Education nationale et culture du risque maximal

Reportage

paru dans lundimatin#83, le 28 novembre 2016

Une lectrice de lundimatin, enseignante à ses heures perdues, nous raconte comme se cultive dans nos collèges et lycées, la culture du risque.

« Jamais l’aliénation ne s’incruste aussi bien que lorsqu’elle se fait passer pour un bien inaliénable. »(Traité de savoir-vivre àl’usage des jeunes générations)

En août 2016, Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, Bernard Cazeneuve, ministre de l‘Intérieur, et Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture ont présenté les toutes dernières consignes de sécurité qui devront s’appliquer aux établissements scolaires. Si ces consignes n’ajoutent rien de bien nouveau à un système éducatif déjà obnubilé par la problématique de la sécurité (entendons surtout par là pour ceux que l’on appelle dans la novlangue les « acteurs locaux », à savoir les surveillants, les profs, les principaux et les gestionnaires, le problème de leur responsabilité personnelle en cas d’incident), en revanche, le dispositif est alourdi puisque des formations devront être effectuées, et que les alertes de toute sorte sont multipliées, avec la petite dernière : l’alerte intrusion.

« Chaque école et chaque établissement scolaire doit mettre à jour son Plan particulier de mise en sûreté (PPMS). 3 exercices PPMS dont 1 exercice ’attentat intrusion’ seront réalisés lors de l’année scolaire 2016-2017. Un de ces exercices devra être organisé avant les vacances de la Toussaint, prioritairement celui portant sur ’attentat intrusion’. »

On a un peu parlé dans la presse des couacs en tout genre au sujet de ces alertes, qui ont pu soulever quelques débats : les enfants seraient-ils choqués ? est-il sain de leur enseigner les risques qu’ils encourent ?

On a beaucoup moins parlé des formations accompagnant ces alertes très médiatiques (présence des recteurs et conseillers régionaux dans certains établissements, articles dans la presse locale saluant le bon déroulement des intrusions fictives ou déplorant la mort virtuelle d’un enseignant ou d’un élève, plus rarement d’un proviseur.) Ces formations sont pourtant la pierre de touche de ces nouveaux dispositifs : on mise sur « 500 cadres de l’EN formés à la gestion de crise en 2016- 2017 contre 135 en 2015/2016. » 3 nouveaux centres de formation à la gestion de crise. Nomination de 440 « référents Sûreté ». 811 000 élèves formés. Passage à 10 000 formateurs et à 300 « formateurs de formateurs ».

Au niveau des élèves, des pompiers formateurssontchargés de désigner, sur la base du volontariat et dans chaque classe 6 ASEC ou « Assistants de Sécurité ». Ces élèves, de la sixième à la Terminale, ont pour mission, en cas d’incident, d’assister les enseignants jusqu’à l’arrivée des secours.On leur apprend, par exemple, le principe logistique du demi-tour qui pourrait être bien utile dans le cadre d’un cortège de manifestants :

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Blessés éventuels

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Ainsi formé, le bataillon ne se gaspille en aucune manœuvre puisqu’il peut à tout moment changer de sens d’avancée en fonction des dangers rencontrés.

Dans la totalité des établissements scolaires, les élèves se voient donc administrer des craintes innombrables, craintes uniquement relatives à leur « sécurité » (mais les autres craintes qu’ils pourraient ressentir ont depuis bien longtemps déjà perdu toute légitimité) et des techniques leur permettant de se rassurer quant à leur capacité de survie. Lors de la formation des ASEC, les pompiers ont en effet pour but de les sensibiliser aux risques omniprésents dont ils sont entourés (ordinateurs, briquets, gaz, malveillance, terrorisme, guerre nucléaire etc, tous ces dangers étant placés absolument sur le même plan) et de les responsabiliser. Les concepts de citoyenneté, de vigilance et de sécurité y sont omniprésents.

