Éléments de décivilisation - Partie 2

Les deux partis historiques

paru dans lundimatin#186, le 9 avril 2019

Il y a deux semaines, nous publiions la première partie de ces « Éléments de décivilisation », qui tentait d’établir les contours historiques de la domestication des être humains et de leur transformation en producteurs. Voici la deuxième partie du texte dans laquelle l’auteur met en place une critique de la domestication et de la prédation sur un plan ontologique : en quoi ces processus font émerger une certaine réalité de l’être, des objets et des choses qui nous entourent ? Que doivent-ils ainsi réprimer et qu’est-ce qui peut leur échapper ?

Dans le contexte actuel, s’il est évident qu’il nous importe de suivre l’actualité, de rapporter au maximum et de façon pertinente les faits et les mouvements qui subvertissent la marche de ce monde, il nous semble néanmoins que cette tâche doit toujours rester liée à un autre travail, plus théorique, qui consiste à peaufiner les concepts par lesquels on saisit le réel, la situation et les batailles qui vont avec. Ce texte peut apparaître très abstrait au premier regard mais nous pensons au contraire qu’il se situe au coeur des conflits en cours. Bonne lecture.

Loup dans la bergerie

Au plan de l’histoire évolutive, la production est le résultat d’un croisement entre domestication et prédation.

Comme régime politique, on la caractérise pour l’instant par le couplage des opérations de capture et de prélèvement. Ainsi, dans la civilisation, l’appartenance à une communauté politique se confond avec l’appartenance à la super-catégorie de producteur. Tout le monde produit, toute chose produit. Même l’exclu produit. Quand on ne produit rien, on produit encore de l’information. Jusque dans ses formes de coercition les plus extrêmes, l’appartenance par capture tient à des motifs strictement intéressés. La politique est alors un centre de pouvoir dont l’existence est garantie par un environnement productif : la surface utile, la matière première, l’animal-outil, l’humain-objet, le contribuable, la main-d’œuvre, le faire-valoir.

« L’homme est le berger de l’Être ». À entendre comment la phrase de Heidegger résonne aujourd’hui, on se dit qu’il n’y a plus d’innocence possible pour l’imaginaire paysan. L’homme-État est un berger : il réunit toute sorte d’êtres autour de lui sous l’égale condition de mouton, sous la surveillance de corps intermédiaires. Les chiens de garde sont là pour prémunir le troupeau de la survenue du loup. Mais pas dans le sens que l’on croit. Officiellement, le loup est un danger extérieur. En réalité, le chien de garde est là pour empêcher la mutation, toujours possible, du mouton en loup, de l’animal de troupeau (dépendant), en animal de clan (s’organisant). Le loup n’est pas l’étranger au pays, mais l’étranger au troupeau, à la logique du troupeau. Le loup est le non-homogène, l’hétérogène. Esquisser une nouvelle culture de la violence, c’est s’intéresser à la condition de loup.

Réduction

Regardée sous un autre angle, la production est une Machine. Pour la démonter on doit s’assurer de l’outillage conceptuel. Il faut aller voir sous le capot. On appelle « ontologie » la science de l’être – une sorte de jargon de garagiste.

La capture, c’est l’assignation fonctionnelle d’une chose. Le prélèvement, c’est le rendement de la chose ainsi assignée. Capture et prélèvement sont du lexique du pouvoir. Il y a donc une troisième opération, à la base des deux autres : le contrôle. Voici comment le geste de production se laisse décomposer en trois opérations – genèse de l’objet.

1) Réduction, contrôle
Ainsi commence la capture. L’objet, c’est d’abord l’identification de la chose. Sa réduction à « elle-même ». Un chat est un chat. Mise en boucle. La chose chat doit toujours pouvoir répondre de son identité. À chaque fois qu’on la sollicite, il doit y avoir production de l’information : chat.

