Situation initiale
Il y a quelque chose de plombant, alors qu’on arpente la montagne, à croiser un semblable en train de suivre un petit point sur un mobile nouvelle génération. Tout entier captivé par son écran-paysage, tout entier occupé à capturer ses entours en image, il rappelle crument la situation planétaire : il n’y a pas d’alternative à l’espace quadrillé du capital. S’il importe les technologies que l’on croyait fuir en ces lieux que l’on croyait sauvages, c’est bien parce que ces technologies y sont déjà opérationnelles. D’ailleurs sans elles, il ne se serait sans doute pas risqué en ces lieux. Et le pire, c’est que chemin faisant il les aide à opérer le surcodage nécessaire au capital [2]. Vraiment plombant.
Il s’agit certes pour lui de faire confiance à une technologie sécurisante – qui ne voudrait pas être secouru en ces lieux moins confortables en cas de problème ? Or si cette technologie sécurise, c’est parce qu’elle procède d’un rapport sérieux au réel : une approche rigoureuse l’a rendue opérante, basée sur l’observation méthodique, l’épreuve et la maitrise des conditions. En un mot elle procède d’un rapport scientifique au monde, et qui permet une pratique assurée du réel (le théorème de Pythagore est en l’occurrence au principe de la réussite orientationnelle du mobile nouvelle génération : il permet de mettre l’espace au carré via un triangle rectangle). Une avancée de la culture permet d’arpenter sciemment la nature.
Voici donc probablement la clef de l’impression plombante : dans ce rapport au monde où l’espace mathématique donne ses caractéristiques aux situations, tout est mesure et géométrie. Et surtout, en deçà de la mesure et de l’instrument, il y a le plan : l’étendue-chose. Celle-ci est la réalité en tant qu’elle peut être saisie par un esprit scientifique : elle est sol concret et horizon de sens où « toutes choses sont égales par ailleurs », neutralité portante muette sur laquelle sont plantées les choses circonscrites, et qui importent, présupposé ontologique d’où le scientifique tire la possibilité de parler objectivement d’une réalité extérieure et de comparer légitimement sans valoriser ni agir.
Rien d’étonnant alors à ce qu’il y ait aplatissement de l’espace. C’est bien la source de l’affliction d’un randonneur : il allait en montagne vivre le relief, éprouver ses retraits et son ombre pour pouvoir respirer de nouveau, mais celui qu’il croise – étrange semblable, le rabat sur les lignes droites de la plaine capitaliste. Il prenait le temps de tracer sa route, utilisait une carte en l’articulant lui-même au paysage, il rencontre un être paraissant voler le sens de l’espace, et qui voudrait incidemment lui faire admettre que ce qui n’est pas rapportable aux dimensions de l’image n’a pas d’importance.
Approfondir l’espace
Leçon à tirer de cette désagréable expérience : l’époque requiert de retrouver le sens de l’espace, et la joie qui lui est liée. Mieux : elle appelle à approfondir l’espace entendu comme réalité et comme horizon de sens, à crever l’espace mathématique déposé sur l’espace originairement vécu, à dissoudre l’espace que trop de gens prétendent arpenter en toute connaissance de cause. Dit sèchement : il nous faut sortir de la conception scientifique de l’espace et de l’arraisonnement technique qui en découle si nous voulons respirer un peu [3].
Mais certes – il faut en avoir conscience, approfondir l’espace est une action dangereuse. C’est marcher à crête, attiré par le vide de deux mauvais versants : le sol fasciste, qui promet la reterritorialisation identitaire et sanguine, et le futur transhumaniste, qui promet la reterritorialisation sur un ailleurs reconstruit de zéro pour un homme augmenté. Sans compter la nécessité de laisser derrière soi une façon de connaitre bien connue, habituelle, éprouvée collectivement depuis des siècles, alors que l’on ne peut se raccrocher à une autre.
C’est d’ailleurs peut-être à cause de ces dangers que le mariage avec l’étendue-chose subsiste malgré les nombreuses tentatives de la quitter. On s’est notamment efforcé de dire que le sol n’est pas une chose – qu’il est vivant parce qu’il est fait par les vivants, mais c’était finalement dans l’idée que le vivant fait son monde à partir de ce qui n’est ni sien ni vivant [4]. On a maintenu le primat ontologique d’une base physique inerte ou d’un substrat abiotique – au moins comme plan de sens. Or tout ceci fait malheureusement écho à l’exception humaine (et à son pendant spatial) que l’on prétend quitter pour mieux habiter l’espace terre. Tout ceci renforce la construction de l’environnement comme réalité extérieure, comme ressource à exploiter [5].
Pourquoi une telle persistance de l’étendue-chose ? Probablement parce qu’elle apparait comme sol stable au milieu d’un paysage de sables mouvants et mortels, parce qu’elle conjure le chaos qui menace les esprits ordonnés. Et dans cette hypothèse, nous pouvons considérer une certaine peur de quitter les façons de connaitre bien connues, par conséquent la nécessité de dépasser cette peur pour aller vers une nouvelle façon de connaitre [6]. Celle-ci aurait pour ambition d’aller contre l’entreprise d’aplatissement de l’espace perpétrée en vertu de la connaissance scientifique.