La formation que j’ai subie est légèrement différente dans la mesure où mes responsabilités en tant qu’enseignante sont plus importantes. Je recevrai bientôt un diplôme censé valider ces nouvelles compétences qui permettront à l’EN de réaliser ses promesses chiffrées et de rassurer par là son « public ». Cette formation, l’IPCS, ou Information Préventive aux Comportements qui Sauvent, est décrite ainsi sur le site du Ministère :

« L’I.P.C.S est une méthode attrayante et instructive de préparation à des situations comportant une mise en danger. Elle consiste par des procédés ludiques et des mises ensituation, à créer des ancrages mémoriels permettant d’éviter les mouvements de panique etd’apprendre des comportements qui sauvent et permettent aux secours d’être immédiatement et totalement efficaces. Elle permet également une bonne gestion de sortie de la crise. »

Sur le site des pompiers, on en parle comme d’une « formation hors du commun, bousculant les us et coutumes des scenarii pédagogiques classiques créant parfois confusion, perte de repères et interrogations. »

Le contenu de la formation est le résultat de deux thèses de doctorat en sociologie et de quatre master. L’idéologie à laquelle elle répond n’a pourtant rien de bien scientifique si l’on entend par là un procédé obéissant a minima à un postulat d’objectivité :

« elle se base sur lamaïeutique, c’est-à-dire le questionnement sur ses connaissances et ses réflexes, ce qui amènera à trouver ses propres réponses. Fruit d’un travail collectif, elle fait émerger le « moi communautaire », la conscience du groupe qui pousse ses membres à avancer ensemble et accroît la confiance et la solidarité. Elle développe également la mémoire automatique qui permettra d’adopter un comportement adéquat lors de la survenance d’une crise. »

De tels concepts, mêlant neurosciences, politique sécuritaire et pamphlet républicain n’ont rien d’innocent. En elle-même, la formation peut être décrite comme le déploiement décomplexé, sur un mode ludique et pratique, de la synthèse de cette idéologie sécuritaire.

Dans mon cas,cette formation, d’une durée totale de cinq heures,a été dispensée par trois pompiers expérimentés, très détendus et complices, bien plus à l’aise avec l’aspect pratique qu’avec les concepts qu’ils étaient censés manipuler pour que la formation réponde totalement aux vœux du ministère. La première distinction conceptuelle reposait, c’est un classique du pompier, sur l’opposition entre la peur et la panique. Distinction capitale pour la formation d’un citoyen responsable dans la mesure où, si la peur est censée faire de vous un citoyenlucide, évaluant clairement les risques encourus par le groupe, bref, un citoyen qui ASSISTE, la panique au contraire vous rend confus, irrationnel, dangereux et vous met donc en situation d’ASSISTÉ. Après l’exposé de ce premier point, une deuxième distinction, plus confuse, a fait l’objet d’un autre exposé. Il s’agissait de distinguer le risque et le danger, et les pompiers ont pris l’exemple d’un escalier. Par rapport aux dangers qu’il représente (se blesser, se tuer, etc,) les risques peuvent être évalués et donc gérés (si l’on est encore capable, évidemment, de lucidité). S’en est suivi un grand brainstorming sur la façon de gérer ces risques, l’assistance s’enflammant progressivement : rampe, double rampe, panneaux, loupiottes clignotantes, anti-dérapants etc. sous le regard satisfait des formateurs.

« La conjuration des formes de viea aussi sa matière mineure, plus sournoise, qui se nomme conscience et en son point culminant lucidité ; toutes vertus que l’ON prise d’autant plus qu’elles accompagnent l’impuissance des corps. » (Tiqqun)

La première partie de la formation fut donc purement théorique. Elle permit en fin de matinée de parvenir à des conclusions claires formulées par l’assistance elle-même, composée d’une vingtaine d’enseignants et surveillants. Tout d’abord, un consensus apparut sur la nécessité de cette formation afin que chacun puisse enfin parvenir à la conscience claire des risques innombrables encourus par les membres de la « communauté éducative » et surtout par son « public-élève ». Les collègues regrettèrent massivement qu’elle survienne si tardivement, qu’elle n’ait pas lieu de façon plus récurrente et que les exercices ne soient pas plus fréquents. Puis fut mise en avant une inquiétude quant à la « gestion des risques » : comment faire face ? comment réagir ? comment, concrètement aider quelqu’un ? Par là, évidemment, on ne parle pas de tendre la main à un individu qui ne va pas bien, mais d’utiliser un extincteur. Les pompiers, qui jubilaient, ont promis que ces questions allaient être résolues dans l’après-midi.

