En finir avec le capitalisme thérapeutique

Josep Rafanell I Orra

paru dans lundimatin#360, le 21 novembre 2022

L’excellente librairie Météores qui depuis deux ans propage la bonne parole subversive dans le quartier des Marolles à Bruxelles, se lance dans l’édition. Le premier livre paraîtra ce 25 novembre et il s’agit d’une réédition augmentée d’En finir avec le capitalisme thérapeutique de Josep Rafanell i Orra, psychologue et thérapeute, contributeur régulier de lundimatin et cheville ouvrière des Communaux, une constellation de personnes et de collectifs oeuvrant à la réappropriation de milieux de vies dignes d’être vécues, notamment dans les milieux du soin. Pour fêter tout cela, nous publions cette préface inédite à cette doublement nouvelle édition.

Mon objectif, cette fois, serait de parvenir à une vision plutôt qu’à un point de vue. Et je savais, en montant dans l’avion pour New York, que pour ce faire je devrais peut- être commencer à détruire mon point de vue, tous mes points de vue.

Russell Banks, Le livre de la Jamaïque

Lorsque Renaud-Selim Sanli des éditions Météores m’a proposé de rééditer Pour en finir le capitalisme thérapeutique, aujourd’hui indisponible, inévitablement s’est posée la question de son actualité. Ce travail d’écriture fût en son moment un regard rétrospectif porté sur plus de vingt ans d’interventions dans des institutions dont seulement les incursions dans le grand air (parfois irrespirable) des initiatives politiques permettaient de prendre un peu de recul. Depuis, ayant poursuivi pendant une nouvelle décennie mon travail dans des dispositifs de soin, un sentiment ancien s’est affermi : qu’est-ce qui est au fondement des institutions sinon la crainte de vivre sans garanties une fois que les mondes de la communauté ont été détruits ?

Et pourtant, je ne saurais pas renier toutes ces années où j’ai côtoyé les expériences ordinaires de la vulnérabilité filtrées par les machineries interlopes des univers pastoraux, leurs violences, mais aussi, parfois à leur corps défendant, leurs hospitalités. Car c’est justement là, dans des artefacts institutionnels psychiatriques, médico-sociaux, assistanciels que nous pouvons avoir affaire à des histoires aberrantes, à des anomalies qui vont à l’encontre de la normopathie sociale. Ou pour le dire avec d’autres mots, aux devenirs extra-ordinaires des communautés défaites qui appellent à des nouvelles manières d’exister.

Cela suppose de cultiver l’attention à l’égard des formes de fragilité qui nous parlent du sans-fond anarchique de la vie. Cela suppose aussi d’accepter de se débarrasser de la naturalisation des savoirs fabriquant des identités (dont la sacro-sainte « clinique ») pour pouvoir accéder aux paysages partagés de notre expérience. Les nosographies, les étiologies, les diagnostics, les pronostics, que nous disent-ils de la relation entre ceux qui les fabriquent et ceux qui en font l’objet ? Les institutions du soin, malgré leurs sur-codages de l’expérience, peuvent toujours être débordées par des rencontres inattendues. C’est aussi à cet endroit que peut se recomposer la communauté si nous renonçons, en tant que soignants, au statut de « témoins modestes » [1] prétendant n’être pour rien dans ce qui arrive à des êtres en souffrance dans les scènes du soin instituées. Le soin est une affaire de communauté à laquelle appartient tout autant le soignant que le « patient ». Et celle-ci éclot par hétérogenèse, lors des rencontres qui font surgir la différence, dès lors que nous acceptons de participer à des zones formatives de l’expérience dont nous sortirons nous-mêmes, soignants, transformés. Nous ne chercherons plus alors à dénicher des sujets, à rendre exemplaires leurs « ratés », à caractériser les figures monstrueuses qui errent dans les marges du corps social, leur écart à la norme rendant ainsi celle-ci intelligible mais à instaurer de nouveaux rapports entre des êtres qui composent la communauté dont nous ne saurions nous exempter. Il nous faut renoncer au statut de fonctionnaires de la psyché renvoyant des sujets à eux-mêmes. Telle fut la tentative de l’écriture de ce livre en 2011.