Mais comment faire ? La difficulté, on l’a vu, c’est qu’il est question d’approfondir notre conception de l’espace, entendu comme réalité et comme horizon de sens, mais sans se laisser aller à une métaphysique irresponsable, alors même que la surface est tenace, et en acceptant pourtant d’avoir à penser en deçà de la conception scientifique de l’espace. Triple contrainte, et qui rend la tâche ardue. Avant d’approfondir l’espace, il semble donc utile d’approfondir le diagnostic. Alors faisons-le.
La première chose à dire, c’est que le dualisme cartésien n’est pas une simple vue de l’esprit. Si l’on répète en effet qu’il a philosophiquement consacré l’homogénéisation de l’étendue-chose face au sujet connaissant, et conséquemment alimenté une maitrise et un contrôle techniques ravageurs pour ce qui est devenu « l’environnement », c’est que l’on reconnait son effectivité. On a donc beau dire que le dualisme est une conception erronée (il fait tort à la nature, donc il a tort), on en constate partout les effets (l’illusion crée ce dont elle est illusion). Autrement dit le dualisme cartésien est une erreur ontologique – il n’est pas vraiment ; et pourtant, indéniablement, il est.
Comment s’en sortir ? Beaucoup ont judicieusement proposé de glisser en-deçà du dualisme, et repartir d’une unité première ou d’une relation originelle où sujet et monde ne seraient pas séparés [7]. Le problème, ils l’ont souvent évoqué, c’est qu’il ne suffit pas de mieux penser pour dissoudre les effets des conceptions dualistes. Aussi faut-il éviter de s’en tenir à rêver que la nouvelle conception porte ses fruits au-delà de la critique des prétendues abstractions cartésiennes – dont on peut assurément constater les effets nocifs [8]. Et plus profondément encore, se méfier de nos opérations de connaissances, puisque la connaissance cartésienne constitue elle-même une façon de relier les deux parties (esprit et espace, sujet et objet) – quitte à les hiérarchiser.
Voici donc une autre proposition : partir de l’effectivité du dualisme [9]. Et dans cette perspective, considérer la rencontre, où il y a assurément dualisme : l’autre est là, je ne peux pas le confondre avec le reste du monde (que la rencontre signifie amour ou violence). Reste évidemment à penser la situation, et à assumer une certaine réflexion métaphysique pour ouvrir une autre voie que celle de la physique de l’étendue-chose.
Rencontrer l’espace
Imaginons, plutôt que croiser un humain en train de suivre un petit point sur un mobile nouvelle génération, rencontrer un animal sauvage en pleine montagne [10]… Dans l’événement de cette rencontre, l’espace n’est pas le plan mesurable et mesuré, l’étendue-chose a priori sur laquelle seraient plantées les formes de vie qui se rencontrent. Car il y a surgissement, et l’expérience de l’espace est différente. Mieux : dans la situation de rencontre, l’expérience de l’espace est directe.
Quelle est cette expérience ? Bien sûr, il y a de prime abord la conduite interrogative : « quoi ? qui ? ». La question surgit aussi vite que ce qui est rencontré, et appelle une identification. C’est un isard ? Vite, je m’approche, il pourrait décamper… C’est un ours ? Vite, je décampe, il pourrait me frapper… C’est une abeille ? Vite, je la frappe, elle pourrait me piquer…
La rencontre peut ainsi avorter à cause de l’identification que la surprise déclenche. Mais il faut d’emblée le remarquer, la manière de dire cet échec relève notamment de considérations spatiales : approcher, déguerpir… Rien de plus normal alors à ce que cette spatialisation s’approfondisse quand la rencontre se prolonge. Ce qu’il faut apercevoir en effet, c’est que la distance est une caractéristique fondamentale de la rencontre, et qui fait sens autant que corps.
La conduite interrogative en atteste : où es-tu ? à bonne distance ? que veut dire notre distance ? que dit-elle sur toi ? Pour ma part je sens que là-bas tu n’es pas menaçant, mais c’est loin de satisfaire ma curiosité… Et il faut ajouter qu’il y a réciprocité dans l’appréhension de la distance : chaque forme située dans la rencontre vit la distance, met sens à la distance et se comporte en conséquence. Aussi la distance est-elle une dimension commune, et constitue l’espace vécu en commun dans la rencontre.
Par contre il n’y a aucun plan de réalité et de sens pleinement tissé entre les deux, et qui ferait que toutes choses seraient « égales par ailleurs ». Aucun plan qui par conséquent pourrait paraître a priori et condition de possibilité du discours scientifique. La réciprocité ne signifie pas homogénéisation des deux sujets : il y a distance en commun, mais une asymétrie subsiste puisque les deux situés sont libres de mettre sens à la distance et de se comporter en fonction (quitte à rompre la situation effective de rencontre).
