« En haut, ils ont des contraintes aussi ! »

L’écoleDeLaRépublique, la « dotation horaire globale » et les suppressions de poste. Récit d’un carnage

paru dans lundimatin#329, le 7 mars 2022

Les lectrices et lecteurs de lundimatin commencent à connaître Hugo Dorgere, notre envoyé spécial et spontané depuis ce lieux mystérieux où l’on fabrique nos enfants : l’éducation nationale. Après, « Je veux plus aller à l’école » et « Monsieur, enlevez-moi mon zéro ! », un nouvel épisode en immersion et en apnée.

Cela fait une trentaine d’années que les managers régionaux chargés d’administrer les affaires de la bourgeoisie en France rêvent de vider le service public de sa substance communisante et d’en faire un reflet de la rentabilité entrepreneuriale. L’Education Nationale n’y fait pas exception et chaque année, ils réduisent les moyens dans l’espoir que ça ne se remarque pas trop. Auparavant, ils redoutaient un nouveau 1995, aujourd’hui, ils sont galvanisés par leurs triomphes, les réformes se succèdent à un rythme alarmant et les postes sont supprimés dans l’indifférence générale, 7900 rien que sous le mandat de Blanquer. Les enveloppes d’heures que reçoivent les établissements, les DHG (dotation horaire globale), se réduisent comme peau de chagrin et accompagnent la saignée de ce statut de fonctionnaire dont on voudrait enfin célébrer la disparition. L’auteur de ce texte revient sur ces expériences que subissent les personnels de l’Education Nationale et les possibilités de résistance.

La nouvelle me fait l’effet d’un coup de tonnerre.
Notre collègue d’allemand, Anke, qui a assisté au conseil pédagogique est formelle : un poste va sauter dans l’équipe d’anglais. Damn ! Moi qui croyais qu’avec la start-up nation au pouvoir, nous étions intouchables ! Bande d’ingrats, vous n’avez pas honte ? Nous nous saignons aux quatre veines pour enseigner la langue d’Elon Musk aux jeunes et voilà comment nous sommes remerciés ? Anke n’a pas saisi toutes les subtilités administratives de la nouvelle répartition des heures mais selon elle, c’est Hafsa qui doit partir. Elle serait la dernière arrivée en anglais au lycée Robert Doisneau, par conséquent, la foudre tombe sur sa tête. Dans la confusion du moment, je n’arrive pas à recomposer la chronologie de ma carrière dans l’Education Nationale, ni à me souvenir si je suis arrivé avant Hafsa. La pauvre a l’air décomposé. C’est une femme d’une cinquantaine d’année, ancienne contractuelle qui s’est résolue à passer les concours pour plus de stabilité.

— La sécurité de l’emploi, tu parles ! me dit-elle.

L’arbitraire de la décision me remplit de colère et d’amertume. J’ai bien conscience que cette suppression de poste est la conséquence directe des politiques d’austérité menées depuis trente ans. Cela me paraît tout de même incroyable qu’ils réduisent les effectifs dans les établissements de banlieues. Chez les nababs du centre-ville, oui, mais chez nous, impossible ! Pour le moment, les voies du rectorat nous demeurent impénétrables. Je laisse les explications embrouillées d’Anke me persuader que je suis hors de danger.

— On va pas se laisser faire, maugrée-je, faut refuser les heures supp, faire grève à la rentrée…
— Hugo, je peux pas demander à des gens de perdre leur salaire.

