« Enjoy the ride » III

(Terrorisme des sentiments moraux)
Oncléo

paru dans lundimatin#312, le 8 novembre 2021

Au tout départ, on était seul. Comme en cellules microscopées. On l’était tous. Et ça bougeait dans tous les sens, déjà. Au tout départ on ne savait pas, s’il y avait eu comme un départ, une heure zéro, qui réfuterait l’illimité. Mais l’on avait avec nous le pressentiment infra-mondain, d’un peu avant le monde, d’une vie vécue antérieurement (qui avait dû persévérer en son bord). La vie antérieure plutôt que la vie intérieure. La rétrospection recréatrice plutôt que l’introspection thérapeutique, grave. Le surgissement impersonnel des Événements plutôt que le développement personnel de sa petite misère.

L’infinitif des verbes anonymes (et pourtant parfaitement clairs) qui nous transportent en leurs éclats plutôt que le sujet d’une phrase conçu comme son propre fondement (loquace sur son obscurité). Vivre n’est pas un effet de langage. Mais les effets de langage ne sont pas rien puisqu’ils sont vivre. Rien ne se développe dans l’harmonie de formes préétablies, surcodées par l’anticipation d’une intelligence ordonnatrice. Tout arrive, tout craque, le code, les lignes, les courbes : tout fuit et tout coule. Tout, s’était donc précipité ! L’Événement était en pleine crue ! Et aucune sorte de pasteur malhonnête, Créateur, ne se trouvait là pour nous le faire passer. Lui aussi avait dû fuir – sans qu’on en soit plus tranquille, d’ailleurs. Mais on avait avec nous la certitude de l’expérience, du péril traversé, que tout ça n’en finirait pas puisque que tout ça n’avait jamais commencé ; et qu’une fente, fissure, fission, nous avait ouverts en s’ouvrant elle, et puis jetés au grand dehors : BIG ! BANG ! Multiplication des BIG BANG ! Multi∏cation par division. Mathématiques affolées, bleues pelliculantes, qui poudroient dans l’Univers, voix émergentes, perçantes, qui passent au travers l’épaisse tourbure des événements, et laissent entrer de ce « chaos libre et venteux » derrière le Cloud de nos données stockées, chiffrées : faire que l’on respire un peu, haletant vers l’horizon – de l’air, de l’air, de l’air, comme un principe de respiration suffisante – branché sur courant électrique, conversion de paroles perdues en signal mécanique, bras/mains palmés, nageoires 3D : paré pour la grande apnée ! et s’engouffrer dans les fentes apparaissantes, disparaissantes, profondes, du grand bain de nos cellules : tout un voyage nerveux incertain (la vie jusqu’aujourd’hui). Vacillation étourdissante des nerfs enhardis ; rencontre terrible avec le sang alcoolique qui passe les lignes déchainées de la fêlure et menace de pointillements ; la fêlure-Leviathan, la fêlure fasciste, milieu détruit d’où sourd et croît l’immonde germen de l’affreuse bête humaine – toute une microphysique, toute une microbiologie du pouvoir fasciste. Nous avons besoin de nanobioscopes, d’agrandisseurs et de projecteurs à échelle industrielle pour envahir les yeux, les oreilles, les peaux ! les salles de cinéma intérieur, extérieur – et tout ce qui fait écran au retour de la joie. Nous sommes tristes, justement tristes. Mais on ne sait jamais comment la vie passera à l’offensive – car elle passera. Nous trouverons les formes nouvelles, arrachées à l’histoire universelle de nos discontinuités. « Pense avec tes os / Et ne dis rien ». Pense au milieu des fissures microscopiques de ces os craquelants qui ne sont plus tiens. Les lèvres mouillées d’alcool fort qui embrassent et aspirent le mégot fumant dans le froid de l’hiver commençant (novembre). Le feu glacial qui inonde la gorge, kärcherise la langue – cliché, cliché, cliché, c’est pareil pour la langue, se dépouiller de toute la cohorte des clichés avant de parler, sinon on crève. Laisser l’alcool descendre puis remonter. Et laver, et brûler la cervelle bileuse, l’estomac noirâtre ; incendier les sentiments-combustibles, la pensée-tourbée, le coeur-pétrole (même au plus noir de son rouge, liquide, lourd, épais, presque velouté : le sang fatigué circule encore). Beaucoup d’os ont coulé dans la boue du Roman d’Occident. Et tout le corps du peuple se noie. Ou bien étouffe ? Il crie « De l’air ! De l’air ! De l’air ! ». Le peuple suffoque et n’arrive pas à aimer. Le peuple a l’amour difficile. Le peuple écume les clapotis de l’eau de vaisselle pourrie de son histoire qui va et vient claquant les parois de son archaïque chambre noire ! Où sont les chimistes, voyants, qui sauront y expérimenter encore, actant, les accidents passés et innervant là - pour dix-mille ans ! - son squelette boiteux, sa chair vieille et saturée d’émotions affligeantes ? Le peuple écope de toutes les peines, de toutes les tares. Le peuple coasse ! Et ça résonne d’enfer. Le peuple manque de tout ! Le peuple manque, toujours. Et tous ses bouffons se rengorgent : morbides pélicans. Et nimbés dans les fonds de l’austère ossature, déchue, les petits instincts obligés rebondissent ça et là de leur crâne désert. Ils font un tout petit bruit de mort – dans une chambre vide (Twitter). Idées volées, volantes, à peine comprises déjà parlées, parlées, parlées, quand elles sortent de la bouche ou bien du nez ou bien tombent, qui viennent gonfler les gros mentons sur pattes, réservoirs ultimes de pensée-bave. Ah ! Pensez-bien ! Gastéropodes terrestres ! Qui limaçez les galeries terreuses de votre géographie personnelle ! Chacun son idée intime au menton, qu’il pointe fièrement et lève en avant : esclave gélatineux de sa sincérité blême. Chacun plein de son menton énorme, qui refait surface et s’imagine diablement intelligent parce que bavant de sincérité ! Le choeur d’eux-tous, distingué, prouve et chante au diapason que le manque lui-même en est venu à manquer. Et l’interminable procession de ces petites coquilles crâniennes, tout excitées d’humidité interne dessous leur calotte calcaire, s’en va rejoindre en-terre l’immense cimetière des escargots qui parlent. C’est une parade d’enfer, non, Alighieri ? Et nul besoin ici de descendre lointain ni de vieux maître des profondeurs pour suffoquer. Nous voilà rendus à l’heure qu’il est – avec la réalité polie à trouer ! Car il est toujours l’heure qu’il est : l’heure zéro d’avant la suite. Nous voilà rendus au cercle de ceux dont la sincérité fût sans répit et sans reproche – mais fausse. — Je le tiens d’un autre maître ! Le maître des surfaces. Aussi fou. — Mais je ne connais plus la suite ! … Les noces espérées des champions de la civilisation, les noces barbares de l’Apocalypse et du théâtre de l’Absurde ne me disent rien qui vaille. — Rimb’, Anto, où sont les serrures ? Nos vies ne valent-elles pas plus que Gorafi ? Rimb’, Anto, j’ai besoin de la clé : la cruauté est cette clé.

Oncléo

Illustration : LAWAND, « La petite nocturne » ou « L’homme à la cigarette ».
Acrylique sur panneau, 26,5x17,5cm, 1995.

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