Toutefois, au creux de cette relation asymétrique de sujet à sujet, il y a des conditions non décidées de la distance, et qui échappent à chacun des situés. Je mets assurément sens à ta présence, mais la façon dont je mets sens à ma présence à distance n’épuise pas le sens que tu peux produire à mon égard : je peux interpréter ce que tu penses, contester même, il n’en reste pas moins que je ne peux rien au fait que tu mets du sens à mon sujet. Et ceci vaut pour toi.
En même temps qu’il met sens à la distante présence de l’autre situé, chaque situé a donc en propre d’être une forme visible sous le regard de l’autre. C’est dire que dans la situation de rencontre, il y a aussi du fond : ce d’où surgit le sens que je mets et sais être mis à mon sujet. Or plutôt que de rapporter ce fond à une intériorité hors sol, j’invite à apercevoir que ce fond est derrière l’autre, et à reconnaitre de surcroît que le fond par lequel je mets sens à la distante présence de l’autre est derrière la forme que je suis. Et dès lors, à voir que la rencontre se décline spatialement selon le chiasme : mon fond - ma forme - ta forme - ton fond [11].
Qu’est-ce alors que l’espace, s’il n’est pas l’étendue-chose comme décor de cette rencontre ? Pour tenter de le concevoir, et vu la persistance du paradigme de l’étendue-chose, je propose d’employer les grands moyens : faire un renversement. Plutôt que penser que, dans la rencontre, les situés sont déposés et répartis sur l’espace, entendu comme plan homogène hétéronome aux situés, il faut d’abord penser que les situés sont eux-mêmes l’espace. Au lieu de penser que les situés sont dans l’espace, il faut penser que les situés sont de l’espace, par conséquent qu’ils nous renseignent par eux-mêmes sur ce qu’est l’espace.
A partir de là, et puisque la rencontre se décline en fond-forme-forme-fond, puisque les situés sont spatialement faits de fond et de forme, il devient possible de dire que l’espace est lui-même fait de fond et de forme. Evidemment, il ne faut pas confondre le fond et l’étendue-chose entendue comme horizon de sens dans lequel les formes seraient comprises (au double sens de comprises et incluses), pas plus qu’il ne faut confondre la forme et l’étendue-chose entendue comme réalité matérielle sur laquelle les formes seraient plantées. Car l’espace est irréductiblement fait de fond et de forme ; c’est leur coexistence qui constitue l’espace.
Précision : la forme est présentement visible, le fond est visiblement présent sans être circonscrit (c’est un « fond sans fond ») ; la forme est pleinement extérieure (cf la terre vue depuis la stratosphère), le fond est comme une intériorité extériorisée (cf l’atmosphère). Remarque : si à l’ordinaire le fond n’est pas perçu en tant qu’espace, c’est parce qu’on échoue à le saisir précisément comme forme pour attester de sa réalité (seul un regard relâché en capte la présence), ou parce qu’on le rapporte à une zone hors sol, à un arrière-monde ou à un espace intérieur, voire à l’inaptitude de notre fond perceptif à saisir l’ensemble des formes adjacentes à une forme circonscrite (c’est pourquoi l’étendue-chose devient horizon de sens).
Ainsi donc pouvons nous dire, au terme de cette première approche de l’espace, que celui-ci n’est pas fait d’une forme continue homogène, comme semblait l’être l’étendue-chose, mais plutôt discontinu et hétérogène, irréductiblement fait de fond et de forme [12]. En nous appliquant à conjurer nos propensions à la hiérarchisation, qui permettraient d’en revenir à une base tranquillisante pour l’esprit mais reconduiraient au dualisme (la base serait tantôt de fond, tantôt de forme), nous pouvons même avancer qu’il incoïncide avec lui-même – qu’il existe sous le régime du fond et de la forme. Bref : la situation de rencontre nous a mis sur la bonne voie, il faut chercher à aller plus avant, à concevoir l’espace plus largement et plus profondément.
Concevoir l’espace
Si les situés sont de l’espace plutôt que dans l’espace, ils indiquent assurément ce qu’est l’espace. Mais il faut ajouter que si les situés expriment l’espace dans leur rencontre, ils n’y expriment pas tout ce qu’est l’espace : car s’ils s’extirpaient librement de la rencontre, ils seraient encore dans l’espace (dit autrement : si on enlève la rencontre, il y a encore de la situation). Dans l’espace ? Oui : si les situés ne sont pas inclus dans un ensemble déjà clos, a priori, ils sont néanmoins débordés par l’espace, qu’ils n’expriment qu’à leur échelle. Vice-versa : si les situés sont de l’espace et dans l’espace, c’est que l’espace déborde les situés. Il faut donc voir que si l’espace est fait des situés faits de fond et de forme, il est aussi ailleurs et autrement.
Comment le comprendre, et approfondir par là-même notre conception de l’espace au-delà de la situation de rencontre ? Voici une hypothèse : ni étranger ni réduit aux situés, l’espace est la suite infinie des situés. Dès lors, puisque les situés sont faits de fond et de forme, alors il est lui-même une succession sans fin faite de fond et de forme. C’est dire qu’il n’est pas une collection de formes et, encore une fois, qu’il n’est pas une forme homogène continue sur laquelle les situés seraient plantés. En conséquence de quoi il nous faut apercevoir que si l’existence du fond des formes signifiait qu’elles ne sont pas totalement effectives sous le regard de l’autre situé, alors l’existence du fond de l’espace signifie que l’espace lui-même n’est pas totalement là, effectif, déplié comme le serait l’étendue-chose, même à l’infini (infini que nous ne verrions pas entièrement à cause de la limitation de notre perception, mais que nous saisirions comme horizon de sens).