J’avais oublié qu’Hafsa était loin d’être la plus combative de mes collègues. Elle se plaignait souvent mais la simple idée de faire grève tourmentait sa conscience professionnelle. Cela représentait aussi une perte financière inutile, que s’infligeaient des masochistes et pour faire quoi, au juste ? Défiler avec les camions de l’intersyndicale dans les rues de Lyon ? Se coltiner les slogans usés et les playlists de l’ancien monde qui gâchent les retrouvailles avec les potes ? Marcher jusqu’au rectorat pour montrer que décidément, on en a gros, puis rentrer sagement chez nous ? Merde, je la comprends en fait. Est-ce que je serais devenu de droite ? Non, simplement découragé par notre manque d’efficacité. Revenons-en a Hafsa. Par ces temps de course au trône présidentiel, la salle des profs cesse un peu d’être une fury room [1] où l’on se délecte méchamment de la bêtise de nos élèves, pour devenir un terrain plus propice à des discussions politiques. Les élections sont toujours une démonstration navrante de bêtise politique et un triste rappel de l’impuissance de notre classe mais elles me permettent de prendre la température idéologique des collègues. De voir à quel endroit la limite entre l’acceptable et l’inacceptable a été tracé. Et puis je ne loupe jamais une occasion de radicaliser mon équipe, qui est au courant d’ailleurs, puisque je ne fais pas mystère de mes opinions politiques. Dans le Malleus Maleficarum des croisés anti-woke, je figure probablement dans la catégorie des anarcho-djihadistes adeptes du point médian. Au détour d’un échange, Hasfa m’indique qu’elle trouve Mélenchon trop extrême. Une autre collègue d’anglais, Béatrice, semble partager ce point de vue. Je leur demande de préciser ce qu’elles entendent par là mais elles bottent en touche, se contentent de citer l’épisode « la république, c’est moi » et de le traiter de dictateur potentiel. Je réponds qu’il s’agit d’un candidat plutôt modéré, qui propose d’appliquer le programme commun de la gauche en 1981. Il est sans doute plus tiède que les socialistes et les cocos d’antan. Rien à faire, leurs préférences se portent sur les candidats de la droite complexée, Jadot, Hidalgo, Taubira… Pour certains profs, tout est affaire de style et décidément, ce Jean-Luc gueule un peu trop, il ne peut pas être le représentant des vainqueurs du système scolaire. Il leur faut quelqu’un qui les emmerde avec lyrisme, capable de citer du Pablo Neruda, de parler conso responsable tout en sachant apaiser les grandes divinités du marché. Je me fourvoie peut-être dans de l’étapisme mais je crois que si les enseignants reconnaissaient que Mélenchon n’était rien de plus qu’un social-démocrate, cela serait un point de départ vers des ruptures plus radicales. Au cours desquelles nous pourrions essayer de retrouver notre souveraineté sur le travail.

Le soir, de retour chez moi, cette histoire de suppression de poste continue de m’agiter. Je me sens sur la sellette. Une conversation Whatsapp avec Caroline, une collègue d’histoire en congé maladie, achève de me convaincre. Si avec Hafsa, nous sommes arrivés en même temps, est-ce vraiment sûr que l’échafaud soit pour elle ? Qu’est ce qui nous départage ? Après quelques recherches sur les sites syndicaux, j’apprends que dans la présente situation, tout se joue sur l’échelon et le nombre d’enfants. Fuck. C’est peut-être moi qui vais dégager en fait. Être le mec qui s’insurge d’une injustice, c’est quand même plus confortable que de la subir. J’avoue que je préférerais que ça soit Hafsa qui trinque, pour une raison bassement matérielle. Elle a une bagnole et moi, je suis un handicapé de la route. Si l’on m’affecte à Trévoux, un bled très mal desservi par les transports en commun, je décède. Bon, d’après les quelques copains que je contacte, c’est l’échelon qui va nous départager. La grille avec laquelle se mesure l’avancement dans l’Education Nationale. Ou la servilité, ça dépend de quel côté de la barricade vous vous trouvez. Je déteste être pris par les affres de l’incertitude alors j’appelle Hafsa pour qu’on soit fixés. Je lui révèle mon échelon. Quatre pour moi, cinq pour elle. C’est mon poste qui saute. Jesus motherfucking Christ. Le hasard vient de me faire un bon doigt d’honneur.

— J’ai parlé à Grégoire, lui révélais-je. Il pense que tout n’est pas perdu. Si l’on établit un rapport de force avec l’administration, c’est possible de sauver le poste. Faudrait faire grève une semaine à la rentrée.
— Oh, tu sais la grève….