Heurs et malheurs du monde psy colonisé jadis par la scène psychanalytique dont l’auto-référentialité somme toute très libérale, ses scènes tragi-comiques du manque-à-être, ses jouissances impossibles, ses abîmes délicieux, tombent aujourd’hui en décrépitude sous les coups de boutoir du nouveau libéralisme cybernétique, ses célébrations du comportement adapté et le despotisme des technologies de l’implication [2]. Allons-nous le regretter ? Nous pouvons nous passer de la première comme nous devons aujourd’hui résister aux secondes. Ni les avatars de la tradition torturée de l’introspection qui signe notre absence au monde, ni la surface de l’individu comportemental sur-stimulé. Ni la restauration des sujets (des institutions) avec leurs transcendances et leurs frontières ni les individualités innervées par les réseaux. Plutôt des contenants d’hétérogénéités où des rencontres entre les êtres redeviennent possibles, des régions et des transfigurations. Ou ce qu’Isabelle Stengers appelle des dispositifs génératifs :

« Tout dispositif, tel que Michel Foucault nous a appris à les caractériser, a pour efficace d’induire des manières particulières d’affecter et d’être affecté, d’agir et d’être agi. Mais contrairement aux dispositifs de pouvoir qu’il a analysés, les dispositifs que je caractérise comme « génératifs » demandent que celles et ceux qu’ils rassemblent soient explicitement concernés par la question ou la proposition qui les rassemble. Ils requièrent que chacun de ceux et celles qui sont rassemblés sache que ce qui émergera de leur rassemblement n’appartiendra à aucun d’entre eux, mais sera l’obtenue de l’ »être ensemble » que le dispositif fait exister. La métamorphose que vise un dispositif génératif est tout à la fois ce qui est anticipé, ce en la possibilité de quoi les participants ont confiance, souvent parce qu’ils en ont déjà eu l’expérience, mais ce qui doit à chaque fois être obtenu à nouveaux frais. S’il s’agit d’une « manifestation de la vie », celle-ci ne se commande pas, elle a lieu » [3].

En ce sens, la tentative de faire exister des « situations » au travers les récits, les paysages et les généalogies contenues dans ce livre, sa critique des technologies de l’implication, tout autant que l’ontologisation du Sujet par la psychanalyse me semble avoir encore des raisons d’être partagée. Malgré la place croissante des « sciences du comportement » dans la gestion des conduites, on en est loin d’en avoir fini avec le culte esseulé de soi qui plonge le sujet qui s’y abîme dans un manque supposé premier, censé être le fondement de l’humanisation. Pathos redoutable qui nous éloigne des mondes de la communauté ! Il ne nous manque rien si nous sommes attentifs aux co-présences, celle des humains comme des non-humains.

Il est étrange et réjouissant de considérer à quel point les machineries étatiques, par la grâce de leurs institutions, peuvent mettre sous notre nez ce qui leur échappe, comme une multitude de lettres volées. C’est-à-dire des modes d’existence dont les lignes sinueuses ouvrent vers des manières d’être récalcitrantes à la représentation. Et à la possibilité de nouvelles coexistences qui nous parlent des communautés à venir. Reprenons ici les mots de David Lapoujade [4] : nous n’existons que de faire exister ce qui en retour nous fait exister. Contre les institutions de reproduction sociale avec leurs identités, redisons-le, des dispositifs génératifs donnant des propriétés aux rapports entre les êtres.

Comment refaire des mondes où des formes de vie hétérogènes appartiennent à des situations communes qui rendent possibles les transfigurations ? Comment les habiter en « faisant lieu » contre les espaces administrés de la reproduction du même ? Ces questions que je me posais il y a plus de dix ans sont toujours d’actualité. Concevoir aujourd’hui des nouvelles machines de guerre contre la gouvernementalité et sa puissance de destruction, nous oblige plus que jamais à mettre en leur coeur des pratiques de soin, le tissage des liens qui déterminent les manières de faire exister un monde parmi d’autres mondes. Décidément le soignant appartient aux situations dans lesquelles il s’engage. S’il renonce à la prétention mensongère d’en être seulement l’interprète, bientôt il en fera son parti. Et il pourra dès lors devenir le partisan des multiplicités que le soin entreprend de faire exister.

