer un an, deux ans, même cinq ».
Depuis deux ans a été choisi comme thème la crise, un thème gigantesque, presque éternel, un petit peu fourbe puisque le fait même d’être en vie à n’importe quelle époque provoque des crises chez l’homme. [1]

Le thème juste avant, c’était la pâleur, ce qui avait permis à tous de se trouver un masque.
Les accents avaient disparu, les masques étaient devenus lisses, et les sons aussi.
L’accent circonflexe disparu sur le « â », le « a », tout nu, sans chapeau, sans protection, sans singularité propre, mourut.
La pâleur est devenue pleur.
Nous n’avons eu aucun mal à tuer le « l » qui était déjà bien fragile, unijambiste à qui on fait un croche-patte.
Et nous obtînmes ainsi la peur.
Pour échapper à la peur, certains tuèrent le « e », et devinrent purs : ils moururent à toute vitesse.
Ils ont joué à se faire pâleur, et ça a eu beaucoup de succès.
Le progrès aussi, a été un thème supérieur : on trouvait des objets qu’on se mettait à fabriquer en petite quantité, et une fois qu’on les avait en mains, on se mettait à penser à ces milliards d’hommes qui ne les avaient pas eus avant nous, et notre plaisir grandissait d’être très peu à les avoir, puis on se mettait à les fabriquer en très grande quantité.
Le progrès restera un thème fort dans les mémoires pendant longtemps, et je suis sûr qu’on en parlera encore des centaines d’années, et d’ailleurs, chaque mois, on fabrique encore des objets qui font progrès.
Le principe est simple : on fabriquait n’importe quelle chose avec des gros boutons, puis nous la refabriquions avec de plus petits boutons, et ainsi de suite, jusqu’à ce que ça tienne dans la poche, ou sous un ongle.
Puis on refaisait du gros à partir du petit parce qu’enfin, on regrettait les grosses choses.
On pouvait alors revendre ses objets lourds et gros, puis à nouveau, on les faisait rétrécir.
Nous avons compris que ce qui fatiguait les hommes, c’était les choses trop grosses pour eux, trop grandes, trop lointaines, mais ce qui était petit, rapide et rendait tout proche les faisait perdre pied.
Alors nous avons pensé qu’il fallait leur donner l’impression qu’ils se rapprochaient des choses lointaines.
En leur donnant l’impression qu’ils s’en rapprochaient, nous les en éloignions.
Mais cela est trop compliqué pour l’instant à comprendre.
Ils devenaient, au fur et à mesure que les objets s’entassaient chez eux, fort irritables.
Car chaque objet méritait une conversation, et les conversations se multipliaient et les éloignaient de ce qu’ils
s’étaient dit qu’ils feraient.
Là je parle d’eux et de moi, à des échelles différentes.
Je confonds, tu comprends.
Chaque début de mémopire qu’ils avaient était remplacé par un autre mémopire, qui s’éloignait de la mémoire de la naissance des choses.
Tout avait l’air de n’être jamais né.
Au milieu du vacarme, sans aucune peine, on a tout recommencé.
Ça c’était hier, avant hier, et aujourd’hui aussi.

[1Ce texte, écrit il y a cinq ans et ressorti par mégarde de ses cartons par Fantazio, s’avère d’une drôle (ou pas) d’actualité. Il a été publié simultanément dans Mon Pangolin d’Avril la mutation virale et quotidienne de Mon Lapin Quotidien, trimestriel édité par la maison d’édition l’Association.

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