Élections présidentielles au Brésil [3/ ?]

Une possible dérive théologico-démocratique

paru dans lundimatin#356, le 24 octobre 2022

Nous publions cette semaine la troisième partie de la série d’articles portant sur les élections présidentielles au Brésil. Après nous en avoir présenté les différents protagonistes [1] et comment cette séquence illustre l’impasse d’une pensée qui voudrait « sauver la démocratie » [2], notre contributeur nous expose ce lundi la question étonnante qui semble être posée aux électeurs brésiliens depuis ces dernières semaines : sont-ils du côté de Dieu, ou pas ?

Le soir du 2 octobre, quelques instants après la démonstration de force qu’il venait d’accomplir avec le résultat du premier tour (51 millions de voix, 43% du total valide), le président Capitaine Bolsonaro a fait la publication suivante sur Twitter :

« Ce qui est en jeu, ce sont des voies clairement opposées et très bien définies. D’un côté, le socialisme, la libération de l’avortement, la victimisation des bandits, la légalisation des drogues, la relativisation du crime, la diabolisation des policiers, la corruption systémique et la destruction de la famille. De l’autre, la défense de la liberté et de la propriété privée, le droit à la légitime défense, la lutte contre la drogue et la violence, la protection de la vie dès la conception, le marché libre, la défense de l’innocence des enfants et un gouvernement honnête qui marche aux côtés du peuple brésilien. Chacun est libre de choisir laquelle de ces voies le pays suivra, sachant que les conséquences de chacune d’elles sont déjà claires. Ceci dit, je suis sûr que le crime ne contrôlera plus notre Brésil, car nous avons le Brésil avant tout et DIEU PAR-DESSUS TOUT ! ».

Le lendemain du 3 octobre il a poursuivi son discours, toujours sur Twitter :

« Nous avons élu des gouverneurs au 1er tour dans huit États et nous élirons nos alliés dans huit autres États lors de ce 2e tour. C’est la plus grande victoire des patriotes dans l’histoire du Brésil : 60% du territoire brésilien sera gouverné par ceux qui défendent nos valeurs et luttent pour un pays plus libre. Beaucoup de gens se sont laissé emporter par les mensonges propagés par les instituts de sondage, qui sont sortis du premier tour complètement démoralisés. Ils se sont trompés dans toutes les prévisions et sont déjà les plus grands perdants de cette élection. Nous avons défait ce mensonge et maintenant nous allons gagner l’élection ! Cet affrontement ne décidera pas seulement de l’identité de la personne qui prendra le pouvoir au cours des quatre prochaines années. Ce conflit déterminera notre identité, nos valeurs et la manière dont nous serons perçus par le monde et par Dieu lui-même. Luttons pour la liberté, pour l’honnêteté, pour nos enfants et pour le Brésil. Nous connaissons l’ampleur de notre responsabilité et les défis que nous devrons relever. Mais nous savons où nous voulons aller et comment nous allons y arriver. Par la grâce de Dieu, je n’ai jamais perdu une élection et je sais que ce n’est pas maintenant, alors que la liberté de tout le Brésil dépend de nous, que nous allons perdre. Nos adversaires ne se sont préparés que pour une course de 100 mètres. Nous sommes prêts pour un Marathon. Nous nous battrons avec confiance et avec une force croissante, certains que nous vaincrons pour la patrie, pour la famille, pour la vie, pour la liberté et par la volonté de Dieu ! ».

Il a ajouté le dessin numérique d’un drapeau brésilien à la fin. Et il faut bien dire que parmi les mots d’ordres fondamentaux du bolsonarisme le seul absent dans cette déclaration fut bien celui qui se réfère au drapeau : « notre drapeau ne sera jamais rouge  ».

Évidemment, il est difficile pour le Capitaine d’accuser l’autre camp de corruption systémique, alors que jamais dans l’histoire de ce pays l’appareil d’État n’a été autant occupé par une institution, pour le coup, l’armée. Ce n’est pas que les militaires soutiennent le gouvernement, ils sont le gouvernement. Un coup d’État militaire n’est plus nécessaire pour qu’un gouvernement soit militaire – et, on le sait, ils n’en sortiront pas même si Lula gagne l’élection. Bolsonaro y a même inventé un budget secret destiné a financé des projets aussi secrets dont l’existence – mais pas le montant total – est connu de tout le monde. Il est également un peu fort de dire que l’autre candidat « relativise » le crime quand on sait que le président en charge appartient à une des bande de miliciens qui domine une grande partie de Rio de Janeiro.

La vérité n’est pas son point le plus fort, mais il n’y a pas que des mensonges dans le discours de ce dernier. Le cadre fondamental d’appartenance au camp bolsonariste est clairement délimité dans sa déclaration : « la défense de la liberté et de la propriété privée, le droit à la légitime défense, la lutte contre la drogue et la violence, la protection de la vie dès la conception, le marché libre, la défense de l’innocence des enfants et un gouvernement honnête (sic) ». Le « capitaine » énonce la division sociale et économique du pays. Il ne l’a pas inventée. Il n’est que le porte-parole d’un des champs constitués de la politique brésilienne, le seul véritablement organisé, motivé et majoritairement armé. Dans son langage, 60 % de la population est déjà gouvernée au niveau des État de la fédération par des dirigeants qui défendent et combattent pour ces « valeurs ». Son élection garantirait qu’au-delà de cette couche, l’ensemble de la population et du territoire soit défendu par un gouvernement fédéral « qui se battrait littéralement pour ces valeurs ». Mais contre qui se battrait-il ?