On pourra me rétorquer : ne retrouve-t-on pas dans cette importance accordée aux relations, une parfaite description du connexionnisme qui ensevelit le monde, qui nous capture dans sa profusion ? N’est-ce pas en tant qu’agents relationnels inscrits dans des « réseaux sociaux », agents de la multiplication d’« applications », que nous constituons nous-mêmes la toile d’araignée qui nous empêche aujourd’hui d’habiter les mondes partiels, fragmentaires, singuliers parce que fragmentés, de la communauté ? Je pourrais répondre, encore avec Isabelle Stengers, que si la tâche qui nous incombe, à nous partisans de la pluralité des mondes, est bien celle de nous arracher du monde asphyxiant des relations, nous ne pourrons le faire qu’à condition de créer des nouveaux rapports [5]. Etablir des rapports alors, c’est se rapporter à des êtres, toute sorte d’êtres, de telle ou telle manière. Maniérisme universel de la réappropriation. S’approprier, alors, c’est donner des propriétés, intensifier des existences, singulariser une expérience relationnelle la rendant apte à de nouvelles associations. Tout rapport se situe alors entre les êtres. (Mais parfois il faut savoir s’exclure d’une relation car nous sentons qu’elle devient une intrusion qui peut s’avérer fatale).

Ainsi en va-t-il du tissage sans fin d’un monde fait d’une multiplicité de mondes.

Il nous faudra alors parler de connexions partielles [6], dont les conditions de leur partialité sont autant de gestes s’engageant contre la totalisation sociale et toute idée de fondement. C’est par leur partialité que des dispositifs génératifs surgissent contre les dispositifs de gouvernement intégrant et distribuant des identités, ordonnançant les formes de séparation, assis sur des mythes de l’origine. Quelle que soit la nouvelle totalité sociale enivrée par les réseaux.

*

Il est singulier d’observer à quel point les milieux politiques « radicaux » (les autres, rivés obsessionnellement à la représentation, avec toute sorte de nouveaux parlements, sont ici hors-sujet) s’excluent eux-mêmes de l’attention portée à l’émergence des multiplicités et aux temporalités hétérochroniques qui ne se laissent subsumer dans nul fondement ni dans nulle téléologie. Il est désespérant de constater à quel point les politiques « radicales » restent engluées dans leur éternelle prétention à réactiver des sujets sociaux, à réhabiliter la conscience des sujets dominés dans un finalisme qui prit jadis pour nom trompeur celui d’« émancipation » (nous connaissons l’histoire des brutalités au nom de l’émancipation des autres). Aujourd’hui cela pourrait s’appeler : les nouvelles politiques des identités. Décidément, il faudra bien un jour déserter les décombres du social pour que des formes de communauté resurgissent. Il s’agit avant tout de lutter contre la dépossession par la réappropriation, plutôt que de convoquer les sujets dominés en les enfermant dans la plainte et un statut de victimes.

Mais peut-être qu’il faudra en finir avec la politique pour que de nouvelles révolutions adviennent. Est-il possible de convoquer « la » politique sans qu’elle ne charrie avec elle des avant-gardismes éclairés, une méchante notion d’autonomie, la destruction des interdépendances entre les êtres, l’abrasion idéologique des manières d’habiter une pluralité de mondes ?

Notre temps post-révolutionaire est certes le résultat des contre-insurrections gouvernementales. Le dernier affrontement radical entre le travail et le capital dans l’Italie des années soixante-dix est là pour nous le rappeler. Mais les révolutions, obnubilées par la centralité du sujet social, n’avaient-elles pas écrasé elles-mêmes les fabriques potentielles des communautés plébéiennes, leur « sens commun », les « économies morales » qui échappaient à tout finalisme historique et à de nouveaux modes de totalisation ? Dans mon livre je défendais une politique du soin. Onze ans après, je me livrerai bien volontiers à une autocritique rétrospective : la politique me semble destinée, irrémédiablement, à devenir une métapolitique [7], si nous entendons par là l’inévitable re-institution d’identités qu’il faut représenter. Retour éternel de la police avec la violence de ses abstractions. Je pense que la politique, le politique (que vaut-t-elle encore aujourd’hui cette distinction ?) nous condamne à nous absenter des mondes pluriels de la communauté et à neutraliser les effectuations de la différence. Nulle scène théâtrale de vérification de l’égalité ne semble être en mesure d’échapper à la fatale rivalité entre des identités paradant dans les espaces réels ou métaphoriques de l’assemblée. Nul dispositif démocratique de répartition de la parole ne semble être en mesure de conjurer la guerre féroce entre les prétendants à la représentation. Et, in fine, à la prétention des uns à gouverner les autres.

