En Grèce, 1000 occupations contre la putréfaction

et une petite scène
Maria Kakogianni

paru dans lundimatin#372, le 27 février 2023

En Grèce, depuis quelques semaines, les apprentis artistes grincent des dents. Le 17 Décembre dernier, le gouvernement a décrété la dévalorisation générale des diplômes en art, les rétrogradant au niveau du baccalauréat.
Alors que les travailleurs de la culture sont de plus en plus malmenés - injonction à la rentabilité, travail gratuit, nécessité de flexibilisation (l’Art sera flex ou ne sera pas), le secteur apparait, d’autant plus après la pandémie de COVID 19, comme un des laboratoires des mesures néolibérales dans le pays.
Heureusement, les occupations se multiplient : c’est ce que Maria Kakogianni nous raconte ce lundi.

« Δέκα, εκατό, χιλιάδες καταλήψεις,
ενάντια σ’ έναν κόσμο οργανωμένης σήψης ! »
« Dix, cent, des milliers d’occupations contre le système de sypsis organisée ! »

Le slogan résonne dans les rues, dans les marges des AG qui durent jusqu’à 12 heures, pendant que les occupations fleurissent dans les théâtres Nationaux, municipaux, des écoles d’arts, pendant que des professeurs abandonnent leurs postes en bloc, des spectacles sont annulés. Sypsis ou la putréfaction, qu’est-ce qui se passe dans le milieu culturel en Grèce ?

Les lèvres officielles ne cessent de répéter : « vous n’avez pas compris ». Mais viennent des moments où tous ceux et celles qui ne comprennent pas agissent, s’insurgent, occupent leurs lieux de travail et d’étude. Cela fait plusieurs d’années qu’il y a un vide législatif concernant les diplômes des écoles d’arts en Grèce. C’est donc bien du savoir qu’il s’agit. Dans un système où l’argent est roi, et qui dit argent, dit mode d’équivalence, voilà qu’un certain nombre de « diplômes » n’avaient pas d’équivalence. S’il y a la question du savoir – qu’est-ce qu’on apprend dans une école d’art ? – et de l’autre, il y a son intégration dans le marché du travail.

Travail super-flexible, aux horaires super-souples, souvent mal payé, parfois pas rémunéré du tout, payé seulement le jour de la représentation, sans compter les heures de répétition… depuis que le rapport des forces entre le Capital et le travail a sonné la défaite organisée et la mise en retraite systématique, le « milieu culturel » a été un magnifique laboratoire pour expérimenter un nouveau régime de super-exploitation : flexible, souple, soumis à la rentabilité et à la performance, avec des énormes écarts entre les « grands artistes » et la plèbe. Ce qu’un jour, on appellera peut-être le Moyen Age du néolibéralisme a trouvé dans « la culture » un endroit propice pour radicaliser ses principes, les faire accepter, avant de les généraliser dans d’autres domaines, plus réfractaires peut-être à ce changement forcé : Il n’y a pas d’alternative.

Vous ne l’avez pas encore compris ?

Le milieu de la culture a pu jouer un double rôle. Du côté des conditions de travail, on y cultive l’exploitation sans entrave, et en même temps, on y fabrique les images, les récits, les modes sensibles pour que la société entière accepte l’inacceptable. Sans broncher. Les festivals « pour le vivant » fleurissent, les programmations hautement subventionnées pour « des mondes possibles » aussi. Quelques-uns, toujours les mêmes, tirent leur épingle du jeux, et les autres… Qu’ils crèvent !

Le gouvernement grec a proposé par un décret du 17 décembre 2022 de rétrograder tous les diplômes des écoles des arts de la scène au niveau du Bac. Ce qui pourrait permettre des salaires en baisse dans le secteur. En même temps, le gouvernement a promis « l’excellence », avec la création en 2025 des études supérieures pour les arts de la scène (niveau universitaire). On voit bien que la logique est respectée, il faut déclasser la masse et hausser l’excellence.

Evidemment ceux et celles qui ne comprennent rien comme il faut ont commencé à s’organiser pour lutter. Ce décret a été la goûte de trop qui finit par mettre le feu. Tout un tas des débordements s’organisent. Dix, cent, mille occupations. Des concerts deviennent des excuses pour des rassemblements. Des lèvres retrouvent le sourire sans « faire semblant ». Une jeune fille et une vieille dame se tiennent par la main et par une certitude profonde.

Aussi petite soit elle, une scène est un espace où plusieurs temporalités se tissent. Et peut-être qu’une question, lorsque elle arrive vraiment, constitue toujours une scène. Le lien qui unissait habituellement les choses semble rompu, et en même temps des événements disparates, sans lien, venant de très loin et de l’extrêmement proche, se mettent à résonner ensemble.

« Και τώρα ένα σύνθημα που όλους μας ενώνει,
βάλτε στην Επίδαυρο να παίξει η Μενδώνη »

23 février 2023, manifestation à Athènes : « Et maintenant un slogan qui nous unit tous, mettez Mendoni pour jouer à Epidaure ». Parfois l’intelligence collective, de ceux et celles qui ne comprennent pas ce qu’il faut comprendre, peut avoir un humour très piquant et corrosif. Mendoni est la ministre de la Culture, et Epidaure, l’ancien théâtre. Le milieu du théâtre en Grèce a subi deux frappes violentes récemment. L’affaire Lignadis et la crise covid.

13 juillet 2022. Ce soir-là, à l’ancien théâtre d’Epidaure, peu avant le début de la représentation, parmi les gens du public, quelques personnes se lèvent et déplient un tissu blanc : « C’est un violeur » [1]. Des applaudissements et des cris éclatent en Chœur. Et pourtant, le spectacle de l’ancienne tragédie n’a pas encore commencé. Ce soir à Epidaure, on joue Les Perses d’Eschyle, la plus ancienne pièce de tragédie dont le texte nous est parvenu. Dimitris Lignadis, l’ancien directeur du Théâtre national vient d’être condamné à 12 ans de prison ferme pour deux viols sur mineurs. Ιl sera libéré. Deux ans auparavant Lignadis présentait lui-même, ici, sur ce même théâtre, sa version des Perses d’Eschyle. Il est alors « l’homme fort » du théâtre en Grèce ; nouveauté, il a été directement nommé au poste de directeur du Théâtre national par la ministre de la Culture, sans passer par le concours de sélection qui était jusqu’alors en rigueur. 

Hybris

13 juillet 2022. Mais qu’est-ce qui se passe sur l’ancien théâtre d’Epidaure, le peuple se fait juge ? « C’est un violeur ». En février 2023, ceux et celles qui inondent les rues d’Athènes le font avec la puissance du sourire qui fait trembler. Le problème n’est pas juste de faire tomber un « homme fort » mais tout un système pourri, la sypsis organisée. Alors oui ! La ministre à Epidaure ! La ministre à Epidaure !

Et dix, cent, mille occupations.

Pour partir à la guerre de Troie, il a fallu sacrifier Iphigénie à Aulis, d’où le nom de la pièce d’Euripide. Encore une tragédie. Pour partir en guerre contre le covid 19, le gouvernement grec, comme pour beaucoup d’autres gouvernements, a décidé autrement : le milieu culturel a été vu comme « non-essentiel », et donc sacrifiable. On ferme.

Le nouvel oracle le dit, depuis des années : There Is No Alternative.

En Grèce comme ailleurs, la culture ne cesse d’être piétinée par le management et sa monoculture marchande. Heureusement, il y a des gens qui ne comprennent pas ce qu’il faut comprendre et qui montent des scènes de lutte. Avec le sourire.

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