Douche froide. Je crois qu’elle me fait comprendre qu’elle est pas très chaude pour mettre le zbeul. Moi, je l’aurais fait, madame. Sans hésiter et pour n’importe lequel des collègues. Une semaine, c’est que d’alle. Pendant le mouvement contre la réforme des retraites, je me démenais pour rattraper le nombre de jours chômés par les cheminots.

— Mais putain mais quel âge tu as ? avait demandé le gérant d’un bar à Claude, un cheminot qui essayait de forcer le passage d’un espace privatisé où se tenait une réunion de macronistes.
— Quarante-deux jours de grève ! avait-il répondu, tout content de sa blague.

Moi, je n’étais qu’une jeune pousse de dix-sept jours dont la croissance avait été fauchée par l’épidémie de Covid en mars 2020. Ce n’est que partie remise. Je raccroche, non sans avoir simulé une certaine nonchalance. En vrai, tout ce cirque parasite mes pensées. Je me rends compte que les opérations comptables de l’administration me font prendre un pli mental très individualiste. Un peu comme un naufragé sur une île déserte qui évalue froidement ses ressources et celle des autres. C’est exactement ce qu’ils veulent en haut : du chacun pour soi, Dieu reconnaîtra les siens. Le lendemain, je passe en coup de vent dans le bureau du proviseur adjoint, Mr Sergent. J’ai très envie que vous l’imaginiez en treillis, clope au bec, devant son ordinateur, à organiser la vie des êtres qui peuplent notre établissement. Virtuose du planning, toujours arrangeant et disponible, il pourrait être la vitrine du management à la cool. Prenez-en de la graine dans le privé.

— Mr Dorgere. Installez-vous.

Il me montre le siège en face de son bureau. J’ai un petit aperçu de ce à qui peut ressembler un entretien de licenciement. Evidemment, ce n’en est pas un. Mais je sens la main invisible des comptables qui me pousse doucement vers la sortie.

— Cette année, la dotation horaire globale [2] de l’établissement va être très contrainte, me prévient-il. Je préfère vous le dire maintenant.

La moindre des politesses, c’est d’annoncer à quelle sauce on va être mangé.

— C’est-à-dire ?
— L’équipe d’anglais est en sur-service. Il n’y a pas assez d’heures poste pour tout le monde. On a des heures sup mais je n’ai pas le droit de les convertir en heures poste. Cela fait plusieurs années que c’est comme ça : de plus en plus d’heures supplémentaires, de moins en moins d’heures pour les enseignants.
— Je vois.

Ma voix est blanche. Je comprends que ma vie professionnelle est en train de basculer dans les brumes de l’incertitude et cela n’a rien de réjouissant. Bien entendu, je savais que c’était arrivé à d’autres collègues. Je connaissais une titulaire sur zone de remplacement en Picardie qui était sur trois établissements. Mon collègue d’italien enseigne à Robert Doisneau et dans un autre collège. Par bonheur, j’ai suffisamment de recul sur ce que l’on me fait, sur que l’on nous fait pour encaisser le tir.

— C’est politique, remarquai-je. Mon poste est supprimé pour faire des économies.

Lui ne sort pas de sa réserve de fonctionnaire. Un truc de dominé, ça. Les chefs ne mangent pas de ce pain-là.

— Nous en saurons plus la semaine prochaine. Peut-être que la DHG sera un peu plus confort et que je pourrais vous bricoler un truc pour que vous puissiez rester.

Son langage n’offre pas de prise, aucune aspérité à laquelle se raccrocher. Anne-Lise, une contractuelle de français, m’avait raconté qu’elle s’était connectée à Pronote en rentrant de soirée et avait pu constater que Mr Sergent était lui aussi en ligne. Nous l’avions alors suspecté d’être un androïde qui avait tué le véritable Mr Sergent et l’avait enterré dans la cour du lycée.