2) Spécialisation
Une fois la chose assignée à « elle-même », on peut lui assigner une fonction. Elle sert à autre chose, suivant la norme du besoin. Le besoin est la division d’un monde en une infinité de compartiments, de fonctions. La fonction du chat est d’être un animal domestique.

3) Médiation et prélèvement
Servir à quelque chose, c’est valoir pour autre chose. C’est pouvoir être échangé, mais dans quelle mesure ? Selon quel ratio ? Valoir « quelque chose », c’est valoir une certaine quantité d’un équivalent universel. Invention d’un pass absolu, d’une chose qui vaut pour toutes les autres. En économie, cela s’appelle l’argent, en philosophie cela s’appelle l’objet. À partir du moment où la chose est réduite à un objet (ce qu’on appelle d’abord « elle-même »), elle peut entrer sur le marché des choses. « Mon chat est irremplaçable, je ne l’échangerais contre rien au monde ». C’est justement sur cela que comptait celui qui vous l’a vendu. Le prix de ce qui n’a pas de prix. Parce que vous le valez bien. La valorisation est toujours une extorsion. Prélever, c’est extorquer de la valeur à une chose.

Chacune des trois opérations décrites se laisse ramener au terme-clé de réduction. L’objectivation est une triple réduction. 1) Réduction à soi 2) Réduction à une fonction 3) Réduction à une médiation ou valeur. La civilisation est le parti de la réduction. Dans ce diagnostic, notre refus trouve sa raison d’être, et en creux, son horizon. En effet, au plan ontologique, la réduction est blocage de l’événement d’une chose. Produire, c’est réduire, c’est traiter une chose comme ce qui relève, non du régime des événements, mais du régime des objets. Pour nous, une chose est un événement. Un événement est toujours en excès, il est irréductible à la cause qui le précède, aux effets qui lui font suite, à la définition classique de l’accident (car c’est un accident qui compte). Chose = événement = irréductible. La décivilisation est le parti de l’irréductible [1].

Irréductible est le nom d’une nouvelle géométrie de l’être. Il ne faut pas crier victoire et se contenter du titre d’une nouvelle discipline. Si on veut pouvoir la pratiquer, il faut y puiser les éléments d’une autre genèse des choses. La peur de l’anarchie ne commence pas avec celle des troubles sociaux. Le retour au calme et à l’ordre est en jeu dans chacune des procédures de la vie quotidienne. Symétriquement, le goût de l’anarchie commence dans la manière dont toute chose entre en rapport. Anarchie : les choses sont sans raison, sans cause. Elles naissent dans le milieu de l’indéterminé et contre toute attente  : comme rencontre, c’est-à-dire à la fois comme accident et comme occasion, occasion d’un monde, accès à une question commune [2]. On sait que toute rencontre est un événement. Mais sait-on que tout événement est une rencontre ? Parce qu’elle est d’extraction quelconque, qu’elle pouvait aussi bien ne pas être, la chose est la détermination, la singularité même. Tout commence par une interruption [3]. Or, s’il n’y avait pas d’indétermination, il n’y aurait rien à interrompre.

On a ici une nouvelle idée de la détermination, amie de l’indétermination et ennemie de la prédétermination. Grosso modo, au modèle plus ou moins mécaniste selon lequel des choses en produisent d’autres (causalité) et chaque chose se ramène à autre chose (médiation), on substitue l’anti-modèle du bricolage et de l’invention : chaque chose est une solution singulière, pour un problème et une question qui la dépassent. Chaque chose est une sorte de chaînon manquant, entre le n’importe quoi et le monde. Elle est comme Picasso, elle ne cherche pas, elle trouve. Elle est une solution finie regardant un problème infini et s’y confrontant. La chose n’est pas un état, c’est une confrontation.