L’assemblée politique semble devoir rester pour toujours captive d’une scène primordiale de prédateurs [8]. Au mieux, il s’agit de faire le beau et de clouer le bec à son semblable. Au pire de le sacrifier au nom des abstractions brandies par des « moi » arc-boutés sur leurs idées du monde. Peut-être alors nous devrions démythifier la scène de la fondation du politique, en tant que politique des sujets. « Je ne crois pas qu’il faille reconstituer une expérience du sujet là où elle n’a pas trouvé de formulation », disait Michel Foucault à propos de ces « Grecs pas très fameux » [9]. Et peut-être que les assemblées rassemblant des sujets sont incompatibles avec les attentions portées à ce qui existe entre les êtres, aux manières de rendre visible l’invisible, aux déambulations donnant naissance à des nouveaux mondes. L’assemblée, et son inévitable mise en scène de la représentation, semble être l’ennemie résolue de la présence, qui sait rendre honneur à l’absence. Ce sont aussi les absents qui peuvent avoir raison.

Je ne vois pas comment le momentum du politique, si l’on suit Jacques Rancière, en tant que soudaine émergence d’un processus de désidentification, peut ne pas exiger des identités toujours premières. L’organisation sociale avec ses institutions semble alors déraisonnablement avoir été déjà toujours là, de tous les temps, avec ses régimes universaux d’équivalence entre les êtres. On devra mettre en contraste la reproduction sociale avec ses assignations, mais aussi ses rêveries d’autonomie individuelle, (ou l’anéantissement des dépendances situées entre des manières d’exister, condition de tous les gouvernements), avec la générativité de la communauté. On devra dire encore que toute véritable forme de destitution de l’ordonnancement du monde social avec ses parts et ses parties, ses injustices, son goût irrépressible pour l’humiliation, passe par l’instauration de manières de faire exister des formes d’autonomie qui ne sont rien d’autre que des manières de cultiver nos attachement. L’autonomie c’est alors la manière de situer les hétéronomies qui font exister la communauté.

A tout prendre, nous préférons la formulation du politique chez John Dewey comme expérimentation : si « la démocratie n’est pas une forme de gouvernement », c’est à condition que le politique se définisse d’une façon immanente par et dans des conditions de l’interlocution rendues possibles au cours d’un travail d’enquête sans fin. Cette « politique » de l’expérimentation est une fabrique de problèmes où le public se fabrique lui-même dans le même mouvement, s’arrachant ainsi à son abstraction. D’où que la notion de public ne puisse dès lors se concevoir que dans une logique de fragmentation et non pas comme un bien général valant pour l’ensemble du corps social. Cette « politique », qui n’en est plus une, nous émancipe de toute prétention dialectique qui ne peut partir que des entités préexistantes à l’expérience. Le monde n’est pas donné, ni à atteindre, ni le résultat d’opérations de synthèse. Il est « toujours en train de se faire » selon le précepte afonctionnaliste du pragmatisme jamesien. Travail sans fin donc de l’enquête par laquelle s’opère la modification simultanée du milieu où intervient l’enquêteur et de l’enquêteur lui-même. Engagement risqué dans la fabrication de nouvelles questions qui redéfinissent un monde. « Le monde est précaire et périlleux », disait John Dewey.

L’importance que prend aujourd’hui l’hypothèse communaliste nous indique que des nouveaux temps s’ouvrent à nous. Et qu’ils sont pluriels. Que ce qui va remplacer les politiques sociales en pleine déliquescence (n’en déplaise aux derniers radicaux trans et post-marxistes) c’est la multiplication de gestes ethopoïètiques par lesquels se relient les êtres, toute sorte d’êtres, à des milieux singuliers
 [10]. Que notre meilleure arme contre la dystopie du gouvernement de l’économie est notre co-appartenance aux lieux que nous faisons exister parce que nous les habitons. Disons-le sans ambages : le communisme est de retour, débarrassé de ses téléologies, ses sujets sociaux, ses avant-gardes et son travail de représentation.