Par contre, même dans cette perspective où l’espace n’est pas distingué des situés, il faut s’appliquer à ne pas confondre le fond de l’espace et le fond d’une forme située. Car si l’espace déborde les situés faits de fond et de forme, il déborde autant le fond qu’il déborde la forme des situés. Or la difficulté, c’est que le fond n’est pas aussi aisément distinguable que les formes (qui elles, sont circonscrites). Il faut donc d’emblée ajouter qu’existe une limite de fond entre le fond des formes et le fond de l’espace, et qui opère la distinction sans que celle-ci soit faite par une limite formelle qui les circonscrirait [13]. Ainsi, si l’espace existe comme les situés sous le régime de l’incoïncidence du fond et de la forme, c’est non seulement à leur échelle, mais encore à son échelle propre, et qui les déborde.
Qu’est-il alors par surcroit, lui qui n’est pas réductible aux formes qui le constituent ? Comment concevoir qu’il puisse exister comme les situés et ailleurs-autrement ? Encore une fois, je propose d’employer les grands moyens – de faire un renversement : passer de la prégnance de l’étendue-chose comme figure de l’effectivité et de la passivité, à un espace conçu comme actif et pas totalement effectif ; concevoir l’espace non plus comme décor statique, mais comme mouvement. Non pas en mouvement : mouvement.
Et dans cette perspective, j’invite à penser que si l’espace n’est pas effectif, déjà fait, c’est qu’il est en train de se faire. En l’occurrence, nous disposons d’une image : la terre qui tourne. Plutôt que la penser d’abord comme sphère constituée, qui aurait secondairement en propre de tourner, j’invite à concevoir le mouvement de la terre comme premier. C’est d’ailleurs aisé : des saisons naturelles qui se succèdent à la rotation de la station spatiale internationale (90 minutes pour faire le tour de la planète), c’est le mouvement qui prime.
Qu’est-ce qu’être en train de se faire pour l’espace ? Pour le comprendre, il faut apercevoir ce qu’est un mouvement : le résultat suspendu de deux forces antagonistes – d’une expression et d’une rétention. Un mouvement se distingue en effet d’une explosion en ce qu’il y a du retenu ; aucun mouvement naturel ou technique n’est une pure expression (pressé hors de, expulsé), il contient aussi une rétention qui lui donne forme. A partir de là, et dans l’idée que l’espace est actif, il faut s’efforcer de penser que l’espace exprime activement les situés et les retient en un même lieu – une même situation effective. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il peut être dans ses situés sans s’y réduire : ce qu’il a en plus, c’est de les retenir en un même lieu.
Ainsi apparait-il plus nettement encore – résultat du passage de la succession horizontale du fond et de la forme à leur coexistence « verticale » dans le mouvement, résultat du glissement du couple passif fond-forme au couple actif expression-rétention, que l’espace n’est pas étendue-chose. Car il est extension : l’espace étend les situés et leur permet de se rapporter les uns aux autres. Vice-versa : si les situés ne sont pas effectivement là, plantés sur un a priori objectif, c’est parce qu’ils sont eux-mêmes produits et retenus ; ils sont en eux-mêmes l’espace et ce par quoi passe l’espace.
A quoi il faut ajouter que l’espace existe en tant qu’il a rapport à lui-même (nouvelle expression de son incoïncidence fond-forme). Bien qu’il soit d’abord éternel détour de sa forme (production de formes qui le déforment), il consiste aussi dans l’éternel retour de son unité (rétention de formes en son propre fond, et qui maintient son unité à travers le changement). En conséquence de quoi l’espace relie ses formes en lui-même sans ajouter de forme à même la reliance (sans quoi elles lui échapperaient) [14].
Quel est finalement l’intérêt de cette conception ? Elle permet avant tout d’envisager un espace contemporain des situés, au lieu de laisser entendre qu’il serait une réalité première qui les accueillerait secondairement. Quelque chose soutient certes ce qui est situé, mais ce n’est pas une base, ou un amont séparé : c’est une activité de production-rétention. Nulle part il n’y a retour d’étendue-chose. En d’autres termes cette conception concilie espace et situation [15].
D’autre part, en saisissant l’espace lui-même comme mouvement (plutôt que se borner à saisir la vie ou l’existence humaine comme mouvements ayant lieu sur un plan inerte), elle amorce une sortie hors du paradigme dualiste. Car déjà, elle dépasse les conceptions du mouvement comme déplacement qui maintiennent les esprits dans la perspective de l’étendue-chose (l’espace reste un plan sur lequel un situé occupant une place change de place) [16]. En tout cas elle propose de ne plus s’en tenir à rêver que la critique du dualisme porte ses fruits (critique des prétendues abstractions – dont on constate pourtant les effets).
