État d’urgence sanitaire et état de droit

Entretien avec le juriste Paul Cassia

paru dans lundimatin#239, le 20 avril 2020

La seule réponse un peu articulée apportée par le gouvernement face à la propagation du virus semble tenir dans la création d’un état d’urgence sanitaire et l’adoption, sans débat, de 25 ordonnances dont certaines modifient en profondeur le droit du travail comme la procédure pénale. Il en résulte d’abord, concrètement, une déferlante ahurissante de textes qui, en l’espace de quelques jours, changent les règles du jeu, sans que soient toujours respectées les formes prescrites par la Constitution.

Pour s’y retrouver dans ce raz-de-marée normatif, qui constitue en lui-même un dispositif redoutable, nous avons demandé lumière à Paul Cassia, Professeur de droit à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qui a beaucoup travaillé sur, et surtout contre, l’état d’urgence version « antiterroriste ». [1]

Ce nouvel état d’urgence sanitaire dont le régime est en partie calqué sur celui de l’état d’urgence sécuritaire vient asseoir les pouvoirs du Premier ministre - qui peut nous assigner à résidence ou interdire « les réunions de toute nature » - tandis que les juges censés contrôler son action se retranchent derrière les « circonstances qui ont donné lieu à la déclaration de l’état d’urgence sanitaire »…. La boucle est-elle bouclée ?
[Photo : Jean-Pierre Sageot]

Bonjour Monsieur le Professeur. La loi du 23 mars 2020 a instauré un état d’urgence sanitaire. Pourtant, le confinement général – dont on pourrait penser qu’il est la pièce maîtresse de cet état d’urgence – a été imposé le 16 mars par un décret ministériel. Mais alors à quoi sert ce nouveau dispositif d’urgence créé dans l’urgence ? Pour justifier sa création, le gouvernement explique que l’état d’urgence sanitaire doit permettre d’« intégrer dans la loi les enseignements de la gestion de la crise depuis trois mois ». Il y a de quoi avoir peur. Pourriez vous nous expliquer en quoi consiste ce nouvel outil juridique ?
Le Parlement, en créant un régime dit « d’état d’urgence sanitaire » géré au plan national par le Premier ministre et le ministre de la Santé, a inscrit dans le Code de la santé publique des pouvoirs dont ces deux autorités disposaient déjà dans les épisodes de crise sanitaire exceptionnelle.

Le Premier ministre pouvait s’appuyer à la fois sur l’article 37 de la Constitution qui lui permet de prendre des décisions réglementaires – s’appliquant à une catégorie générique de personnes au nombre indéterminé – et la jurisprudence du Conseil d’Etat qui autorise l’administration de adopter des mesures nécessitées par les « circonstances exceptionnelles ». C’est d’ailleurs sur ces deux fondements que le Premier ministre a édicté son décret du 16 mars 2020 qui nous a confinés à domicile à partir du lendemain midi et jusqu’au 31 mars.

Depuis 2003, le désormais fameux article L. 3131-1 du Code de la santé publique donne au ministre de la Santé pouvoir d’arrêter toutes dispositions de nature à prévenir une crise sanitaire, et c’est en vertu de cette habilitation que, par exemple, ce ministre a signé un arrêté du 4 mars 2020 interdisant les rassemblements de plus de 5 000 personnes au nom de la prévention de l’épidémie de covid-19.

Du point de vue de l’ordre public, il était donc absolument inutile, pour répondre à l’actuelle pandémie, de créer toutes affaires cessantes un état sanitaire d’urgence, qui d’ailleurs n’avait pas été évoqué par le président de la République dans son allocution télévisée du 12 mars 2020, pour en faire un « copié/collé » des textes ou de la jurisprudence existante. Au demeurant, la loi du 23 mars 2020 ne borne pas, bien au contraire, l’étendue des pouvoirs de police administrative du Premier ministre, lequel peut, désormais sur le fondement du nouvel article L. 3131-15 du Code de la santé publique, priver toute personne de la liberté d’aller et de venir en nous assignant à domicile sans limitation de durée quotidienne – ce qui va très au-delà de l’assignation à domicile de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence qui limite l’assignation à domicile à douze heures par jour –, ou « prendre par décret toute autre mesure réglementaire limitant la liberté d’entreprendre, dans la seule finalité de mettre fin à la catastrophe sanitaire ».