Pour user d’une métaphore cinématographique, une chose est toujours un cadrage, c’est-à-dire une manière de rendre visible ce qui pourtant ne rentre jamais en entier dans le cadre. Un cadrage, c’est toujours du visible découpé sur de l’invisible, du fini découpé sur de l’infini. Ce découpage dans le vif est toujours synonyme de tension, il est lui-même vivant. Dans un film, c’est cela qui anime véritablement l’image, et non son « mouvement ». C’est de la même manière que nous disons que les choses sont animées. Leur finitude entre en tension avec de l’infini, et cette tension est leur monde. 

Ouvrons ici une parenthèse. Au détour d’une expression, le « découpage dans le vif », on retrouve le débat ancien sur les versants apollinien et dionysiaque de l’existence, débat ouvert par Nietzsche et repris par Marcel Détienne dans Apollon le couteau à la main. Apollon est harmonie, beauté et pensée ordonnées. Apollon est arpenteur, il délimite les territoires, il fonde, établit les cités sur leur base. Apollon est carnassier, excessif, cruel, amateur de sang. L’unité du portrait n’est pas douteuse, elle est saisissante. Ordre et mesure, la violence formelle apollinienne coïncide avec la prédation civilisée, la réduction. Produire, c’est indiscutablement charcuter le réel. De son côté, Dionysos est le semeur de trouble, l’ami des débordements, la pensée submergée dans l’ivresse. Mais où trouver une conception dionysiaque de la forme et de la violence ? Si Dionysos est l’informel, alors il conduit lui aussi à la réduction. Car l’informel est une forme objective, et des plus contraignantes –problème numéro 1 des milieux radicaux. Si l’on entend faire du dionysiaque un point de force dans la décivilisation du monde, il faut le concevoir, non comme « le refus de la forme », mais comme forme du refus, forme de l’irréductible. En vérité, le souci de la forme doit être arraché des mains d’Apollon. Il faut trouver le sens dionysiaque du découpage dans le vif. Le sens non du cadre, mais du cadrage. Le sens d’une forme quand on dit d’elle qu’elle se découpe sur l’horizon.

La bifurcation

La civilisation s’en tient à la finitude et nous y retient prisonniers. Elle confond limite et arrêt. En vérité, tout est limité dans le réel, mais rien n’est arrêté. Parce que tout est contemporain d’un monde. Prosaïquement, la division des humains entre les gens « carrés » et les gens « vivants » est absurde. On a tous besoin de limites, on sent bien que c’est cela qui donne forme à ce qui nous anime. Mais on est en même temps contraint de devoir refuser l’intégralité des formes qu’on nous propose. Cela signifie : 1) Les formes qui nous intéressent sont nécessairement des formes de combat. 2) C’est la conception même de la forme et de la limite qui est à revoir. Il faut basculer d’une conception psychorigide et prédatrice (forme-contention), à une conception « animiste » (forme-débordement). Avoir une forme, c’est rencontrer ce qui nous anime. Ce qui nous donne une forme, la source de notre finitude, c’est la puissance infinie qui nous anime. Nouveau rapport aux choses : elles ne sont plus la marque de notre servitude, elles se situent à l’endroit précis où nous rencontrons ce qui nous hante [4]. Avoir une forme, ce n’est pas travailler, c’est rencontrer dans les choses ce qui nous travaille. On l’a dit, on cherche une manière de faire qui soit une manière de lire un destin dans les choses.

On doit maintenant opérer les recoupements décisifs entre ces indices ontologiques et les premiers éléments de notre enquête sur la violence. Le résultat est une sorte de généalogie de la politique, où les notions entrevues dans le premier épisode sont mises au clair.

Au centre, il y a donc la polémique sur la forme. Contrairement à ce que veut la tradition civilisée, la forme d’une chose n’est pas un principe de clôture, mais un principe de débordement. Ou plus exactement, ce qui referme une chose ne peut être fini, ne peut pas être une autre chose. Ce n’est pas un mur mais un horizon [5]. La chose est une expression finie parce qu’elle rencontre une puissance infinie qui lui résiste et lui donne forme. La forme est le contact avec cet infini que l’on rencontre, et qu’on ne peut absolument pas supprimer. Toute chose termine sur son inachèvement congénital : sa puissance. Toute chose est animée, toute chose est violence.

