En Syrie, les frontières ne tremblent pas

Nina Chastel

paru dans lundimatin#374, le 14 mars 2023

On aurait pu penser que quand la terre tremble, les frontières tombent. Que quand un séisme touche tous les habitants d’une zone sinistrée, l’aide humanitaire aussi. Ce n’est malheureusement pas le cas. Aujourd’hui, les Syriens, aussi bien en Turquie qu’en Syrie, sont victimes à la fois du séisme, de la guerre, du racisme et de la géopolitique humanitaire.

EN TURQUIE

Selon le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), la Turquie accueille 3,7 millions de réfugiés syriens ayant fui la guerre qui ravage leur pays depuis 2011. Dans les provinces de Hatay et de Gaziantep, frontalières de la Syrie, ils représentent près de 20 % de la population. Ces dernières années, la crise économique que traverse la Turquie a fait d’eux les boucs émissaires d’une partie de la population, banalisant un racisme anti-syrien latent, alimenté par l’extrême-droite et les médias. Violences et discriminations étaient déjà monnaie courante, que le séisme aggrave. Après le 6 février dernier, des familles syriennes ont été violemment expulsées de leurs logements et des camps de tentes où elles vivaient pour y reloger des familles turques. Accusés de pillage, des réfugiés sont passés à tabac tant par la police que par les habitants, dont la haine est attisée par des rumeurs circulant sur les réseaux sociaux. Les rescapés syriens sont évincés de l’aide humanitaire, dont la distribution priorise les populations turques. Des témoignages venus de plusieurs villes sinistrées rapportent que les secouristes gouvernementaux passaient leur chemin quand ils entendaient des appels à l’aide en arabe provenir des décombres.
Victimes de la guerre en Syrie, réfugiés en Turquie où ils ont le statut d’« invités » et sont la cible d’une haine grandissante, les réfugiés syriens ont, avec le séisme, tout perdu. Beaucoup décident aujourd’hui de rentrer dans une Syrie dévastée, après une décision d’Erdogan les autorisant à traverser la frontière et à retourner dans leur pays pour une durée de six mois.

LA FRONTIÈRE

Cette frontière, longue de 822 kilomètres, n’offrait jusqu’au 14 février dernier qu’un seul point de passage, filtrant la longue file des véhicules qui attendent de traverser. Il ne s’est ouvert que trois jours après le séisme, laissant passer six camions d’aide humanitaire « programmée », qui attendaient déjà avant la catastrophe. Trois jours après le séisme, où chaque heure compte pour sauver des vies. Six camions pour des milliers de personnes sinistrées. Le chargement suivant était un camion rempli des corps des réfugiés syriens retrouvés morts sous les décombres en Turquie. Les vivants, eux, n’avaient alors pas le droit de traverser. Ceux qui habitent de l’autre côté, en Syrie, ouvraient les sacs noirs avec l’angoisse d’y reconnaître leurs proches dont ils étaient restés sans nouvelles.

EN SYRIE

Il a fallu attendre huit jours avant que Bachar el-Assad n’accepte l’ouverture de deux autres postes frontières avec la Turquie afin de faire parvenir l’aide humanitaire au Nord-Ouest syrien. Il ne lui a pourtant fallu que deux heures après le séisme pour bombarder Marea, une ville déjà touchée par le tremblement de terre. Pendant ces 8 jours, il n’a pas décrété un seul jour de deuil, (à la mort de son père, le pays en avait observé 40). Il a arpenté la ville d’Alep, déjà détruite par le régime et ses alliés et à nouveau frappée par la catastrophe, sans masquer son enthousiasme. Il s’est présenté en sauveur de son peuple auprès des diplomaties et des institutions, quand il en est le bourreau. Il a profité du séisme pour renouer avec ses homologues étrangers, et négocié l’ouverture de ces deux nouveaux postes frontières en l’échange de la levée des sanctions internationales. Pendant ces 8 jours, des milliers de Syriens sont morts sous les décombres.