En revanche, du point de vue de la préservation des libertés publiques, ce régime aurait pu être bienvenu s’il avait encadré, par un contrôle juridictionnel et parlementaire renforcé, les pouvoirs exceptionnels dont le gouvernement était d’ores et déjà titulaire. Or, tel n’est pas le cas, puisque le Parlement confiné ne contrôle rien du tout depuis le 24 mars 2020, date d’entrée ne vigueur de l’état d’urgence sanitaire, et que le Conseil d’Etat n’est pas en capacité d’exercer un contrôle juridictionnel effectif dans le cadre des procédures d’urgence dont il est saisi depuis le 18 mars, essentiellement celle du référé-liberté : en effet, le demandeur doit alors démontrer que l’acte litigieux méconnaît une liberté fondamentale de manière grave et manifestement illégale, ce qui est assez improbable dans les circonstances de crise sanitaire que nous traversons car celles-ci renforcent le poids de l’ordre public par rapport à celui des libertés.

La communication gouvernementale évoque un dispositif provisoire mais les dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire ont été insérées dans le Code de la santé publique. Étrange, non ? Pourriez vous nous expliquer qui peut déclencher l’état d’urgence sanitaire et à quelles conditions, mais aussi qui peut décider d’en sortir, si sortie il y a...
Oui, les nouveaux pouvoirs du Premier ministre et du ministre de la Santé en état d’urgence sanitaire ont d’emblée été inscrits, insérés, dans le Code de la santé publique. Il y a là un indice sérieux que le législateur entend les pérenniser au-delà de l’actuelle pandémie, et d’ailleurs il en va systématiquement ainsi avec les régimes législatifs qui se présentent comme provisoires mais qui perdurent une fois que l’on s’est accoutumé à leur existence – et cette accoutumance est rapide. Il est vrai que l’article 7 de la loi du 23 mars 2020 indique que ces nouveaux pouvoirs disparaîtront à compter du 1er avril 2021, mais il sera facile au législateur de repousser ou de supprimer cette date butoir.

L’actuel état d’urgence sanitaire, en vigueur depuis le 24 mars, a été déclenché de plein droit par le Parlement lui-même, via l’article 4 de la loi du 23 mars 2020, et ceci pour une durée de deux mois que le Premier ministre peut abréger à tout moment par décret.

Au-delà du 24 mai, la loi du 23 mars 2020 a calqué le régime de l’état d’urgence sanitaire sur celui de l’état d’urgence sécuritaire de la loi du 3 avril 1955 – qui est donc devenue un modèle, ce qui ne laisse pas d’inquiéter ! –, mis en œuvre à la suite des attentats du 13 novembre 2015 et jusqu’au 31 octobre 2017 : l’état d’urgence sanitaire est déclenché par un décret en Conseil des ministres, c’est-à-dire signé par le président de la République, le Premier ministre et les ministres concernés, pour une durée d’un mois. La loi du 3 avril 1955 prévoit que le déclenchement par décret de l’état d’urgence sécuritaire dure douze jours seulement ; c’est sur la recommandation du Conseil d’Etat que le gouvernement puis le Parlement ont prévu une durée initiale d’un mois pour l’état d’urgence sanitaire, au prétexte complètement erroné qu’en cas de catastrophe sanitaire, le Parlement ne pourrait être réuni dans le délai de douze jours. En effet, une fois que le décret déclarant l’état d’urgence cesse de produire ses effets, il appartient au Parlement de décider, par le vote d’une loi, si cet état d’urgence doit être prolongé, et alors pour combien de temps (trois mois, six mois, un an…), étant entendu que cette durée législative est un maximum qui peut être raccourci par un décret en conseil des ministres mettant fin à l’état d’urgence si les circonstances se sont améliorées par rapport au moment où il a été déclenché.

