Enregistrer la musique, pour quoi faire ? - Jean Rochard

« L’urgence reste donc bien à imaginer la musique dans sa grande désobéissance. »

paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018

Le journal Les Allumés du Jazz est souvent perçu comme un îlot décalé dans le monde des publications musicales. édité et publié par l’association éponyme créée en janvier 1995 et qui regroupe 70 producteurs de musique enregistrée dits indépendants, il paraît quand il peut, mais toujours par nécessité. Sans le confort d’une ligne unique (même si, par exemple, l’opposition au projet de Centre National de la Musique sait y être plus nette qu’ailleurs), il traduit les questionnements, points de vue et autres visions tragi-comiques de ce groupe hétéroclite et ses camarades (ou d’autres) qui ont choisi de ne pas limiter la musique à sa seule représentation, sa seule délégation, coincée entre l’industrie musicale, l’institution, l’ouragan high tech et la nostalgie. Début novembre, les Allumés du Jazz se rassemblaient à Avignon, l’espace de trois jours autour du thème Enregistrer la musique, pour quoi faire ? avec des questions comme « Numérique l’envers du décor », « La généralisation des stickers contre le discours critique », « Les travailleurs du disque », « L’aventure collective » etc. Le numéro 37 de ce journal - qui aime bien aussi les dessinatrices et dessinateurs — est intégralement consacré à cette question.

Jean Rochard est producteur de disque et fondateur de la maison de disque Nato

Charon était souvent de mauvaise humeur lorsqu’il faisait traverser le Styx. Héraclès lui fit sa fête et Orphée parvint à le charmer pour ramener Eurydice à la vie (mais se retourna trop vite, ce qui est contre-indiqué en traversant). Montage. Sœur Anne, elle, prit le temps nécessaire de voir ce qui pointait à l’horizon de l’autre côté de « l’herbe qui verdoie », détails soigneusement enregistrés (mais pour quoi faire ?) par Edith Piaf :

« Je vois des terres sans paysans.
Je vois des grandes maisons vides
Et de grands vides dans les maisons,
Des gens au visage livide
Qui marchent sans chanter de chansons,
Des hommes qui essaient de sourire,
Des femmes au regard si peureux,
Des vieux qui ne savent plus rire,
Des jeunes qui sont déjà vieux. »

Les disques nous ont donné à lire, les disques nous ont donné à voir dans le cristal du réel, aller voir ailleurs où nous sommes. L’invention de l’enregistrement flanqua la frousse à plus d’un ou suscita de fortes et compréhensibles critiques, disons, naturalistes. Pablo Casals, par exemple, n’en aimait d’abord pas l’idée puis grava les Suites pour violoncelle seul de Jean- Sébastien Bach, exemple de référence accomplie. Même s’il faut bien convenir que l’invention du phonographe est une bizarrerie sans nom, un dérèglement méphistophélique, une intrusion licencieuse, cette anormalité a su, non seulement diffuser la musique, mais en devenir un instrument même.

En 1970, Diego Masson enregistre Musique Vivante. C’était le nom de son ensemble (rendu célèbre par quelques interprétations décisives de Stockhausen, Berio et Boulez). Aujourd’hui, l’appellation musique vivante est utilisée à tout bout de champ (institutionnel), de chant peut-être même, comme l’autre versant de la musique, celui de sa continuité historique depuis l’origine des temps ou de sa notation à Delphes deux cents ans avant notre ère, celui du concert public contre celui de la musique en boîte. Le concert public et payant est aussi une invention assez récente qui date de 1725 lorsque le hautboïste et compositeur Anne Danican Philidor (Anne est aussi un prénom masculin à cette époque) invente le Concert Spirituel défini ainsi en 1765 par Jean-Jacques Rousseau dans son Dictionnaire de musique « Concert spirituel : Concert qui tient lieu de spectacle public à Paris, durant les temps où les autres spectacles sont fermés  »). Si la diffusion auprès d’un plus grand public que celui des nobles, autorisé par l’Académie Royale de Musique, permet un élargissement manifeste du champ d’écoute d’une musique d’abord d’inspiration religieuse puis profane (l’opéra et la musique française en sont exclus d’autorité), elle répond aussi aux idéaux d’une bourgeoisie désireuse d’affirmer son pouvoir. C’est seulement à partir de 1820 - d’abord à pas de loup - que l’applaudissement fait son apparition libérant un nouveau type de participation exaltée du public. Le rituel s’installe, loin de l’idée d’une musique sauvage pratiquée traditionnellement ou d’une musique de cour ultra-restrictive (mais faisons confiance à la bourgeoisie pour recréer de nouvelles formes de cour).

L’enregistrement aura une influence gigantesque sur l’exécution de la musique dite vivante : microphone, amplification, retours individuels, réverbération ajoutée, casques d’écoutes sur scène parfois même, séparation acoustique, limitation de la durée, applaudimètre, contrôle de l’organisateur, application à rejouer le disque sur scène en en imitant les effets... Ce que l’auditeur de musique vivante souhaite trop souvent, c’est surtout retrouver sur scène ce qu’il a entendu dans le disque et, inversement, il achètera le disque du concert si celui-ci reproduit ce qu’il vient d’entendre. Alors, s’il est bien vrai que la musique en chair et en n’ose peut déplacer les montagnes, la condition reste qu’elle se permette de dynamiter les cadres qui lui sont imposés (dès le choix de l’orchestre et de ce qu’il doit satisfaire). La musique ne se joue pas à l’identique dans un studio ou sur une scène, pas à l’identique sur une scène ou dans la rue, pas à l’identique dans la rue ou dans la forêt, etc. La mémoire n’est pas tout, la sincérité non plus. La cinglante nostalgie ne saurait tout justifier et l’on se passera bien volontiers de la très attendue séquence tellement poseuse, vaporeuse et si diminutive « c’est tellement mieux en direct  »,« lorsque tu les vois, c’est irrrrrremplaçable !  ». Même si elle n’est pas sans fondement. Le tout est de savoir ce que « direct » signifie.

Dans les années 60, Miles Davis ne jouait pas la musique qu’il enregistrait sur scène où il continuait de jouer des standards ou bien ses tubes des années 50. Les Beatles devinrent des musiciens singulièrement plus intéressants en abandonnant la scène pour se consacrer au studio. Le concert, opération de musique vivante, peut aussi souvent se révéler une entreprise bien décevante lorsqu’il singe le disque. La quasi gratuité de la musique en ligne a fait exploser les prix des concerts de façon tellement ahurissante et méprisante qu’il devrait être de première logique de boycotter ceux qui dépassent les limites de la décence. La musique vivante peut-elle encore permettre le chahut ? Un disque se choisit, une situation aussi. L’urgence reste donc bien à imaginer la musique dans sa grande désobéissance. Qu’elle use tous les espaces dont elle dispose (des salles de concerts, des studios d’enregistrement, des bars, des places publiques, des chambres d’adolescents, des casernes - non, pas des casernes !) ou de ceux dont elle ne dispose pas encore. Qu’elle échappe avec les moyens qu’elle s’accorde à la soumission, à la dictature de la haute technologie, des encadreurs de l’art et des encaisseurs dollars. Free ne saurait être un style. La vivacité de la musique saura alors toujours se regimber contre les modèles imposés, les faux-semblants de dénomination démocratique simulée et engendrera encore autant de signatures humaines pour la grande traversée de l’onde. Charon n’aura plus grand-chose à faire et Sœur Anne pourra quitter son poste d’observation pour danser le hully gully.

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