La deuxième partie de la formation a en effet consisté en des mises en situation dont le but était de permettre à notre « cerveau » de mémoriser certains éléments clés qui devaient ainsi devenir des automatismes. Nous étions assez curieux du déroulement des opérations, et personne ne fut déçu. La première mise en situation nous a conduitsà avancer en canard par groupe de quatre dans une petite pièce, dans la fumée (les asthmatiques, femmes enceintes et claustrophobes ayant été évacués au préalable). Cet exercice a pour nom « le non-vu dans la fumée froide ».Il permet de réaliser que l’aveuglement fait perdre ses moyens à l’être humain qui va céder à la panique et parfois, de façon assez spectaculaire, ne plus parvenir à compter correctement jusqu’à 10. Cette prise de conscience va prétendument conduire à la « résilience » c’est-à-dire « diminuer les effets destructeurs d’un événement ».

Ensuite, les pompiers nous ont fait improviser sur différents scénarios catastrophes. Chaque petit groupe devait simuler une réaction face à une odeur de fumée, les consignes étant que l’extincteur soit utilisé, les pompiers appelés, le compteur coupé et une fausse victime évacuée. Aucun petit groupe ne parvint à réussir totalement son exercice mais tout le monde fut pleinement satisfait, les collègues par l’aspect divertissant de ces scénettes, les pompiers par le constat d’un état d’alerte maximal enfin répandu parmi l’assistance (une collègue a vomi, une autre a fondu en larmes). La formation s’acheva sur la répétition des maîtres mots et leur ancrage supposé cérébral en chacun de nous : citoyenneté, sécurité, vigilance et solidarité. Personne n’a semblé réaliser que l’on venait de tenter de nous laver le cerveau.

Quelques conclusions s’imposent lorsque l’on sait, encore une fois, que cette formation sera administrée à la quasi-totalité des enseignants, des collégiens et des lycéens.

Tout d’abord, si l’on peut être sceptique au vu de la légèreté des comportements réellement enseignés, c’est parce qu’il s’agit de tout autre chose. Car, en définitive, qu’est-il appris sinon qu’il faut couper un compteur et composer le 18 en cas de danger ? Ce qui est enseigné, ce qui constitue le but non clairement avoué de cette formation (en tout cas il n’apparaît sur aucune brochure), c’est la dissémination insidieuse d’une culture du risque. Tout est dangereux, et face à ce danger omniprésent, il n’y a rien à faire sinon garder la tête froide et GERER. Aucune remise en cause, à aucun moment, de la réalité de cette « dangerosité », aucun chiffre sur le nombre des établissements scolaires réellement sinistrés qui permettrait peut-être, s’il était spectaculaire, mais c’est, on l’imagine, loin d’être le cas, de comprendre l’état d’alerte permanent dans lequel il faut que nous soyons plongés afin d’être de « bons » enseignants. L’important, l’essentiel, est bien que personne n’échappe à la peur (sans, donc, céder à la panique).

Aucune remise en question non plus de l’état des infrastructures dans lesquelles nous exerçons, du manque patent de personnel ni des classes surchargées. Nous devons être des citoyens responsables, « évaluer et gérer les risques » mais surtout pas discuter de la mise en place et de la production renouvelée des dangers éventuels. Le débat est toujours orienté sur « comment faire lorsque la fumée se fait sentir ? », jamais sur « pourquoi en sommes-nous venus à être responsables de la vie de 38 élèves dans des locaux vétustes ? ». S’il faut penser lucidement, c’est uniquement à la vue de la fumée, ni avant, ni après lorsqu’elle aura disparu et qu’il faudra tout recommencer.