Les jours de travail défilent, même les week-ends ne parviennent pas à me libérer de la boucle du labeur. Lever 6h15 (à grand regret), départ de l’appart à 7h15 (dans le meilleur des cas), marche jusqu’au métro de Charpennes (si je suis chanceux, j’arrive à choper le tram), puis ligne B et bus à 7h45 à Laurent Bonnevay, l’interface qui relie Vaulx-en-Velin à Lyon. Dans le bus, je croise des élèves perdus dans leurs bulles numériques. Souvent, je fais la même chose. Les vacances se rapprochent, les corps adolescents sont de plus en plus rétifs à cette immobilité contrainte. Faire cours devient une épreuve de bras de fer que je n’ai pas vraiment envie de gagner. Mais j’y arrive. Entretemps, j’ai pu voir Grégoire, le syndicaliste attitré de notre lycée. Un prof de SES qui a un look de prof d’EPS. Une institution syndicale à lui tout seul. Organisateur infatigable, je me demande où il trouve le temps pour envoyer tous ces mails, préparer toutes ces motions au conseil d’administration, communiquer avec la presse sur nos actions, se mobiliser contre l’expulsion de deux de nos élèves étrangers ou décrypter cette DHG qui conspire à me faire disparaître. Je lui file un coup de main des fois même si je pense que l’on passe beaucoup trop de temps à réagir ce que nous inflige le haut alors que nous devrions préparer la grève générale. Imposer notre propre temps politique. Proposer une école où la valorisation du travail ne détermine pas les destinées sociales. Bref, Grégoire me confirme les infos que j’ai pu voir sur les différents sites des syndicats.

— En gros, tu as deux options. Là, on a 8 heures pour toi à Robert Doisneau. C’est rien du tout. Ça veut dire que tu vas te taper un complément de service [3] dans un autre établissement. Voire plusieurs.

Cette solution me paraît être la pire. En gros, je serais toujours rattaché à mon lycée d’origine mais je devrais compléter mon service dans d’autres bahuts. Qui probablement me refileront les classes les plus pourries. Au sein desquels je ne serais qu’un fantôme sans voix au chapitre. « Bienvenu chez les bouches-trou » me dira plus tard une collègue de français en complément de service chez nous.

— Ou alors tu peux accepter la suppression de ton poste. Dans ce cas-là, on te file mille six cent points et tu repasses au jeu des mutations. Ils sont obligés de t’attribuer un poste le plus près possible de ton ancien établissement. C’est à toi de voir. Réfléchis un peu avant de prendre ta décision. Pour l’instant, j’ai jamais eu de suppression de poste, faut que je me renseigne un peu.

Tenter la mut, ça me paraît pas mal. C’est mon côté joueur de poker du dimanche. Le hic, c’est que l’on sait ce qu’on perd mais jamais ce qu’on gagne. Avec ces mille six cent points, je pourrais me retrouver dans un établissement peinard. Ou une antichambre de l’enfer. Le lycée Brossolette par exemple, avec une équipe de direction hostile et où absolument rien ne fonctionnait après les travaux. En gros, soit j’accepte de me faire flexer ou alors je prends le pari très incertain d’obtenir une mut de rêve. Me voilà libre de choisir ma sentence. La grande illusion libérale dans toute sa splendeur. Nous sommes donc bien choyés, comme l’avait promis Jean Castex. Sans conteste, cette procédure n’est pas un licenciement, je conserve mon salaire et mon emploi à vie. For now. Mais elle s’inscrit dans un contexte plus large de reprogrammation managériale du service public. On diminue les heures postes pour comprimer les effectifs au maximum. On fait péter un max d’heures sup dans l’espoir que l’appât du gain fasse saliver les profs sous-payés. Et ça marche. Certains collègues se ruent sur les heures sup comme Anthony, un prof de maths certifié [4], qui donne entre vingt-deux et vingt-trois heures de cours par semaine [5]. Ils contribuent à l’équarrissement des postes dans la fonction publique et à la dégradation générale des conditions de travail. Anthony nous a dit dans un mail qu’il ne fallait pas culpabiliser ceux qui acceptaient des heures sup. Ben voyons. Tu croyais pouvoir faire ton petit deal avec l’administration pépouze ? T’en mettre plein les poches sans subir l’opprobre général ? Désolé mec, je suis à court de charité chrétienne. Je veux du sang et des larmes. Une séance d’auto-flagellation générale, à la mode chinoise, voilà ce qui minimalement pourrait me satisfaire. Nous pourrions y inclure tous les enseignants qui ont voté Macron en 2017 [6]. Putain, ça va faire du monde. On me textote pour me dire que ce genre de démonstration autoritaire ne va pas susciter de désir de communisme. Mon mystérieux messager rajoute que je ne suis pas non plus tout blanc, j’ai accepté de donner des heures de kholles dans une prépa pour mettre du beurre dans les épinards. Okay, okay, cessons de criminaliser les errements des dominés. C’est dommage, j’avais bien envie de rééduquer tous ces enfants de cadres qui ont investi les dernières cohortes d’enseignants et orienté le navire à droite toute [7]. De toute façon, ils vont se barrer pour fonder une petite start-up bien profitable vu la prolétarisation accélérée que subit le métier.