*

Ces mots, jusqu’ici, pour revenir sur cette tentative ancienne de relier le soin au surgissement de la communauté au travers un travail d’enquête parfois un peu daté. Considérons maintenant quelques élements de notre actualité.

Nous ne sommes pas sortis des longues années 80 et de leur mortifère offensive néolibérale. Elle a été maintes fois commentée : approfondissement de la destruction du tissu des communautés et des solidarités au nom de l’absolutisme de l’économie, occultation des divisions sociales, achèvement du projet d’atomisation coextensive à la promotion d’une ontologie entrepreneuriale dépourvue de monde, métropolisation dessinant un espace global quadrillé par les flux de la valeur, arrogante indifférence, quand ce n’est pas une brutale violence, à l’égard des manières singulières d’habiter des lieux, cruauté managériale dans le design d’un monde où les existences, humaines et non-humaines, doivent se soumettre au fascisme de la marchandise. Cette nouvelle restructuration du « système-monde » aura entraîné avec elle l’implosion de pans entiers des institutions pastorales. S’est ainsi constitué, sans fard, un nouvel ordre général où la négligence devient le principe même du gouvernement. Nous avons été témoins de l’abrupte transition entre un monde des sujets-sociaux intégrés, distribués dans le corps social, avec ses inadaptés faisant peu ou prou l’objet d’une certaine attention des institutions, à celui qui érige l‘homo œconomicus intégral secrété par les réseaux comme valeur absolue. Avec ses excroissances psychopathiques mais aussi ses rebuts.

Il nous faudra dès lors interroger les manières d’hériter du pastoralisme étatique dont le déclin est en train de faire le lit, à ne pas en douter, aux fascismes chaotiques d’une nouvelle espèce.

L’ancien contrat social qui imposait l’acceptation de l’exploitation en échange d’une place dans le paysage social, aujourd’hui dévasté par les puissances ténébreuses de la recomposition capitaliste, a volé en éclats. Les anciennes garanties « sociales » ont disparu. On peut même dire que ce fut ce contrat qui prépara tous les désastres. Les effondrements sont là. Ils se poursuivent. Les Trente Glorieuses méritent bien le nom des Trente Ravageuses que certaines lui ont donné
 [11]. Ravage, des milieux de vie, mais aussi des interdépendances qui instauraient des communautés vivantes, des formes de réciprocité et d’attention portée à la fragilité des existences et à leurs milieux de vie. Hériter des institutions de la reproduction sociale c’est aussi penser quelles peuvent être les modalités de leur démantèlement au regard de leur négativité historique.

Si notre époque de désastres laisse entrevoir des horizons d’espérance c’est que, quoi qu’en disent les fanatiques de l’économie qui prétendent nous gouverner, il y a un retour des expériences où se redéploient des relations situées dans des milieux de vie singuliers, ouvrant à nouveau des passages entre des mondes. Les fabriques des associations et des interdépendances qui rendent le monde à nouveau habitable prolifèrent partout.

A nouveau il nous faut honorer le monde. Il nous faut cesser d’offenser le monde comme le proclamait avec douceur un partisan (Elio Vittorini, Conversations en Sicile :encore un retour au pays natal, car comme disait un autre Italien contemporain, Cesare Pavese, dans ces mêmes années de fascisme historique, « Il faut bien avoir un pays pour pouvoir en repartir »). Mais comment peut-on offenser le monde ? Comment « le monde » pourrait-il être offensé ? En faisant offense aux manières que nous avons de lui appartenir.

Et cette appartenance, nos attachements, nous imposent des devoirs (« Nous sommes prêts pour des nouveaux devoirs », faisait dire encore Vittorini au Grand Lombard : « je crois que l’homme est mûr pour d’autres choses, dit-il. Pas seulement pour ne pas voler, pour ne pas tuer, etc., et pour être un bon citoyen… Je crois qu’il est mûr pour autre chose, pour des nouveaux, pour d’autres devoirs »). Aujourd’hui, face au libéral-fascisme qui vient, parfaitement compatible avec la scène démocratique, ces devoirs portent à nouveau pour nom communisme. Oula réinvention des nouvelles voies de la communauté. Le spectre du communisme hante toujours le monde des humains.