On appelle le mal la confusion entre existence et objectivation.

Le mal est la possibilité constante d’une perspective qui s’en tient au fini, d’une perspective bouchée. Le mal n’est pas une aberration, mais une sorte de paresse et de paix ontologiques, qui éternisent un « moment de l’être » : celui de l’enfermement.

On appelle violence l’existence comme résistance à l’objectif.

C’est ici qu’intervient la bifurcation majeure. À partir de là, on a deux embranchements possibles. D’un côté, c’est la lignée du pouvoir et de la réduction, qui ne s’en tient qu’à la moitié de la finitude. On confond existence et objectivation. On voit la perspective bouchée comme un achèvement : accomplir quelque chose, c’est triompher du réel. Le mal, c’est le bien, accomplir le mal s’appelle réussir. La fin est objective, et n’a pas d’autre sens possible. De l’autre côté, c’est la lignée de la puissance et de l’irréductible. Pour elle, exister c’est résister à l’enfermement dans ce qu’on est. Exister c’est l’exercice de la violence, contre la possibilité constante de l’objectivation. Le pouvoir est le processus d’éternisation du mal, de contention de la violence, de rétention de la puissance.

On appelle prédation ou production, la politique d’objectivation, de réduction au mal [6].

Il faut répondre d’avance à l’accusation d’hérésie « manichéenne ». Certes, on discerne deux partis historiques, b.a-ba de la politique. Mais on ne propose pas une vision dans laquelle tout est blanc ou noir. On propose une vision opposant d’une part une conception tronquée des choses, qui voit la finitude comme une perfection, une manière de triompher du réel, qui s’honore du produit, et où chaque être avorte parce qu’on l’enferme dans autre chose et qu’on le retire du monde. Et d’autre part, une conception entière des choses, qui n’oublie pas leur part d’infini, leur part de manque et de puissance, dont la devise est « Quand on n’est pas occupé à naître, on est occupé à mourir » (Bob Dylan), et le grand principe, celui de la contemporanéité monde/chose.

Tout est contemporain d’un monde. Chose et monde sont réalités hétérogènes, mais contemporaines. On veut dire qu’il n’y a jamais d’un côté les choses, de l’autre le monde. Ce face-à-face est le fantasme de l’Occident, celui qu’il n’a de cesse de mettre en scène et de réaliser. Ce que nous remettons en cause, c’est cette fausse opposition. Quand cette opposition a cours, c’est qu’il y a un mur. Quand il y a un mur, c’est que la réalité de part et d’autre du mur est suspecte. Les choses ainsi confinées, on peut être sûr qu’elles ne viendront jamais au monde. Le « monde » se met alors à fonctionner comme générateur automatique de dichotomies, les fameuses oppositions civilisées sans lesquelles on serait vite à cours de programme scolaire : homme/femme ; humain/sauvage ; humain/animal ; animé/inanimé ; particulier/général ; individu/société ; etc. Répétons-le : quand il y a un mur, la réalité de part et d’autre du mur est suspecte. Le mur, ce sont les cloisons du monde. On imagine qu’il a des cloisons, on s’obstine à le penser comme un contenant. En vérité, un peu comme « l’ensemble de tous les ensembles », le monde a une modalité d’existence très particulière, qui dément le régime humain d’incarcération. Il est autre chose qu’une chose. C’est la puissance qui accompagne les choses. C’est une sorte de vent. On ne voit jamais le vent, on voit les choses qui flottent comme des drapeaux jaunes, on sait que le vent est ce flottement en négatif [7].

Confrontation au mal

On pense que la civilisation provient du croisement, chez l’humain, entre prédation et domestication. On en vient même à se demander s’il faut croire en la prédation biologique : s’il faut l’interpréter comme un rapport de pouvoir [8].