Le séisme s’est produit dans des zones où l’habitat précaire a été construit dans l’urgence, sans répondre aux normes antisismiques et parfois même sans fondations. Les bâtiments y étaient déjà fragilisés par d’incessantes attaques, certains réutilisant des matériaux provenant d’immeubles effondrés suite aux bombardements. Des logements fabriqués à la hâte, pour accueillir les quelques 4 millions de Syriens déplacés internes fuyant les régions contrôlées par le régime, ou déportés suite à la reconquête des zones rebelles par l’armée syrienne. A Jindires par exemple, au nord-ouest d’Alep et à quelques kilomètres de la frontière turque, près d’un tiers des victimes du séisme étaient des Syriens originaires de Haresta, une banlieue de Damas dont les habitants ont été déportés après la reprise de leur ville par Assad et son allié russe. Ce qui explique que le séisme ait été particulièrement meurtrier et dévastateur : la région est surpeuplée, le bâti endommagé, et toutes les infrastructures qui auraient pu permettre de faire face à l’urgence sont depuis plus de dix ans la cible des frappes aériennes russes et syriennes. Dans les abris de fortune, certains des rescapés les plus fragiles sont morts de froid ou d’inhalation de fumées toxiques.
Ce qui explique aussi que le Bachar Al Assad ait le sourire : nombre de ceux qui ont péri suite au séisme à Idlib et au nord d’Alep sont ceux qui vivaient encore, après 12 ans de bombardements intensifs ciblant systématiquement les hôpitaux, les écoles, les marchés et les maternités. Il en rêvait, le séisme l’a fait, lui offrant en prime l’opportunité de revenir sur le devant de la scène internationale.

LES AIDES HUMANITAIRES

Dans les zones sous son contrôle, le régime a arrêté les habitants qui s’étaient spontanément organisés pour distribuer de l’aide aux rescapés. Un bureau centralise désormais tout le matériel et les denrées alimentaires qui circulent sur le territoire. Toute l’aide qui transite par le régime est ainsi détournée et revendue au marché noir.
Ces tragédies, pour les Syriens, ne sont pas une nouveauté. Le racisme en Turquie, la violence et la corruption du régime sont devenus, depuis longtemps, une habitude.
La bureaucratie obsolète et l’inefficacité des institutions onusiennes qui ne peuvent agir sans l’accord de Damas aussi. Dans ce contexte, leur lenteur est néanmoins criminelle. Les ONG internationales qui œuvrent en Syrie disposent dans les zones contrôlées par le régime de nombreux stocks de matériel et de denrées alimentaires, qui ne peuvent profiter aux zones libérées pourtant bombardées sans relâche : aucune cargaison en provenance de Damas n’a atteint les régions sinistrées dans les cruciales 72h après le séisme. L’ONU aurait pu pourtant intervenir en outrepassant le régime : elle a préféré attendre l’aval de « Son Excellence le président Assad ». [1] Un silence coupable, qui a provoqué la colère et le désespoir de nombreux Syriens et Syriennes. Aujourd’hui, plusieurs ONG locales demandent l’ouverture d’une enquête sur ces retards lourds de conséquences. Sur Facebook, le 11 février dernier, Firas Kontar résumait ainsi la situation : « Pendant plus d’une décennie, les Occidentaux ont observé les Casques Blancs sortir des décombres les Syriens rescapés des bombardements de Poutine et Assad. Depuis le séisme, ils observent ces mêmes Casques Blancs sauver ce qui peut l’être dans une course contre la montre. » [2] Tout en les menaçant de leur couper les vivres s’ils continuent à critiquer le fonctionnement de l’ONU, comme l’a révélé Raed al Saleh, le directeur de cette organisation de secouristes volontaires qui a pour devise « Celui qui sauve une vie sauve l’humanité entière », après une visite de la délégation de l’ONU à Alep et Idlib. Ce dernier avait amèrement dénoncé l’échec des Nations Unies à acheminer rapidement l’aide nécessaire aux zones touchées, les accusant de politiser l’humanitaire. Ces dernières ont réagi par l’intimidation et le chantage.

Les Syriens abandonnés sont aujourd’hui priés de se taire et de mourir en silence.

Le cynisme des dirigeants est plus infaillible que la terre même sur laquelle il fait des ravages.

[1C’est ainsi que le directeur de l’Organisation Mondiale pour la Santé (OMS) qualifie le boucher de Damas dans un tweet.

[2à l’instar de Firas Kontar sur sa page Facebook, le 11 février dernier.

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