Une semaine s’écoule. La DHG vient d’arriver toute fraîche et pimpante au lycée. Mr Sergent m’invite dans le bureau de Mr Lionceau, notre proviseur. Un monarque à petits pieds. Un zigue capable de ce genre de saillies : « pour être respecté, faut être respectable ». Un mec qui a fait irruption dans ma salle l’année dernière parce que certains élèves de ma terminale préférée portaient mal leurs masques en plein pic pandémique.

— Mr Dorgere, il risque sa vie chaque matin en venant ici, les sermonna-t-il en me pointant du doigt. Il fait son cours, il a pas le temps de voir qui porte mal son masque. Alors c’est à vous de faire attention.

Les élèves remettent leurs masques, un peu interloqués. Je lutte pour garder ma poker face. Il s’excuse d’avoir interrompu mon cours puis repart. Les élèves me regardent, je les regarde, vu tout ce que je leur ai dit avant, ils attendent une réaction. Je garde le silence et je continue. Ils savent. C’est aussi un gars qui s’est présenté à nous en faisant un slam. Il fallait voir ce corps onduler en rythme sans dépasser la limite qui aurait porté atteinte à son autorité. Le déhanché de trop. Je me moque mais sur l’échelle des chefs, ce sont probablement les moins pires que j’ai eu. Après ils restent des tauliers. Des êtres humains arbitrairement sélectionnés pour dominer les autres selon des critères fixés par la bourgeoisie. Nous ne pouvons pas être amis, nous sommes probablement des adversaires de classe. Retour à la DHG. Mr Lionceau veut m’expliquer les détails de ce si délicat tronçonnage, Mr Sergent lui fait savoir qu’il a déjà fait le tour de la question avec moi.

— Bien. Je voulais vous voir pour bien vous faire comprendre que cette décision n’a rien de personnel. Nous voudrions vous garder. A vous de nous dire si vous préférez le complément de service ou la mutation.

Grégoire m’a confirmé qu’ils n’avaient rien à voir là-dedans. La décision vient de plus haut. Ils n’ont pas vraiment d’intérêt à ce qu’il y ait un trop grand turn over dans un lycée de banlieue. Vaut mieux une équipe soudée, qui connaît la musique.

— Pour l’instant, mon cœur penche pour la mutation, lui annonçais-je, je préfère faire partie d’un collectif plutôt que d’être éparpillé sur plusieurs établissements.

Mr Sergent m’approuve.

— C’est sûr que pour un prof, c’est mieux. Après on peut vous trouver des compléments de service en anglais assez facilement.
— A vous de voir, complète Mr Lionceau, souriant derrière son masque, si vous souhaitez que l’administration prenne ses responsabilités et vous trouve un autre poste, moi ça me va. Je voulais simplement que vous sachiez que nous ne sommes pas derrière cette décision. Ces procédures peuvent être…délicates.