Car à ces germinations du doute, la réponse que fait le citoyen-modèle est globalement sereine. Les parents pourront désormais se sentir davantage en sécurité à l’idée que leurs enfants et leurs enseignants ont été formés à avancer en joyeuse troupe face aux flammes d’un feu de poubelle. Le précepte : il vaut mieux prévenir que guérir. Mais cela, que notre société n’ait pas envie de guérir, tout le monde le sait. Qu’elle préfère s’appliquer à soigner un certain mal qu’elle se plaît à produire, entretenant par là la peur d’une crise toujours plus critique et irrémédiable, peur dont elle se nourrit pour fabriquer l’énergie et les moyens nécessaires à la production d’une véritable culture du risque, cela semble tout aussi flagrant.

Enfin, ce qu’il faut que nous entendions par un véritable « danger » apparaît clairement. Le danger pour un enseignant, ce n’est pas de se transformer en gardien de prison, ce n’est pas d’oublier d’être bienveillant : aucun formateur n’est là pour nous y aider, aucune « prévention » n’est organisée. On ne semble nulle part redouter que l’enseignant ne puisse plus enseigner et qu’il soit en train de se transformer en agent de sécurité. Si un enseignant ne parvient plus à enseigner, il ne risque rien et le système qui l’emploie non plus. Par contre, si un élève parvient, tel un détenu des Baumettes, à échapper à sa surveillance, l’artillerie lourde sera déployée. Car effectivement, le seul danger à prendre en compte, étant donné les sommes engagées pour cela, c’est de prendre une mauvaise décision lors d’un exercice incendie. Le seul risque véritable que court un élève et face auquel il doit rester pleinement « lucide », pour lequel on déploie une telle pléthore de moyens théoriques et pratiques, c’est de vivre un séisme, un incendie ou un acte terroriste. La mort, rarement nommée par ailleurs, il faudra désormais l’entendre comme un risque à prévenir, et c’est ainsi que la mort s’immisce partout, comme phénomène à conjurer à grand renfort d’alarmes.

Et cela semble normal et même bienvenu « quand on sait le contexte actuel etc. ». Nous devons éduquer nos enfants à vivre dans un monde virtuel où chaque citoyen a pour mission de se préparer au pire, qui apparaît comme la déstabilisation momentanée de ses habitudes. Inhabituel = dangereux. Cette déstabilisation a très peu de chances de survenir, mais peu importe car il suffit d’obtenir par tous les moyens la peur de sa survenue. Nous devons nous former à redouter tout incident, à craindre tout ce que nous ne maîtrisons pas, à filtrer systématiquement les entrées et les sorties, à bâtir des grilles et des portails sordides autour detout établissement scolaire et à nous entraîner à marcher accroupis dans la fumée. Car là est la normalité. Les portes coupe-feux, les grilles, les alarmes,les extincteurs et tout ce matériel de « prévention » portent déjà en eux-mêmes les peurs réelles qu’ils ont pour but d’allumer puisqu’ils sont conçus pour éteindre tout feu virtuel. Un établissement scolaire obéit dans chacun de ses couloirs, chacune de ses salles, à une architecture conçue en vue du risque aléatoire mais imminent, toujours à venir. Et face à ces aléas, entre la peur (bon comportement) et la panique (mauvais comportement), il n’y a pas d’autre possibilité. Le doute, le mépris, ne serait-ce que l’incrédulité ou l’indifférence, seront qualifiés de « comportement irresponsables. »

Le lendemain de cette formation, je me suis entretenue avec certains collègues qui y avaient participé comme moi. Leur bilan fut unanime : ils étaient nettement plus inquiets au vu des dangers qu’ils ne réalisaient même pas mais que cette heureuse formation leur permettait enfin d’apercevoir.

« L’ennemi de l’Empire est intérieur, c’est l’événement : c’est tout ce qui pourrait arriver et qui mettrait à mal le maillagedes normes et des dispositifs. » Tiqqun

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