Au sens politique, la prédation n’a rien à voir avec ce qu’en dit la biologie (et qu’il faut regarder sans préjugés). La prédation politique est une réalité spécifiquement civilisée. L’immémoriale mauvaise réputation du loup (wolf bashing [9]) renseigne sur une des plus vieilles ruses de la civilisation. Elle consiste à faire peser le poids de la prédation sur ce qui lui est hétérogène. Pour pouvoir dire que l’homme est un loup pour l’homme, il a d’abord fallu déguiser le loup en « prédateur ». On ne veut pas dire que le loup est un cueilleur de pâquerettes, on veut dire qu’il ne se comporte ni en tyran, ni en sanguinaire, et encore moins en individualiste (le fameux « loup solitaire »).

Dans les faits, le loup a peut-être enseigné le communisme aux humains. Le louveteau qui ouvre les yeux parmi des humains les reconnaît comme ceux de son clan. Deux leçons : 1) L’amitié ignore les catégories. 2) Le commun, c’est l’endroit où l’on ouvre les yeux sur le monde. Ce que l’humain, pour sa part, a « appris » au loup – comme un père furieux dit à son gosse « Je vais t’apprendre ! » – c’est la servilité du bon toutou et du bon flic.

Il y a donc tout lieu de ne pas confondre la prédation propre à l’existence du loup, et la prédation inséparable de l’apparition du chien, de sa production. L’une est un fait éthique, l’autre est un fait de pouvoir. La fable « Le Loup et le Chien » se livre à une méditation politique centrale [10]. Que se passe-t-il au juste quand un chien croise un loup ? Ils participent de la même espèce, mais comment parler de ce qui les sépare ? Différence de classe sociale ? De position politique ?

On connaît moins cette autre fable, « Le Loup devenu Berger », dont le protagoniste n’a pas une fin heureuse [11]. La seule généralisation de la prédation, c’est la société qui l’a opérée. La société est l’organisation de la prédation, toujours accompagnée de la promesse de nous sauver d’une supposée prédation anthropologique, biologique (« anarchie », « loi de la jungle », « animalisation de l’homme »), ou même apocalyptique [12]. En réalité, le noyau de la prédation, c’est l’objectivation : la menace réelle, constante, polymorphe, ordinaire, de se transformer en objet. Cette menace-là, éternelle, indifférente à une quelconque nature humaine, bonne ou mauvaise, est d’un répertoire autrement plus large que celui de l’agression physique. La civilisation ne peut nous aider à l’affronter : au contraire, elle la constitue. Elle l’organise. En général, par toutes les procédures productives. En particulier, en s’assurant d’une spécialisation rigoureuse : en mettant en avant et à part des formes spéciales de prédation (prises dans le seul répertoire de l’agression). Leur qualification criminelle même interdit de reconnaître et de combattre ces formes. C’est la mission et le domaine réservé de ceux qu’on pourrait appeler les « spécialistes police-justice ». Par la production des catégories, par un paramétrage épidémique, la civilisation se réserve le monopole « par défaut » et nous enlève tout recours. Dans un mélange typique d’arbitraire, de cécité et de rationalisme, elle décide des formats de la prédation condamnable, pour lui substituer à chaque fois les formes de la prédation légale.

L’affaire de la société est de produire les formes du mal, de s’assurer que la prédation légale ait le dessus sur tout le reste (y compris sur des choses pas jolies jolies). La Justice compte parmi les formes du mal, comme un des instruments d’hégémonie de la prédation civilisée. Sous le marbre institutionnel, c’est toujours le même vieil assemblage de bons sentiments triomphants, d’injustice explicite, de grands principes dévitalisés, avec, au centre du dispositif, l’appareil digestif plus ou moins défaillant d’un juge. Résultat, la catégorie de crime est elle-même criminelle, la société n’apprend jamais rien sur le mal, il est son plus vieux secret de famille.