J’imagine assez bien les ravages que peut semer une DHG dans un établissement où ça s’entend pas très bien. Où ça aiguise les couteaux depuis un moment. Où ça préfère s’étriper plutôt que de lutter contre l’ennemi commun.

— Vous inquiétez pas, l’apaisais-je, j’ai bien compris que le rectorat supprime des postes pour faire des économies sur notre dos. C’est une bien étrange façon de promouvoir le service public.
— Vous savez, me confie-t-il d’un ton grave, là-haut, ils ont des contraintes aussi.

L’entretien se termine. J’en ressors avec l’impression qu’ils ont tout de même bien réussi à anéantir mes dispositions belliqueuses, comme dirait Sandra Lucbert. Je ne sais pas sur qui déverser ma colère. Qu’auraient fait mes élèves les plus rétifs à l’autorité ? Un blocus, quelques tirs de mortiers ? Peut-être devrais-je m’introduire dès aujourd’hui dans le rectorat ? Coup de bol, cette plate-forme de l’assujettissement nationale se trouve à Lyon. Je pourrais me glisser entre les grilles, ni vu, ni connu, monter dans le bureau du recteur, ligoter Sa Magnificence à sa chaise de bureau, le saupoudrer de poil à gratter puis le regarder se débattre avec ses contraintes. Who’s laughing now ? Ils m’emmerdent avec leurs contraintes, même Blanquer, je vous parie qu’il va dire qu’il avait des putains de contraintes. Décret : si personne n’est responsable alors ils le sont tous. Si ce n’est pas toi, c’était donc ton chef, dirait le loup révolutionnaire. Le proviseur adjoint, le proviseur, les recteurs, Blanquer, Macron, la commission européenne, le CAC40 et cette insupportable Agnès Verdier-Molinier qui ne cesse de réclamer notre mise à mort, vous serez condamnés à être nos égaux. Mais avant ça, vous serez tous roulés dans du poil à gratter pendant plusieurs semaines. Ce n’est pas grand-chose comparé à ce que vous nous faîtes subir. A mon avis, vous ferez moins les fiers quand il faudra aller sortir les poubelles et changer les couches des personnes âgées. Je m’égare. Mais je m’interroge : jusqu’à quand va-t-on accepter d’être traité de cette manière ? Pour Sa Magnificence, je ne suis qu’une donnée à traiter, un numéro qu’il doit placer quelque part pour que toute les dotations horaires globales s’équilibrent dans une harmonie budgétaire orgasmique. Ces hiérarques sont payés des fortunes pour veiller à ce que l’humiliation des enfants de prolétaires se déroulent dans des conditions suffisamment rentables pour l’Etat. Ils sont les adversaires déclarés de ce service public, qui, je le rappelle, a été greffé de force par le mouvement ouvrier. Pour les défaire, les grèves ritualisées et les négociations avec le pouvoir ne suffiront pas. Nos organisations syndicales ne sont pas à la hauteur du conflit car elles agissent dans le cadre très contraignant de la légalité, autrement dit, la marge de manœuvre que la bourgeoisie nous laisse pour mettre en scène le spectacle démocratique.

Les dominants ont été enhardi par trente années de victoire, pour les plier, il ne faudra rien de moins que débrancher la machine. Souvent, nous partons en grève en laissant tourner la chaîne de production. Mettons vingt à tout le monde, ne délivrons plus de diplômes, ne faisons plus rien pour eux. Occupons nos établissements et établissons des liens avec les parents et les élèves. C’est une tâche qui peut paraître insurmontable mais nous ne partons pas de nulle part. Il faut utiliser le déjà-là [8] du statut de fonctionnaire, le salaire à vie, le temps libre, le droit syndical, pour bâtir une culture de la résistance.