Concrètement, pour ce qui concerne l’actuelle pandémie et en fonction de l’évolution de la situation, le Conseil des ministres pourra décider vers le 20 mai de décréter l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 24 juin. Après, il appartiendra le cas échéant au Parlement de prendre le relais…

On comprend donc que le texte assoie et pérennise les pouvoirs de police de l’exécutif sans pour autant chercher à les encadrer. Face à ce que vous avez appelé un « blanc-seing » accordé en particulier au Premier ministre, il faut théoriquement s’en remettre aux juges pour protéger les droits et les libertés des personnes. Qu’en est-il en particulier des premières décisions rendues par le Conseil d’État censé contrôler l’action de l’administration ?
Dans un régime de séparation des pouvoirs, le Parlement légifère, l’exécutif exécute et les juridictions le contrôlent. Or ici, la loi du 23 mars 2020 ne borne que très marginalement les pouvoirs exceptionnels de police administrative du Premier ministre et du ministre de la Santé, de sorte que sa valeur ajoutée par rapport à la situation antérieure n’apparaît pas d’emblée : avec le nouvel article L. 3131-15 du Code de la santé publique, le Premier ministre dispose désormais, un peu comme le maire sur le territoire communal mais avec des effets géographiques et matériels infiniment plus contraignants, d’une clause de compétence générale pour prendre toutes dispositions de nature à remédier à une catastrophe sanitaire, proportionnées à sa gravité.

Toutefois, en miroir, les compétences des juridictions – en particulier de la juridiction administrative, avec le Conseil d’Etat à sa tête – n’ont pas été modifiées par la loi du 23 mars 2020, laquelle se borne à renvoyer aux procédures d’urgence contentieuses existantes. A cet égard, entre le 17 mars et le 10 avril 2020, le Conseil d’Etat a été saisi de près d’une centaine de requêtes relatives à l’action des autorités nationales et locales dans la lutte contre le covid-19, et ces requêtes sont essentiellement formées selon une voie de droit spécifique aux affaires urgentes : le référé-liberté.

Or, cette voie de recours exceptionnelle a été conçue de manière restrictive par une loi du 30 juin 2000 pour paralyser un type bien particulier d’action ou d’inaction de l’administration : les irrégularités très flagrantes qu’elle peut commettre à l’égard d’une liberté fondamentale. Ici, le confinement ayant été justifié par la nécessité de préserver le droit à la vie, cette liberté fondamentale vient en quelque sorte « écraser » un nombre considérable d’autres libertés – celles de réunion, d’entreprendre, d’exercer son activité professionnelle, d’aller et de venir, de manifester… De plus, le Conseil d’Etat considère qu’il n’a pas à inspirer ou insuffler une politique publique à l’égard de l’exécutif, de sorte qu’il a accentué la règle du confinement « brut » (c’est à cause d’une décision du Conseil d’Etat du 22 mars 2020 que le Premier ministre a pris la décision de fermer les marchés alimentaires ouverts), tout en refusant de la mettre en balance avec les carences pourtant avérées de la lutte contre le covid-19 : il est inacceptable qu’après un mois de confinement, toute la population ne dispose pas de masques, de gants, de tests – sans même évoquer les mesures particulières qui auraient dû être prises à l’égard des médicaments et du personnel hospitalier.

Il est probablement mieux, sur le terrain des apparences et de l’auto-modération que son existence implique pour l’exécutif, qu’il y ait un Conseil d’Etat ; mais ce Conseil d’Etat là, de par les limites des voies de recours comme en raison de sa proximité institutionnelle avec l’exécutif, n’exerce pas, comme cela aurait pourtant été nécessaire en termes de qualité de l’Etat de droit, un contrôle de l’état d’urgence sanitaire d’une exceptionnalité comparable à celle des pouvoirs donnés au Premier ministre.

Partant, c’est sans surprise que toutes les décision rendues par le Conseil d’Etat depuis le 22 mars n’ont rien trouvé à redire à l’action ou l’inaction du Premier ministre en matière de lutte contre la pandémie.