Le mal, c’est d’être en proie à l’objectivation. Exister, c’est résister à ce mal. Le bien, la plupart du temps, c’est simplement s’approprier le mal, trouver un usage. Chaque relation porte en elle la construction d’une figure, le péril d’une réduction. À chaque fois, il est inutile de le nier. Autant admettre que ce qu’on a à vivre passe notamment, mais nécessairement, par la dissolution de cette figure. Telle est l’histoire du bien : ce qui se réduit à un objet et tend à se retirer du monde, trouve une brèche, renoue le contact avec la puissance éthique, retrouve un accès à l’infini. Le bien a des formes innombrables : toutes les façons d’ouvrir l’horizon – sur lesquelles on va devoir se pencher sérieusement. Naturellement, cela exclut toute forme objective. Tel impératif n’est pas étroitement négatif, comme on pourrait s’empresser de le déplorer, mais procède de l’affirmation même. L’honneur est de savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas accepter [13]. Comme identifier le bien – ou pire s’identifier au bien. Regardez ce que font les gentils humanitaires en Afrique. Identifier le bien, c’est le ramener au mal, le faire retourner en cage. La plus belle des ruses du Diable est de vous persuader que le bien existe à la manière d’un objet ! C’est pourquoi la position révolutionnaire doit s’assumer comme paradoxale. Si on imaginait l’histoire comme un amoncellement de films, dans un scénario révolutionnaire, les bad guys auraient raison.

L’infini ne peut être mis sous garantie, et pourtant, tout est affaire de formes. En fait, on est sans cesse ramené au caractère néfaste de la spécialisation. C’est la seule raison d’être de l’auto-défense collective : il ne peut pas y avoir de spécialiste de la contre-prédation. Ce que l’histoire civilisée démontre, c’est qu’au moment où l’on veut s’élever au-dessus du mal pour le traiter comme une question de société, on produit plutôt une super-prédation. Tel est le statut de toute police. Et tel est le diagnostic que l’on doit formuler sur la stratégie adaptative civilisée.

On pourrait lire l’histoire humaine à partir de la volonté de ne pas se résoudre à être un « prédateur lambda. » À partir de là, plusieurs chemins sont possibles – bien que recouverts partout où passe et s’impose l’autoroute civilisée, politique du prédateur absolu. Ni plus ni moins que ses proies, le prédateur lambda appartient à un écosystème, qu’il participe à réguler. Tout abus se retourne contre lui, par la dépopulation des espèces dont son existence dépend. L’histoire de la civilisation est celle d’un prédateur dont l’ambition n’est plus de se satisfaire de sa position au sommet de la pyramide trophique, mais de faire main basse sur la pyramide elle-même. Tenir le monde entre ses mains, et jouer avec comme Chaplin dans Le Dictateur.

L’humain a ainsi aménagé la planète comme une grande bulle d’air conditionné, où la prédation est diffuse et constante, et susceptible de s’appliquer à n’importe quel être. Chacun d’entre nous a l’avantage douteux de pouvoir l’exercer sur ce qu’il veut, tout en bénéficiant de techniques de plus en plus élaborées d’auto-hypnose, dans le cas où il le supporterait mal. L’emprise civilisée est une mise en boucle : auto-captivité, auto-prélèvement. En définitive, produire a toujours voulu dire être consommé. C’est aussi simple que ça. On appelle société tout le mal que tout le monde se donne pour se rendre employable et consommable. L’époque innove peut-être en ceci : à chaque personne, un emballage multiple. Pour communiquer, ça se passe un peu comme à l’intérieur d’une prison, il faut taper aux murs. C’est au moment où on entame leur destruction qu’on s’entendra seulement dire : « Là on commence à parler ! »

Refuser et réfuter la spécialisation, c’est affronter les problèmes. Ce n’est pas se retrouver tout seul face à la prédation, mais c’est trouver de nouveaux pôles de légitimité, des armes collectives « par destination » : usages, techniques, habitudes. Les nouveaux soleils ne se lèvent pas sur l’éternelle mise en culture de la terre, mais sur des usages qu’on cultive. Telles sont et seront les armes communistes – y compris dans la confrontation à l’intolérable, l’inadmissible et l’impardonnable. Le recours à la police ne signale absolument pas sa nécessité, mais seulement le degré de faiblesse du parti de l’irréductible.