En ce qui concerne Lula, sa première action majeure de campagne au début du second tour a été de publier une note publique, une vidéo avec une déclaration du candidat et deux affiches sur internet. Leurs contenus étaient similaires. Voyons les affiches.

L’une s’intitule « Lula est un chrétien – partagez la vérité », l’autre « Fake News - Lula et le diable ». Deux phrases, communes aux deux affiches, résument tout l’enjeu :

« 1 - Lula croit en Dieu et il est chrétien » ;

« 2 - Lula n’a pas de pacte et n’a jamais parlé au diable  »…

Dans un pays de plus en plus croyant, avec un tiers (bientôt la moitié) de la population d’évangéliques convaincus, plus que toute autre chose, il est nécessaire de réaffirmer tout le temps sa croyance en dieu. Accusé d’être un hérétique et un pécheur, Lula se défend devant un « tribunal sacré ». Il est chrétien et croit manifestement en Dieu : non seulement il n’a jamais fait de pacte avec le diable, mais il ne lui a jamais parlé. Serait-il acceptable de rencontrer le diable sans faire de pacte avec lui ? L’essentiel dans cette campagne présidentielle n’est plus de présenter un programme de gouvernement. De plus, Lula, contrairement à Bolsonaro, n’arrive même pas à délimiter les contours d’un mode de vie opposé. Aucune imagination. La principale action de sa campagne a jusqu´ici au deuxième tour, fut une adhésion quelque peu a-critique à la pratique massive du fake news. Et, comme, on le sait, les fake news ne sont rien de plus qu’un mécanisme de communication destiné à motiver son propre camp. Par exemple, entre autres choses, Bolsonaro fut accusé par le champ opposé de cannibalisme.

La chose qui apparaît fondamentale, c’est de réaffirmer sa foi et son appartenance religieuse. Bien que ce soient les évangéliques qui dictent de plus en plus les normes de la société brésilienne, être catholique est encore acceptable (même si des églises ont été attaquées récemment par des fanatiques évangeliques). Bolsonaro, par exemple, est catholique. Mais il est vrai que sa femme, Michèle, est une évangélique véritablement fanatique qui a dicté, autant que son mari, la teneur théologique de cette campagne présidentielle.
Lula, pour le coup, est catholique. Être athée, agnostique ou païen, cependant, sera de moins en moins acceptable dans la société qui vient. D’où la question fondamentale de cette campagne et de la suite dans ce pays : êtes-vous du côté de Dieu ou pas ? Quelques pistes pour comprendre la dystopie qui s’annonce se trouvent dans le film remarquable de Gabriel Mascaro, Amor Divino (2017), qui aurait dû avoir plus d’écho en France comme au Brésil. Ce film figure de manière emblématique ce que peut devenir une société à la fois évangélique et néolibérale. C’est-à-dire une société fondée à la fois sur deux fanatismes.

De plus en plus, ceux qui ne partagent pas l’orientation générale de la forme de vie bolsonariste n’apparaissent plus simplement comme des adversaires, mais bien comme des ennemis.

« Dieu est par-dessus tout, au-dessous de lui il y a seulement le Brésil », dit le Capitaine. Il est possible que Lula remporte le second tour des élections et qu’il puisse ainsi mettre un frein provisoire à la tératologie accélérée du pays. C’est ce que nous, ce qui reste d’une gauche radicale/révolutionnaire, attendons pour gagner un peu de temps avant la débâcle. Il nous faut un peu plus de temps pour imaginer quoi faire avant la fin annoncée. Mais cela suffira-t-il à éviter le nouveau type de guerre civile que Bolsonaro a pratiquement déclaré ? Nombreux sont ceux qui sont conscients que le départ du leader pourrait désorienter son champ politique, mais qu’il ne mettrait guère fin au nouveau cours politique que l’extrême droite a assumé dans le pays et qui le traverse de part en part. Tous les genres, classes, races et régions du pays composent la nouvelle extrême droite brésilienne, elle est populaire dans les deux sens du terme et son axe fondamental est la religion. Il nous manque du temps et nous ne pouvons plus ignorer qu’une partie considérable de cette extrême droite possède une énergie anti-système qui a été perdue au profit des forces réactionnaires - ou ne l’est-elle pas encore totalement ?

Ce pari, je pense, doit être fait. Un retour au Thomas Münzer d’Ernst Bloch, comme récemment sur Lundimatin ou au Sertões d’Euclides Cunha (traduit par Hautes Terres, en français), entre autres histoires millénaristes, pourrait allumer une nouvelle étincelle dans l’imagination à contre courant. Surtout, on ne peut pas exclure que Bolsonaro gagne et soit démocratiquement élu une deuxième fois, ouvrant ainsi en grand les portes de l’apocalypse.

FL

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