La loi du 23 mars 2020 n’a pas seulement instauré l’état d’urgence (et reporté le second tour des municipales), elle a également autorisé le gouvernement à adopter, à la place du Parlement, une longue série de textes et de mesures « d’urgence économique et d’adaptation à la lutte contre l’épidémie ». Dans quelles conditions cette loi par laquelle le Parlement s’en remet à l’exécutif pour gérer « l’état d’urgence » a-t-elle été votée ? Peut-on ici compter sur le Conseil constitutionnel pour garantir le respect des règles élémentaires en matière d’élaboration de la loi et la protection des libertés fondamentales inscrites dans la Constitution ?
La loi du 23 mars 2020 a été adoptée dans une urgence absolue, laquelle était pour partie nécessaire en raison du report du second tour des municipales qui devait se dérouler le 22 mars et des conséquences économiques, juridiques et sociales du confinement décrété la semaine précédente – en revanche, les dispositions de police administrative relatives au Premier ministre pouvaient attendre. Pour cause de confinement, députés et sénateurs ne pouvaient siéger ni en commission, ni en séance publique, et les deux chambres du Parlement se sont organisées pour que quelques élus puissent à eux seuls engager tout leur groupe.

L’urgence a également conduit les parlementaires et l’exécutif à s’organiser pour ne pas déférer cette loi au contrôle du Conseil constitutionnel avant sa promulgation par le président de la République ; elle pourra le cas échéant lui être soumise a posteriori, à travers des contentieux relatifs à son application, mais alors, dans le cadre des questions prioritaires de constitutionnalité, tout un aspect de la Constitution, celui relatif à la procédure parlementaire d’élaboration des lois, n’est plus susceptible d’être critiqué…Seuls donc les droits et libertés constitutionnels peuvent désormais être invoqués contre telle ou telle disposition de la loi du 23 mars, in concreto  ; mais ces droits et libertés ne sont quasiment jamais absolus, et doivent être contrebalancés avec d’autres dispositions constitutionnelles protectrices de l’ordre public ou les considérations dites « d’intérêt général » poursuivies par le législateur, de sorte que, globalement et à une ou deux hésitations près – la peine de prison pour qui viole à quatre reprise l’obligation de confinement ou la prolongation des détentions provisoires –, il n’y a aucun doute sur le fait que le Conseil constitutionnel, éventuellement saisi par la Cour de cassation (le Conseil d’Etat a déjà refusé de lui transmettre deux questions prioritaires de constitutionnalité), décidera que cette loi est conforme à la Constitution, surtout au regard des « circonstances particulières » qui ont conduit à son adoption…

Voir ainsi les membres du Conseil constitutionnel décider sans plus de motivation d’écarter la Constitution « compte tenu des circonstances particulières de l’espèce », n’est-ce pas vertigineux ? Faut-il comprendre que nous vivons dans un temps où les règles de droit ne s’imposent plus à ceux qui gèrent l’appareil d’Etat ?
Vous évoquez par cette question la décision n° 2020-799 DC du 26 mars 2020, par laquelle le Conseil constitutionnel a validé ce qui deviendra la loi organique du 30 mars, composée d’un article unique, suspendant jusqu’au 30 juin 2020 le délai de trois mois imparti au Conseil d’Etat, à la Cour de cassation et au Conseil constitutionnel pour statuer sur les questions prioritaires de constitutionnalité dont ces institutions ont été saisies.