Celle-ci ne pourra être cohérente que si la question centrale qui doit se poser à tous les êtres qui fréquentent l’Education Nationale est correctement formulée. A tous les révolutionnaires, je dis : comment voulez-vous qu’une jeunesse radicale émerge d’une machine de propagande imaginée par la bourgeoisie ? Qui chaque jour met en scène des différentiations entre les êtres pour qu’elles soient mieux acceptés plus tard ? Qui chaque jour leur fait croire qu’il y a des ignorants qui ne peuvent rien faire et des sachants qui peuvent tout ? L’Education Nationale est contre-révolutionnaire, elle doit terminer dans les poubelles de l’histoire. Dans cette optique, je pense que ceux et celles qui pensent et sentent de cette manière devraient se rencontrer et s’organiser au risque de ne pas pouvoir faire entendre leurs voix. Les syndicats ne sont plus que des petits papillons que le pouvoir attend d’épingler à sa collection, il nous faut quelque chose de mieux. Les Stylos Rouges mais en beaucoup plus vénère et joyeux.

Quant à moi, ma situation s’est un peu améliorée. Ma collègue Béatrice a pris un temps partiel, ce qui libère quelques heures poste pour moi. Me voilà donc tributaire de l’exploitation féminine, d’une femme qui accepte de renoncer à une partie de son salaire pour s’occuper des enfants. Bon, elle est agrégée alors ça apaise ma mauvaise conscience. Je passe donc à douze heures poste. Mes chances de conserver mon poste de paratonnerre de la colère sociale en banlieue s’améliorent. Grégoire m’informe que Mr Sergent lui a conseillé de demander une audience au rectorat. Il s’agit de leur présenter nos griefs à Sa Magnificence et lui demander si dans sa grande bonté, il ne veut pas nous donner quelques heures poste. Il est possible qu’il accepte pour faire étalage de son infinie générosité.

— Mes braves, comme vous êtes venu aussi loin, je consens à vous donner ces heures en dépit de mes contraintes.
— Merci, Votre Magnificence, nous en ferons bon usage !

Toute cette histoire m’a définitivement vacciné contre le centralisme. La capture de la prise de décision par de lointaines éminences ne peut que produire de l’injustice. Et puis l’amertume m’a déserté. Je n’éprouve plus qu’un détachement cynique vis-à-vis de ce qui est au final l’ordinaire de la gestion managériale. Cela déchaîne moins les passions que l’assassinat de Samuel Paty et pourtant cela touche largement plus de monde. Une solidarité précaire s’est forgée autour de moi. Sera-t-elle suffisante ? J’en doute. On nous fait la guerre, il va bien falloir en prendre acte et construire un nous qui fait bloc dans la joie, un nous qui est solidaire, un nous qui pétrifie les puissants par son dédain.

Hugo Dorgere

[1Une salle où l’on peut tout casser pour se défouler. Comparaison empruntée au camarade Giovanni.

[2La dotation horaire globale (DHG) inclut les heures poste (HP) qui financent les heures de cours devant les élèves et les HSA (les heures supplémentaires) qui peuvent être imposées aux enseignants. Ces dernières viennent compenser les suppressions de poste dans l’Education Nationale.

[3Un complément de service, ce sont des heures effectuées par un enseignant pour compléter son service. Les certifiés doivent dix-heures de service et les agrégés quinze heures. Imaginons qu’un certifié n’ait que quinze heures poste dans son collège de rattachement, il doit en effectuer trois autres dans un autre établissement.

[4La certification et l’agrégation sont des concours qui permettent de devenir enseignant titulaire. Ils établissent des hiérarchies entre profs dans la mesure où les agrégés sont mieux payés et font moins d’heures que les certifiés. Ils peuvent aussi candidater à des postes à l’université. Sur une échelle marxiste, l’agrégé serait le petit bourgeois, le certifié, le prolétaire et le contractuel, le lumpen.

[5Pour l’instant, on ne peut nous imposer que deux heures supplémentaires

[7Dans son livre, Les mondes enseignants, identités et clivages, publié en 2017, Géraldine Farges nous informe que les origines sociales des enseignants « se sont élevées et se portent désormais vers le milieu et le haut de la hiérarchie des professions » (page 94).

[8Notion empruntée à Bernard Friot.

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