*

J’ai rencontré pour la première fois Renaud-Selim Sanli avec deux amis communs qui travaillent dans une équipe mobile de psychiatrie bruxelloise, Eleni Elevanti et Frédérik Galbrun, à la librairie Météores. Nous étions venus avec ma compagne, Frédérique, psychologue à l’aide sociale à l’enfance de la Seine-Saint Denis, pour poursuivre des échanges entamés depuis un certain temps autour d’un chantier que nous avions appelé « Pour une écologie des pratiques de soin » : tissage d’expériences et initiatives aux frontières des institutions, parfois contre elles mais aussi suscitant des alliances avec ce qui s’invente en leur sein malgré leur implosion en cours, dans une logique de déspécialisation et de questionnement du pouvoir de leurs abstractions.

Il s’agit donc d’une invitation à créer un paysage où le soin, l’attention à la vulnérabilité, dessine les anfractuosités de nouveaux communaux où les enclosures institutionnelles s’estompent. C’est parce qu’il y a un dehors à l’institution que le « dedans » peut en être altéré. C’est parce que nous prêtons attention aux expériences de soin en dehors des institutions, que celles-ci peuvent devenir autant de gestes de destitution du pouvoir instituant.

Et voilà que par un retour inévitable, dans la suite logique d’un travail d’enquête dont ce livre tentait d’en tracer quelques lignes il y a plus de dix ans, j’allais rencontrer le lendemain Isabelle Stengers, qui voulut bien le préfacer en 2011 lors de sa parution. Nous nous retrouvâmes avec quelques autres amies et amis, car s’il y a un éternel retour qui fait différer le monde, c’est bien celui de l’amitié. Avec Emilie Hermant et Valérie Pihet, fondatrices de Dingdingdong, Institut de coproduction de savoir sur la maladie d’Huntington, Roxane Gabet dont j’avais lu l’excellent travail de recherche avec des entendeurs de voix et François Thoreau, un autre compagnon de route avec qui on avait composé, avec d’autres amis et amies il y a quelques années, le premier numéro des Cahiers d’enquêtes politiques
 [12].

Ces rencontres, ces retours, ces rebondissements me rappelèrent à quel point notre époque a pris des allures de vertige, à quel point nous courons le risque de rester sidérés par l’accélération des destructions si nous n’acceptons pas de faire retour à ce que furent nos anciens mondes. Situer des nouvelles expériences c’est toujours faire retour vers le passé. « (…) Penser le passé contre le présent, (…) en faveur, je l’espère d’un temps à venir », disait Gilles Deleuz
e [13]. La réédition de ce livre écrit il y a onze ans voudrait y contribuer.

Il semblerait que ceux qui veulent gouverner le monde voudraient en même temps nous en absenter.Absence qui résulte de la destruction de la continuité de nos expériences rendant les lieux habitables. Remettre en perspective le chaos gouvernemental anesthésiant dans lequel nous vivons, pour pouvoir le combattre et en sortir, suppose de l’inscrire dans la longue entreprise de ravage des communautés et des milieux de vie singuliers dans lesquelles celles-ci trouvent à exister. Il nous faut alors repartir du quotidien
 [14]. Non seulement par nécessité existentielle, pour éprouver la joie du partage, mais aussi pour renverser l’ordre des choses qui n’existe que dans la désincarnation. Toute visée révolutionnaire doit aujourd’hui partir de la revitalisation des sphères ordinaires de l’existence pour conjurer l’infirmité qui lui semble indissociable : celle qui nous avait entraînés à rester rivés aux abstractions grandiloquentes du « social ». « Toute société semble avoir toujours eu ses propriétaires ».