Cette loi organique était pourtant manifestement contraire à l’article 46 de la Constitution, qui prévoit qu’un délai de quinze jours doit s’écouler entre le moment où l’une des chambres du Parlement est saisie du projet de loi organique (en l’occurrence, c’était le 18 mars) et celui où elle peut en délibérer (en l’occurrence, le Sénat en a délibéré dès le 19 mars). Le Conseil constitutionnel a statué au terme du « raisonnement » suivant : « Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas lieu de juger que cette loi organique a été adoptée en violation des règles de procédure prévues à l’article 46 de la Constitution ». Cette pseudo-motivation est doublement scandaleuse, à la fois parce que le Conseil constitutionnel refuse de juger mais… juge quand même que la Constitution peut ne pas être appliquée. C’est dans les moments de crise – sécuritaire, sanitaire, institutionnelle… - que les repères essentiels doivent tenir bon, et en l’occurrence le délai de quinze jours fixé par la Constitution de 1958 est à la fois impératif et a une justification démocratique : permettre aux observateurs de donner aux parlementaires leur point de vue sur cette loi organique.

Le Conseil constitutionnel doit, par sa position éminente au sein des institutions française, à toute époque, faire une application littérale de la Constitution lorsque celle-ci est limpide, ainsi que cela est le cas pour l’article 46. Ecarter ce texte revient à le violer, alors au demeurant qu’il n’y avait aucune urgence particulière ici puisque si le délai de trois mois n’est pas respecté par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat, la seule conséquence est que la question prioritaire de constitutionnalité est automatiquement transmise au Conseil constitutionnel, qui n’est lui pas lié par ce délai (indicatif pour ce qui le concerne) de trois mois.

Sa décision du 26 mars 2020 est une tâche considérable pour l’Etat de droit. Le Conseil constitutionnel a substitué son arbitraire à une application notariale de la Constitution. Il a manqué à son devoir, alors encore une fois qu’en en période de crise, les gardiens du droit sont plus nécessaires que jamais.

Vous nous avez expliqué tout à l’heure que l’état d’urgence confortait le Premier ministre dans son pouvoir d’adopter n’importe quel type de mesure restrictive de liberté jugée nécessaire pour gérer une crise sanitaire. Aujourd’hui, on voit des maires qui veulent rendre obligatoire le port du masque dans l’espace public. Quels sont à votre avis les dangers en terme de liberté publique auxquels nous exposent les différentes hypothèses de sortie du confinement ?
Des maires et des préfets se sont lancés dans un concours Lépine de la mesure la plus loufoque pour renforcer la rigueur de l’état d’urgence sanitaire : interdiction de sortie à plus de dix mètres de chez soi, couvre-feu, interdiction de s’asseoir, réquisition des chasseurs pour jouer, le temps d’un week-end, les supplétifs des forces de l’ordre… Tout cela a donné un patchwork assez lamentable de surenchère sécuritaire qui va sans doute se tarir à la suite de la décision du 17 avril 2020 par laquelle le Conseil d’État a suspendu l’obligation de port du masque imposée la semaine précédente par le maire de Sceaux. De cette décision, il ressort qu’en l’état d’urgence sanitaire, le pouvoir de police administrative du Premier ministre, du ministre de la Santé et des préfets fondé sur le nouvel article L. 3131615 du Code de la santé publique, ne permet aux maires d’aggraver, pour leur commune, la rigueur des mesures nationales ou départementales, qu’à la double condition qu’il existe, dans la commune, une urgence impérieuse faisant craindre localement une « pandémie au carré », et que la mesure de police municipale ne brouille pas le message gouvernemental sur la lutte contre le coronavirus.

Le principal danger de l’état d’urgence sanitaire pour les libertés publiques est d’ordre philosophique : il serait de penser que la solution aux risques de toute nature (attentats, catastrophe sanitaire…) est de type quasi-répressif, ou en tout cas relève de la police administrative, alors qu’elle relève essentiellement du terrain politique.

L’expérience de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence, pérennisée sur les terrains législatif (avec la loi sur la sécurité intérieure du 30 octobre 2017) et comportemental (avec l’acceptation sociétale de mesures toujours plus intrusives à l’égard des libertés individuelles, dont l’efficacité préventive pour l’ordre public n’est jamais établie), montre que l’effet cliquet des législations d’exception est inéluctable. Déjà, certaines ordonnances prises par le Conseil des ministres sur le fondement de la loi du 23 mars 2020 ont une durée d’application indépendante de celle de l’état d’urgence sanitaire ; déjà, on s’interroge sur la possibilité pour l’Etat, au nom du respect du droit à la vie, de suivre via les smartphones les déplacements de telle ou telle personne, sans là encore que l’efficacité « sanitaire » de ce type de mesure soit démontrée.