Quand on dit « Exister, c’est résister au mal », cela peut évoquer la simplicité d’une respiration. Mais on le dit à une époque où respirer est pour ainsi dire devenu impossible. Le présent a comme forme l’erreur d’une politique adaptative vieille de dix mille ans. On a donc presque perdu les compétences pour simplement vivre. L’enjeu est de trouver – sans les produire – des conditions d’existence.

Tout cela oblige à une certaine rigueur. Ce qui est du côté de la prédation ne peut prétendre à jouer un quelconque rôle dans la politique révolutionnaire. En revanche, la violence, comme contre-prédation, est justement à nous. Nous ne laisserons personne – pas même nous ! – la confisquer. Le loup qui se plie à la loi d’un État, d’une nation, d’une identité, est un chien. À travers le loup, les fascistes n’ont jamais honoré que le chien.

Jane Doe

[1Faut-il substantiver l’irréductible ? N’est-ce pas déjà l’objectiver ? En réalité, l’enquête sur les formes parie précisément sur la possibilité et le nécessité de formes non-objectives, donc de sujets non-objectifs. L’enjeu n’est pas de renoncer à toute grammaire, mais d’accéder au réel comme grammaire de l’irréductible.

[2Anarchie = communisme.

[3Paul Valéry.

[4Cette manière de les situer opère un déplacement décisif par rapport à la géométrie civilisée. Cela ne signifie pas que les choses ont la forme que nos obsessions leur prêtent. La rencontre est quelque part entre nous et la chose. De telle sorte que ce qui nous anime ne nous appartient pas, et est animé en dépit de toutes les captures possibles, pour autant qu’il leur résiste.

[5Dans le mot horizon, il y a comme l’horizontalité de l’infini : celui-ci est l’ombre du fini. Il est contemporain de la chose et non au-dessus d’elle et transcendant. Infini de rencontre et non infini vertical. Comme interruption et événement, le fini est vertical, tandis que l’infini vient comme un plan, une tradition, un futur.

[6« Violence 2 », dans le texte précédent.

[7L’expression « brasser du vent » est foncièrement injuste. Comment nier la souveraine réalité du vent ? Comment être à ce point antimarin ?

[8L’histoire politique a peut-être été intégralement colonisée par une mésinterprétation de cette notion, produisant une sorte de vieille dichotomie gauche/droite avec d’un côté des gens qui construisent leur vision politique en opposition avec « ce qui se passe dans la nature », pensé comme rapport de pouvoir entre le fort et le faible ; et de l’autre, des gens qui disent, sur fond de cette même interprétation, « Vu que ça se passe comme ça dans la nature, il faut bien organiser la société de manière analogue ».

[9Témoin, Buffon : « Le loup est nuisible de son vivant, inutile après sa mort ». Devise de l’irrécupérable.

[10De cette méditation, les masculinistes tireront naturellement toutes sortes de conneries pathétiques.

[11Livre III, 3. Le Loup se déguise en Berger. Au début, ça fonctionne : tout le monde dort profondément. Il veut ensuite « ajouter la parole aux habits », mais ne parvient pas à contrefaire la voix du Pasteur. « Le ton dont il parla fit retentir les bois, Et découvrit tout le mystère. Chacun se réveille à ce son ». Empêtré dans sa veste de paysan, le Loup-Berger « Ne put ni fuir ni se défendre. Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre. »

[12Au plan eschatologique, la civilisation coïncide avec la figure du katechon (« rétenteur »), à laquelle s’identifie l’Église. Sous le prétexte puissant de « retenir » le déchaînement du mal, elle contient tout dans une prison de finitude – et se mue en organisation du mal.

[13Leçon politique de la Résistance.

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