Elle permet aussi d’entrevoir l’existence d’un espace naturel qui ne serait pas façonné par le capitalisme. Alors que les situés produisent des formes quand ils relient d’autres formes par leur fond propre, l’espace relie en effet les situés sans produire d’autres formes. Il s’oppose donc au flux capitaliste de reliance des formes, qui lui, ne cesse de produire des formes. En atteste la 5G : son déploiement permet de relier plus vite les formes informatives, mais en fait surgir bien d’autres (antennes, câbles, récepteurs, ou encore des formes en creux comme les mines de lithium), sans compter qu’il va dans le sens de l’expansion numérique (de l’espace extraterrestre jusqu’aux corps humains).
Cette conception de l’espace appelle en tout cas, et conséquemment, une certaine éthique de suspension de la formation à outrance – de la prolifération sans fin des formes. Indiquant que l’espace naturel relie les formes visibles sans surajouter de formes, elle valorise la réalité spatiale de fond, et fait par conséquent écho à l’idée de respiration propre à l’expérience sauvage (arpenter la montagne). Elle rappelle aussi qu’il faut s’efforcer d’entrer en résonance avec l’espace plutôt que participer à sa saturation informationnelle (comme celle qu’opèrent les mobiles nouvelle génération). Il en va d’une certaine contemplation, entendue comme appréciation de l’absence, en lieu et place de la connaissance de l’effectif [17].
Mais attention : quels que soient les apports de cette conception métaphysique et de cette éthique adjacente, il ne s’agit pas de renoncer à connaitre. Car renoncer à connaitre au nom d’une conception approfondie de l’espace, ce serait laisser le champ libre aux modes de connaissance scientifiques et techniques et aux prétentions pragmatistes de ceux qui aiment dénoncer les réflexions hors sol (et aiment plus encore dénier la séparation dualiste au nom du lien que la connaissance est censée opérer entre l’esprit et l’espace, le sujet et l’objet). La question gnoséosophique devient donc : comment connaitre sans aplatir (sans dé-résonner avec l’espace) ?
Connaitre en extension
La connaissance ne peut être l’acte d’un sujet qui se tiendrait hors de l’espace où serait situé ce qu’il connait (que cet espace soit réalité ou horizon de sens, où « toutes choses sont égales par ailleurs »). Elle n’est pas l’acte d’un sujet faisant face à l’espace, et qui produirait des énoncés à propos de situés extérieurs, plantés sur l’étendue-chose, à propos d’objets qu’il cernerait mais ne concernerait pas. Elle n’est pas l’acte d’un sujet produisant des énoncés supposés légitimes parce qu’en correspondance avec les situés lui faisant face dans un espace statique. La connaissance est l’acte situé d’un situé, et ses énoncés doivent s’articuler à l’espace sous un autre mode que celui de la correspondance. Comment le comprendre ?
Un situé est fait de forme et de fond. Par sa forme, il est pleinement présent. Par son fond, il l’est autrement : sa présence n’est pas circonscrite, elle est liée à une absence ou un ailleurs (lointain autant qu’intérieur). Et sa connaissance, même si elle relève d’une re-présentation, appartient à son fond propre, sachant que ce fond propre du situé est de l’espace autant qu’il est dans l’espace. Or en repartant de la rencontre, qui a été notre fil d’Ariane, nous pouvons apercevoir que tout commence par une ignorance située : la situation de rencontre où l’on « fait connaissance » n’est précisément pas une connaissance, elle est rencontre singulière, et d’abord sans identification [18].
Qu’est-ce alors que la connaissance, si elle émerge à partir d’une ignorance située ? C’est à cet endroit qu’il est nécessaire de dépasser la peur de l’abstraction. Car si l’on a reconnu que les abstractions dualistes étaient efficientes, on en a déduit qu’il fallait être plus concret ; or cette déduction a conduit tout droit au positivisme, qui s’est avéré renforcer le dualisme que l’on prétendait quitter. Il semble donc plus indiqué d’assumer le geste d’abstraction [19]. Mais évidemment, il faudrait que cette abstraction consiste à respecter la situation de rencontre et, au-delà, à suivre le mouvement de l’espace. Il faudrait qu’abstraire ne revienne pas à extraire mais plutôt à prendre le temps du trait pour rencontrer le réel, puis à s’éloigner, c’est-à-dire faire perdurer la distance inhérente à la rencontre.
Ainsi la connaissance serait-elle, plutôt que correspondance avec les situés, voire correspondance avec le mouvement spatial, extension de et dans l’espace entendu comme mouvement. Les énoncés surgiraient du fond présent et seraient adressés à un ailleurs, à un espace en train de se faire, voire à une globalité en train de se faire (il y aurait alors dissolution de la frontière entre savoir scientifique et conception philosophique). La formule serait donc, plutôt que « partout en même temps », « partout ailleurs ». Les énoncés seraient tirés à partir d’une expérience et vers une terre qui n’est pas effectivement universelle. Et alors qu’il y a une certaine difficulté à définir un savoir situé si l’on reste dans l’horizon de sens de l’étendue-chose (au fond, on ne voit pas pourquoi la science ne serait pas située), nous pourrions ici le faire : j’ai remarqué que ceci marche chez moi, essaie-le donc chez toi, ça prendra peut-être dans ta situation, même si nos deux situations n’existent pas sur un plan commun, et qu’elles sont seulement reliées dans un même mouvement [20].
Quelle différence cela ferait-il avec la science ? Certes, un article scientifique surgit du champ. Mais pour le reste, le sujet scientifique est face à l’espace, et fait une observation qui est d’emblée de l’ordre de la connaissance (empirique) ; il part d’une « donnée », qui est proto-connaissance, pas d’une ignorance située [21]. Et surtout quand il opère une abstraction, c’est par le biais de la comparaison, et en convoquant pour cela un plan de comparaison qui est précisément espace plat, horizon de sens où « toutes choses sont égales par ailleurs » [22]. L’énonciation ne se fait donc pas en relief, elle se fait en aplat. Pour finir, il accède à une tout autre généralité : alors qu’il fait fonctionner une rationalité par isolement, il cherche certes un lien au global – notamment par la statistique, mais il s’agit alors d’un global externe, figé (le mouvement se situe au niveau de la succession des articles, pas d’un énoncé). Dernière différence, et non des moindres : la science prétend à l’ubiquité via l’universalité.
Aussi la connaissance en extension permettrait-elle de sortir du régime scientifique de la référence. Celui-ci, simple citation ou désignation empirique, fait habituellement autorité : c’est ce qui atteste que l’on est en train de parler du réel plutôt que se divertir ou délirer (par exemple, un document est censé attester du réel sans avoir à attester de sa présence ; il est une « donnée »). Et ce régime scientifique de la référence présuppose que ce qui est désigné appartient à un réel continu, règne de l’étendue-chose (c’est d’ailleurs ce qui permet de penser que les articles peuvent approcher du réel en se complétant peu à peu les uns les autres).
Dans notre perspective, la connaissance ne serait pas référée à l’étendue-chose, ni à sa continuité. Car les énoncés auraient lien à de l’absence, à une réalité qui n’est pas « là », et peuvent être liés à une certaine globalité en train de se faire. En ce sens, nous pouvons dire que la connaissance, nouvelle détermination gnoséosophique après le respect, suppose une certaine humilité. Le terme ne signifie pas qu’il y aurait nécessité à relativiser les énoncés par rapport à d’autres énoncés (ce serait « modestie », et renverrait au « témoin modeste » dont parle Haraway, ce sujet qui se pense « innocent »). Il s’agirait plutôt d’indiquer la nécessité de s’engager dans l’espace constitué par le situé que l’on veut connaitre, sachant que ce sol est humus vivant et ne va pas sans valorisation [23].
Bilan : la connaissance en extension permettrait d’aller contre les façons de connaitre qui activent le dualisme malgré leurs prétentions contraires (la critique y compris, qui consiste avant tout à dire « je n’appartiens pas à ce que je critique »), et qui attisent l’idée d’une accumulation progressive de connaissances plates issues de la comparaison sur un horizon de sens de type étendue-chose. Elle encourage d’ores et déjà à remplacer les énoncés scientifiques positifs, à partir de et sous le mode de la référence, par des énoncés humbles. A remplacer l’étendue-chose comme horizon de sens et comme réalité (découverte ou faite, peu importe au final) par le mouvement (sens et réalité). Il est question de ne plus aplatir l’espace, et de connaitre en relief.
Restent deux remarques à faire à propos du geste d’abstraction. La première, c’est qu’il ajoute quelque chose à et à partir de l’espace connu : alors que la conception pouvait aboutir à une éthique de suspension pour laisser respirer l’espace, la reliance que la connaissance opère est effective. Mieux : si la connaissance consiste en elle-même à relier des formes, la reliance de fond ne va pas sans créer des formes supplémentaires (ceci fait écho à la vocation technique de la science, contre l’idée de « science pure »). Un des enjeux reste donc, en plus d’éviter de participer à l’aplatissement de l’espace, de ne pas saturer le réel par la connaissance (ceci renvoie à l’éthique de suspension de la formation sans impliquer de rester suspendu à l’absence de formes : les prises de formes réifiantes sont nécessaires à la conduite de la vie pratique par exemple, ou politique, mais relèvent de la concrétion plus que de la référence).
La deuxième remarque, c’est que puisque nous avons conscience de la persistance du dualisme cartésien malgré les tentatives de le dépasser, y compris au sein de la critique du dualisme, il nous faut lutter contre la tendance à « parler à froid », en scientifique, de toutes ces choses. Et il faut nous rappeler que s’il y a persistance, c’est parce qu’il y a concrétude : toutes ensembles, les choses tiennent, malgré la critique qu’on leur porte. Il faut donc proposer un autre concret. C’est aller contre le positivisme, certes, mais en s’appliquant à ne pas verser dans une métaphysique dénuée d’empiricité.
Apprendre par les histoires
Une nouvelle fois, nous pouvons dire que la connaissance est une histoire d’histoires [24]. Car l’histoire que l’on raconte va dans le sens d’une connaissance en extension. A partir d’un événement singulier vécu d’abord dans l’ignorance de ce qu’il va donner, elle consiste en effet à produire un discours à l’attention d’une personne qui n’était pas présente (les énoncés sont à partir… et vers…). Ce discours donne en outre sens à l’événement sans recourir à la pratique comparative chère aux scientifiques, et qui aplatirait l’événement pour y repérer des variables. L’histoire s’énonce en relief. Mieux : elle abstrait.
De quelle abstraction s’agit-il ? Il est possible de le préciser. Plutôt que calculer, l’histoire articule. Par-delà le flux continu de l’expérience sauvage [25], mais aussi par-delà une parole qui serait inintelligible car inarticulée, l’histoire articule l’expérience à la suite de l’événement (de l’articulation qu’a été la rencontre ?) : l’histoire se déplie en étapes. Et elle ne le fait pas dans un rapport de correspondance avec l’événement qu’elle raconte (par lequel elle lierait les éléments de la même façon que l’expérience les lie) : elle le fait à partir de la rencontre – telle est son abstraction.
Par contre articulation du divers ne veut pas dire désunion : l’histoire se constitue en une histoire par le fait de relier les étapes entre elles. Elle les oriente même assurément vers une fin. Mais à cet endroit, il faut certes l’apercevoir, il y a une difficulté : alors qu’à même l’événement tout tenait ensemble sans que cette unité soit donnée, alors que l’unité était en train de se faire, qu’elle se tramait sous les éléments (« il se passe un truc »), au moment d’énoncer l’histoire l’unité de l’événement est déjà donnée (sa fin est effective). Comment l’histoire peut-elle alors s’articuler à l’événement ?
Une nouvelle fois, il faut dire que ce n’est pas en lui correspondant : unité de l’événement et unité de l’histoire ne se correspondent pas. L’histoire s’articule plutôt à l’événement en rejouant son unité en train de se faire : il y a refondation du cours des choses à partir des éléments, l’unité est refaite à même l’histoire. C’est d’ailleurs pourquoi l’unité propre de l’histoire constitue la tension propre à l’histoire. Et quand vient la chute, qui actualise le sens de l’histoire, la tension retombe. Ce qui entre alors en jeu est la pertinence de l’unité construite, sous-jacente aux éléments (« ah, c’était ça ? bien joué ! » ou « bof, je n’y crois finalement plus, à ce qui se tramait »). Quand elle est bien faite, je peux revoir le film ou lire le livre plusieurs fois sans y perdre intérêt. Car au fond, j’ai oublié la façon dont les choses étaient en train d’être unifiées.
Ce qu’il faut noter par ailleurs, c’est que si les choses sont en train d’être rendues présentes (concrètes, marquantes) à même l’histoire que l’on raconte, c’est qu’elles ne sont pas déjà là, par conséquent que le cours des choses est rapport à une absence. Aussi peut-on apercevoir que l’histoire ne tire pas sa pertinence de la référence à l’événement réel, mais de la façon dont elle surgit de l’événement et de la façon dont elle s’adresse à un ailleurs.
S’agit-il alors de dire que tout est permis en matière de connaissance ? Que l’on peut raconter ce qu’on veut, délirer à tout va, voire connaitre comme on rêve (sachant que certes, le rêve se décline en espace) ? Évidemment non : il s’agit seulement d’affirmer qu’il est possible d’échapper au règne de la référence scientifique (sachant d’ailleurs qu’en matière d’appui sur de l’absent, la science n’est pas innocente, malgré son souci des preuves et des expérimentations) [26]. L’histoire montre qu’il est possible de s’engager dans un autre rapport au réel.
L’histoire ne va d’ailleurs pas elle-même sans épreuves : il y a au moins celle du retour au présent. La chute de l’histoire est en effet le moment où le passé raconté laisse place au présent de l’énonciateur, et où surgit la question du lien au réel : comment l’énonciateur était-il impliqué dans l’événement dont il a fait histoire ? Les choses peuvent être dites autrement, à savoir : si la prise de parole est rupture de la continuité de l’événement, il y a toutefois articulation par le silence (silence sur le lien à l’expérience autant que silence de la chute [27]) ; l’histoire est bornée par le silence, qui est sa véritable épreuve : supporte-t-elle le silence, et qui renvoie à ce qui n’est plus présent et à ce qui est plus loin ? avait-elle intégré le silence ? perdure-t-elle malgré le silence ?
Ces questions renvoient en outre à celle du rapport au lieu. Elles montrent qu’en plus d’articuler l’événement, l’histoire s’articule au lieu. Certes, le lieu n’est pas un texte qui assurerait la continuité de la rencontre et de l’histoire. C’est même l’inverse : plutôt que s’articuler à l’étendue-chose sous le mode de la référence, l’histoire montre l’espace comme mouvement. Mais il faut ajouter que si le lieu disparaît, l’histoire s’estompe. Ce que montre l’histoire par conséquent, c’est que le lieu compte autant que les situés. Voire qu’il n’y a pas d’espace sans histoire : les formes visibles sont le résultat d’une histoire, et l’histoire que l’on raconte rend cette réalité aussi visible que la rencontre [28]. Si l’on ne sait pas a priori dans quel espace a lieu l’événement (géométriquement : plan ou courbe ? suivant l’échelle, on ne peut savoir), l’histoire permet d’en parler par les effets qu’il a sur les situés.
Bref : ce que montre l’histoire, c’est que l’espace n’est pas décor mais source des événements. Il est lieu d’effectivité dans l’exacte mesure où les événements ont lieu. On est très loin de l’étendue-chose comme réalité et comme horizon de sens permettant la comparaison, mais on entend bien que l’histoire satisfait aux exigences de la connaissance en extension.
Situation finale
Aller en montagne, c’est assurément retrouver la joie d’arpenter les reliefs. Et en l’occurrence, plutôt que suivre un point sur un mobile nouvelle génération, plutôt que faire des images à tout va, il est préférable de manipuler une carte. Car l’action de se rapporter à l’espace avec la carte, en plus de permettre le repérage, est un geste technique qui accentue l’expérience de la situation. Aucun risque de la confondre avec l’étendue-chose, et de la projeter alentour : ici les brumes rappellent la discontinuité de l’espace, là la pente est dissemblable, plus loin c’est un animal sauvage qui change la donne. La carte n’est pas le territoire [29].
Aller en montagne met en outre sur la voie des luttes de nature. Car arpenter un espace irréductible à la géométrie déposée en surface, parcourir des chemins qui n’existent pas que pour faciliter la distribution des marchandises (et des informations) encourage à aller contre le quadrillage et la superficialisation du monde et, plutôt qu’accepter les compensations écologiques, à défendre les lieux qui portent les histoires [30]. La pratique sauvage peut donner l’énergie de « faire barrage » à l’accélération des flux (opposition, blocage, détournement, relocalisation) et à la logistisation du monde, l’énergie de mettre en déroute la grammaire techno-capitaliste du déplacement qui enserre nos mouvements [31].
Mais tout cela, évidemment, ne dédouane pas d’avoir à penser un mouvement non capitaliste, plutôt que de laisser entendre que la nature est l’étendue-chose et qu’elle a été conquise telle quelle avant d’être entrainée dans le destin du mouvement capitaliste. Autrement dit la lutte conceptuelle est incontournable. Or malgré la volonté affichée de mieux penser notre rapport à l’espace, on l’a vu, celle-ci est souvent suspendue. Des pistes intéressantes sont lancées, mais elles sont laissées à leur concrétude. On se contente d’en revenir à l’expérience et de croire qu’il suffit de collecter les histoires à même la vie. On imagine que les récits spontanés vont remplacer les discours scientifiques en oubliant que ces derniers se sont constitués contre les récits ordinaires, et ne font que les « tolérer » [32]. On s’autorise la rationalité en matière de critique, mais on n’envisage aucune subversion de la rationalité.
Pourquoi ? Car au nom de l’écologie, on se méfie de l’abstraction. Or on l’a vu, celle-ci a ses vertus. Et nous pouvons ajouter ici que si l’écologie implique de proposer des types d’abstraction respectueux de l’expérience sensible, elle requiert aussi de se méfier de ceux qui pourraient passer inaperçus dans les récits, et nous maintiendraient dans le dualisme que l’on prétend quitter. Par exemple quand ils nous font croire qu’il suffit d’être sur le terrain pour penser de façon écologique, quand ils nous poussent à revendiquer le sensible sans rien changer aux règles d’intelligibilité, quand ils mêlent la référence empirique à l’approche statistique, quand ils nous font prendre les récits de pistage pour des alternatives spirituelles alors qu’ils entérinent l’ontologie scientiste…
Evidemment, a contrario, nous ne pourrons nous contenter de convoquer abstraitement un autre espace, comme un espace mathématique qui donnerait toutes ses caractéristiques aux situés et que l’on pourrait arbitrairement décider de changer. Il nous faut accéder à une conception de l’espace concrète, vivante, pratique. Mais il faut d’ores et déjà reconnaitre que l’abstraction est nécessaire pour connaitre en relief – jusqu’à aller à la globalité, et autoriser à penser un espace qui existe (incoïncide) pour ouvrir les voies d’une existence écologique.
Voici donc la formule finale : relief de sens et de corps. Pour ce faire, il peut être nécessaire d’aller en montagne (ou en forêt, sur l’océan…), et s’efforcer de penser le mouvement à partir de cette expérience. C’est un exercice à reconduire, sans quoi la conception de l’espace comme étendue-chose, pendant de l’exception humaine, favorisera encore la destruction des formes anodines qui y vivent, sans quoi le dualisme capitalo-cartésien reviendra inexorablement entre nous, y compris sous la forme critique, et participera à l’aplatissement spirituel de l’espace [33]. Mais – il faut bien en avoir conscience, c’est un exercice délicat : car si nous cherchons un ailleurs, il faut se méfier de servir le Capital, qui lui aussi cherche toujours un ailleurs à engloutir.