Nous ne devons pas accepter cela, car en réalité, non seulement l’imagination sécuritaire est sans fin, non seulement il ne peut être souhaitable ni même réaliste, de vouloir vivre dans une société à risque zéro, mais surtout, ces mesures coercitives interviennent trop tard et manquent leur cible. Elles empêchent de nous focaliser sur les racines du mal, alors qu’il faut traiter non pas seulement les conséquences de la pandémie, mais essentiellement revenir à ses causes.

Celles-ci ne sont pas de nature sécuritaire ; elles tiennent aux politiques publiques suivies quinquennat après quinquennat, dont les effets sont hélas accentués par l’addition de nos millions de comportements individuels qui ne prennent pas au sérieux l’état dans lequel nous avons mis notre planète.

Car au fond, avec l’état d’urgence sanitaire, nous appliquons une logique de forteresse à l’égard d’un virus, en attendant que les services des urgences hospitalières soient moins sollicités. C’est une « stratégie » de très court terme, risquée à moyen et long termes en raison de l’absence d’immunisation collective qu’elle implique. Elle a été rendue nécessaire par la manière dont, depuis des dizaines d’années, les pouvoirs publics nationaux considèrent les services publics, gérés sur des normes comptables à l’instar des entreprises, alors qu’on s’aperçoit aujourd’hui que la prévention a certes un coût immédiat mais qui est incroyablement moins élevé que celui que nous allons payer en raison de politiques fiscales et économiques néolibérales. Un confinement « sec », c’est-à-dire mis en œuvre sans que le Premier ministre institue, en vertu de son pouvoir de réquisition qu’il tient de la loi du 23 mars 2020 et à l’égard d’entreprises privées d’ailleurs volontiers disposées à participer à cet effort collectif, une industrie « de guerre » permettant de disposer du matériel nécessaire à une lutte active contre le virus (tests, masques pour tous, médicaments, matériel et personnel médical…), est sans issue et risque de créer rapidement des effets négatifs individuels et sociétaux autrement plus considérables que ceux induits par le coronavirus lui-même.

Il aurait sans doute été possible de mieux concilier la prévention de l’ordre public sanitaire et les libertés individuelles en n’adoptant pas une logique guerrière et, en parallèle d’un bref confinement, en réquisitionnant l’industrie française tout en donnant au service public hospitalier les moyens de fonctionner à hauteur des exigences du moment. Mais après tout, on a les dirigeants que l’on mérite.

Paul Cassia est Professeur de droit à l’Université Paris1-Panthéon-Sorbonne. Il tient un blog sur Médiapart où il décode l’actualité du droit.

Sur l’état d’urgence sanitaire, pour une analyse plus poussées des textes, lire notamment

L’état d’urgence sanitaire : remède, placebo ou venin juridique ?

Le Conseil constitutionnel déchire la Constitution

ou encore : Le Conseil d’Etat et l’état d’urgence sanitaire : bas les masques !

Il est l’auteur de La République en miettes. L’échec de la start-up Nation et La République du futur. Tisser un monde meilleur, publiés en mars 2019 chez Libre & Solidaire. Il a également publié Contre l’état d’urgence aux éditions Dalloz, novembre 2016.

[1Lundimatin est sensible à tout ce qui dans le confinement d’aujourd’hui préfigure le désormais fameux « jour d’après ». Et ne compte pas l’imaginer à partir des seules déclarations d’intentions - dont la courbe est exponentielle. Nous débutons donc une série d’entretiens avec quelques personnes dont nous pensons qu’elles ont depuis leur point de vue une bonne appréciation des dynamiques qui étaient déjà en cours en terme de mutation du travail, de l’économie, de l’informatique, du droit, de l’environnement, etc. Il s’agira à chaque de fois de partir de la situation de l’épidémie et du confinement, et de dérouler le fil.

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