Il y a la probabilité des catastrophes en attente de leur accomplissement, amalgamant des affects libéral-fascistes, des ersatz identitaires, l’atomisation qui fait masse dans un monde hyperconnecté, la valorisation paranoïaque de soi, l’entrepreneuriat sociopathique, la scalabilité des existences… Et il y a les possibilités illimitées de la reprise en main de nos expériences communales, là où nous sommes. Elles exigent des formes aiguisées de perception pour faire exister les lieux de notre « ici » et rendre ainsi possibles des passages vers des ailleurs. C’est sur ce terreau des mondes ordinaires que les événements « extra-ordinaires » des prochaines révolutions pourront advenir. Les insurrections arrivent et passent. Les révolutions insistent.

Il nous faudra choisir. Aux pauvres satisfactions imposées par la fabrique des dépendances dans l’oïkos total de l’économie, à l’opacité du monde infra-structurel qui nous gouverne, à l’attitude révérencieuse à l’égard de la gestion pastorale du troupeau, opposer la réactivation des devenirs d’une quotidienneté incertaine, la réappropriation de nos interdépendances, la fragmentation communale et ses potentiels d’association. Notre autonomie à nous. Mais quel est ce « nous » ? Nous ne le savons pas encore. Il ne peut résulter que de nos pratiques de communisation.

Quoi de commun sans communauté ? Quelles communautés sans communisation ? Rien. Rien sinon l’État et ses noces funestes avec le capitalisme, rien d’autre que la totalité sociale sous le principe de la valeur, l’arraisonnement de tout ce qui lui échappe. Alors il nous reste… tout le reste :un foisonnement de mondes à déplier, à nouveau des déambulations au travers les régions de notre expérience. Des combats et leurs transfigurations.

[1Donna Haraway, « Le témoin modeste », in Manifeste Cyborg et autres essais. Exils Editeur, 2007.

[2Que le régime connexionniste impose des nouvelles formes de valorisation de soi, suspendues à une folle prolifération de relations, à des logiques d’adaptation, l’affaire semble être entendue depuis longtemps. Même si elles ne sont qu’un nouvel avatar du solipsisme dont la destruction des attentions en est toujours le terrible corolaire.

[3Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun. Lecture de Whitehead et temps de débâcle. Les Empêcheurs de penser en rond. La Découverte, 2020, p. 273.

[4David Lapoujade, Les existences moindres. Editions de Minuit, 2017.

[5« Il faut beaucoup prendre, beaucoup imaginer, beaucoup se laisser affecter pour obtenir un rapport », Isabelle Stengers, Résister au désastre. Wildproject/Dialogue, 2019.

[6Marilyn Strathern, Partial connections. Rowman Altamira, 2004. Voir l’excellente introduction à la Journée d’étude organisée par le GECo Groupe d’Etudes Constructivistes (ULB). « Connexions partielles. Revisiter la question de pluralité et d’incommensurabilité ». 23 mars 2020.

[7Nous adopterons ici la conceptualisation proposée par Jacques Rancière de la métapolitique comme retour à l’identification et donc à la représentation. Gestion des parts et des parties du social ou nom d’une souveraineté supposée de la totalisation sociale qui ne saurait exister sans gouvernement. Jacques Rancière. La Mésentente. Politique et philosophie. Galilée, 1995.

[8Julien Coupat, « Dialogue avec les morts », préface à Giani Carchia, Orphisme et tragédie. Editions La Tempête, 2019.

[9Michel Foucault, « Le retour de la morale », Dits et écrits, 1984, pp. 696-707. Editions Gallimard, 1994.

[10« Les Grecs avaient un mot que l’on trouve chez Plutarque, et chez Denys d’Halicarnasse aussi (…). On le trouve sous la forme de substantif, de verbe, d’adjectif. C’est l’expression, ou la série d’expressions, des mots : êthopoiein, êthopoiia, êthopoios. Ethopoiein, ça veut dire : faire de l’êthos, produire de l’êthos, modifier, transformer l’êthos, la manière d’être, le mode d’existence de l’individu ». Michel Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982. Hautes Etudes/Gallimard/Seuil, 2001, p. 227.

[11Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre. Edition la Découverte, 2013.

[12Collectif, Cahiers d’enquêtes politiques. Vivre, expérimenter, raconter. Les Editions des mondes à faire, 2016.

[13Gilles Deleuze, « Sur les principaux concepts de Michel Foucault », in Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995. Éditions de Minuit, 2003, p. 227

[14Geneviève Prouvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance. La Découverte, 2021.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :