Du messianisme en temps de crise

« Il n’est de sortie possible qu’à condition que nous en construisions la porte »

paru dans lundimatin#237, le 6 avril 2020

Cet article démonte patiemment les différentes formes d’optimisme et de « solutions » face à la « crise » du coronavirus comme autant de craintes et de superstitions qui assignent à la passivité. Si la situation est ouverte, c’est sur nos propres forces et nos propres actions qu’il va falloir compter pour « mettre à bas l’histoire universelle dont ce virus est l’ultime émanation ».

« Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe. » Walter Benjamin

« J’ai le sentiment d’être guéri. »
Christian Estrosi

Nous étions prévenus, nous ne pouvions le croire. Ce siècle déjà bien entamé nous avait endormis, confondant la pensée entre fin de l’Histoire et résurgence d’un choc antédiluvien, celui des civilisations. S’il nous était plus que jamais permis d’envisager la possibilité que notre monde s’ébranle, on préférait l’imaginer sous les atours d’une guerre devenue moléculaire où s’opposeraient des impérialismes à nouveaux frais, plutôt qu’à travers les habits neufs d’un capitalisme mondialisé dont les effets, pas uniquement climatiques, étaient pourtant de plus en plus palpables. À l’obsolescence de l’homme, entérinée par sa puissance supposée d’exterminer l’intégralité du vivant et de s’autodétruire avec, on avait opportunément substitué la survivance d’un irréductible conflit entre les cultures, conçu comme lieu privilégié des guerres contemporaines.

Corrélat politique de cet état de fait : d’un côté les excroissances fascistes, de l’autre une intensification de la menace terroriste. Deux ennemis réunis par une utilité commune : susciter la crainte afin d’entretenir la légitimité ténue de la contre-révolution néolibérale en cours – si faire se peut l’approfondir. En dehors de cet antagonisme actualisé et de sa solution toute trouvée, point de salut ; tant pis pour ceux dont la préoccupation consistait à déterminer pour combien de temps les conditions de possibilité mêmes de cet antagonisme allaient pouvoir être maintenues. On feignait solennellement de s’en soucier lors d’inoffensifs sommets dont le seul but était d’anesthésier ces Cassandre, en laissant l’objet de leur réflexion à une poignée guère plus subversive de prophètes improvisés – les autoproclamés collapsologues. Par quoi l’on voit d’ores et déjà que toute situation critique, pour peu qu’on ne la prenne pas au sérieux en agissant sans attendre, appelle toutes sortes de superstitions.

Ce coup-ci, pourtant, l’hypothèse du désastre et son corollaire qu’est la crise, inhérent à l’économie, sont venus d’ailleurs, quoique réunissant en eux bien des aspects de ce qui rend ce monde inhabitable. Causé dans son ampleur par la vitesse illimitée des échanges humains, le virus trouve sa source dans la configuration mortifère de nos rapports aux non-humains. Il invoque ainsi des temps nouveaux, dont nul ne semble détenir la clé pour les comprendre. Il avance subrepticement, nous guette et, finalement, nous isole « chez nous », syntagme attribué à ces bulles où chacun se tient sagement séparé des autres et le revendique de plus belle en période épidémique. Il révèle donc une part non négligeable de la façon dont nos vies se découpent et s’organisent continûment, accélérant en quelque sorte la décomposition de leur forme. Il était assurément nécessaire de recourir au confinement ; il n’en demeure pas moins que nous y expérimentons définitivement cette solitude accomplie si caractéristique des individualités monadiques sous la figure desquelles nous feignions déjà d’exister. On a même une expression pour cela : distanciation sociale.

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Tout ceci n’éteint pourtant pas la panique. Au contraire, celle-ci semble tous nous étreindre ; elle est plus prégnante que jamais. Naturellement, la pensée n’en sort pas grandie. Nul ne trouvant d’explication ni de solution à ce qui arrive, sinon par la continuation bornée de ce qui est, chacun s’en remet à son propre fétiche. Au-delà de la logique militaire que les gouvernants appliquent éperdument à la crise, au-delà des perspectives économiques dont le capital s’afflige, affleure une ribambelle de commentaires qui confinent à la glose ou à la psalmodie, c’est au choix. Les interprétations se succèdent et renouvellent dans l’effroi les efforts inspirés que fournissent les mauvais théologiens pour attribuer du sens à ce qui en est dénué. Parmi les inénarrables collapsologues, et plus largement chez tout un tas d’écologistes en chambre, un thème impérissable refait surface : la nature nous destine un message. Il nous faut l’écouter religieusement. Se dévoilerait au creux de ce virus la parole rédemptrice de cette sacrosainte nature dont les hommes bravent le cœur. S’y affirmerait la revanche de ce qu’on a trop longtemps nié. « Humans are the disease, corona is the cure », finissent d’ailleurs par ânonner quelques-uns de ces prêtres en devenir, oubliant au passage de préciser ce qu’il y a d’autre à soigner que leur bêtise.

Au fond, ce genre de mantra n’a rien d’original. Il est aussi vieux que les prétentions humaines à la disposition totale du monde qui le justifient. Mais sa duplication maladive du schème de la punition se fonde sur la vision fantasmagorique d’une nature réifiée. Fantasmagorique parce que foncièrement anthropocentrée : postuler une quelconque forme de volonté à la nature, c’est à la fois reconduire le geste qui nous en sépare et lui prêter des traits qui la réduisent à la manière dont l’homme conçoit et représente sa propre action depuis que le cartésianisme en a fait un démiurge. Il y a donc dans ce tour de pensée une extension du domaine de l’intentionnalité et de ses présupposés métaphysiques (au premier rang desquels on trouve évidemment la volonté, et tout le cortège ontologique de la faute qu’elle sous-tend), là où l’immensité des interdépendances matérielles qui se font jour avec la catastrophe écologique devrait nous inviter à remettre en cause la pertinence même du schème intentionnel. Dans Abondance et liberté, Pierre Charbonnier remarque à juste titre que l’asymétrie entre humains et non-humains, entre sujet et objet, constitutive de ce qu’il qualifie de « paradigme productionniste », ne saurait être dépassée par le rabattement des uns sur les autres : « il n’est pas absolument nécessaire d’universaliser la condition de personne pour faire droit au pouvoir d’agir singulier que possèdent les non-humains, vivants ou non. »

En somme, on manque ici le plus important : prêter des atours humains ou des allures divines aux forces dont la « nature » est traversée, c’est se dispenser de prendre en charge politiquement ce qui fait problème dans leur destruction. C’est du même coup se condamner à l’attente inerte et contemplative de notre propre disparition. C’est, enfin, faire comme si la peccabilité écologique était partagée par tous les êtres composant ce gloubi-boulga spécifique qu’on nomme « humanité ». C’est donc s’aveugler sur le caractère des mécanismes productifs-destructifs à l’aune desquels on a pu épuiser nos milieux de vie, oubliant que leur universalité contemporaine est le résultat d’une histoire particulière – celle de la colonisation. Derrière les imprécations déchaînées de ceux qui professent leur prêt-à-penser de l’apocalypse, se loge un narcissisme suffisant qui consiste à se glorifier de « l’avoir su avant tout le monde ». Une déclaration récente d’Yves Cochet en atteste : « avec mes copains collapsologues, on s’appelle et on se dit ”dis donc, ça a été encore plus vite que ce qu’on pensait !” » Suffisance à la mesure d’une perte de repères qui les rend prompts à liquider la politique pour se réjouir indécemment de la séquence en cours, en admirant ses conséquences concrètes sur les populations les plus vulnérables avec une indifférence crasse.

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Dans une veine un peu plus mesurée mais pas moins prophétique, on peut remarquer ceux qui comptent naïvement sur la prise de conscience quasi automatique que la situation permet d’espérer. Le virus agit par lui-même sur les choses : il interrompt le cours normal de l’économie, réduit concomitamment la pollution, puis s’infiltre dans les consciences pour leur montrer combien l’existence (post)moderne est absurde. De fait, on peut aisément constater que notre réaction traduit l’irrationalité fondamentale du capitalisme : des travaux fictifs qui se font à distance aux bagatelles quotidiennes que nous n’achetons plus, on s’aperçoit soudain que ce qui n’est pas nécessaire est dispensable. Y voir une sommation spontanée à la décence commune est toutefois une erreur d’ascète. Il y a certes un ralentissement de la production, mais son caractère temporaire est attesté par l’énormité des interdépendances qui sous-tendent les occupations des confinés pendant cette crise, où tout tient aux stocks de données (Netflix n’étant pas le dernier à suppléer la police en clouant chacun à son canapé) et de produits (par exemple un ordinateur ou plus simplement tout ce dont un logement se compose) dont nous disposons – en bref, de marchandises. Ce stock ne tiendra pas éternellement, de même que nous ne nous en passerons pas instantanément lorsque le confinement sera levé.

Surtout, en dépit de la réduction globale des échanges, la plupart des chaînes d’approvisionnement continue de fonctionner, peu importent les risques auxquels s’exposent ceux qui en assurent la persistance. On pourra arguer que ces derniers dont la vie semble habituellement si futile apparaissent au grand jour. Comme le rappelle Johann Chapoutot dans un tract intitulé Pathologies sociales, s’impose immédiatement le constat suivant : les « premiers de corvée » se substituent aux « premiers de cordée » dans l’ordre d’évaluation des utilités sociales, à tel point qu’il est impossible de nier que « les classes sociales existent et conditionnent, sinon déterminent, la vie – et peut-être la mort – des individus. » Si bien qu’on doit les remercier. Mais on l’a vu, cela ne suspend pas la lutte qui régit le rapport entre ces classes, ni la logique de la valeur qui en dicte la dynamique, et ce pour une simple et bonne raison : aucune crise, de quelque nature qu’elle soit, ne porte en son essence l’interruption durable des modes de production et de reproduction d’une société. Des guerres aux catastrophes naturelles en passant par les crises économiques, l’histoire en atteste mieux que le premier obsédé de l’effondrement venu. Dès lors, déduire de ce virus l’irrémédiable apparition puis l’immédiate abolition de l’état de choses existant, c’est faire abstraction des logiques réactives qu’il induit – logiques dont la réplique disciplinaire et martiale du pouvoir nous fournit l’illustration. Car ce dernier peut parfaitement adapter son fonctionnement à la crise – c’est même l’une de ses raisons d’être – si rien ne s’oppose à lui effectivement.

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À ces messianismes animés par une foi confuse en l’émancipation, répond celui qui trouve dans un microbiologiste déluré le sauveur de cette humanité que les premiers conspuaient. Didier Raoult défraie ainsi la chronique et c’est comme si ses thuriféraires, dont le nombre se multiplie chaque jour, espéraient voir en sa personne la solution générale à ce problème particulier – lors même qu’il conviendrait de rechercher des solutions singulières à ce qui s’avère être un problème universel. On entend donc les clameurs ébahies de quelques libertariens décérébrés et autres politicards en détresse, dont ne sait s’ils sont plus contaminés par le virus ou par leur propre connerie. Parmi ceux-ci, Christian Estrosi tient la dragée haute, lui qui s’est auto-prescrit de l’hydroxychloroquine avec pour argument majeur la « confiance » aveugle qu’il a dans ce professeur Tournesol 2.0. Il a « le sentiment d’être guéri », cela suffit pour conclure à l’efficacité de ce médicament dont on connaît les effets secondaires potentiellement terribles. L’époque est à la précipitation, pas à la précision. De là que les hommes politiques eux-mêmes, ayant transmis l’appareil étatique à la science, s’empressent de s’emparer du territoire de celle-ci. Au mépris des critères épistémologiques les plus élémentaires, ce sont eux qui décident de la crédibilité qu’il convient d’accorder à telle ou telle recherche.

L’époque, en fait et avant tout, est à la confusion. Dans l’ignorance outrancière de cet ensemble de croyances méthodiquement structuré en connaissances qu’est la science, dans le refus disert des procédures par lesquelles s’établit la preuve, apparaît le désert où nous sommes laissés, le désordre où nous sommes privés de la dernière idole à laquelle nous tenions encore. Habits neufs pour une crise sempiternelle, celle des sciences européennes, diagnostiquée par Husserl il y a près d’un siècle. À moins que nous ne soyons justement en train d’attribuer à la science une fonction d’idolâtrie, conscients qu’aucun Dieu ne viendra nous sauver. Cela expliquerait la bigoterie de ceux qui se targuent d’être aux côtés du Professeur Raoult dans cette guerre pour la vérité, dénonçant les complots à foison dont leur idole serait victime. Fredric Jameson aurait pu anticiper leurs complaintes, lui qui prétend que le discours du complot se présente comme la clôture définitive (le traitement) de ce qui est ouvert (la crise), comme la représentation paranoïaque (ceux qui empêchent la prescription dudit traitement) d’une irreprésentable totalité (la pandémie). À défaut d’être tout à fait rationnel, le vocabulaire des émules du professeur a le mérite d’être éloquent. Ils croient en lui, plus par la légitimité charismatique du personnage que par l’assentiment qu’ils prêtent à la rigueur de ses travaux – dont il n’est pas question de parler ici, sauf à noter que « la communauté scientifique » émet maint doute à leur propos.

Toujours est-il que la machine médiatique s’est emballée, comme d’habitude, sans demander son reste ni se soucier tant soit peu de vérité. « L’Obs » en vient à se demander si le Professeur Raoult n’est pas « le général de Gaulle du coronavirus » ; on se demande symétriquement si cet hebdomadaire périmé n’offre pas la solution la plus adéquate à la pénurie de papier-toilette qui sévit. « BFMTV » renchérit : n’est-il pas « le gilet jaune des blouses blanches » ? On rétorque avec le même aplomb que cette chaîne de désinformation ne montrait pas pareil enthousiasme il y a quelques semaines lorsque les uns et les autres nous alertaient, entre autres choses, sur le devenir de l’hôpital public. Et Mélenchon de s’emparer d’une affaire qui le dépasse – il en est coutumier – en publiant ses échanges avec le professeur Raoult dans ce qui s’apparente à un pastiche raté de Bouvard et Pécuchet. Peu à peu, tous reprirent en chœur le refrain du messie-professeur : « croyez en mon médicament-miracle ! »

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Des miracles, sûr que c’est ce dont nous rêvons, ce dont nous avons le plus besoin en temps de crise. Voilà pourquoi nous nous abandonnons à la moindre entourloupe théorique, ce qui nous sert de raison ayant baissé la garde. Il faut célébrer les liturgies de l’effondrement et l’espoir qu’on place en Raoult pour ce qu’ils sont : les derniers avatars, absolument analogues, de la propension des hommes à la superstition. Celle-là même dont Spinoza disait dans le Traité théologico-politique qu’elle est mandatée par notre infortune, qui laisse la porte ouverte à toutes les craintes possibles, et nous oblige à les éliminer en recourant à des explications qui rendent le désastre compréhensible. Au fond, qu’on impute la faute à notre exploitation de la nature, qu’on discerne en ce virus l’expression de sa volonté par la punition de nos méfaits, ou qu’on motive notre espoir dans la science par le culte d’une personnalité qui nous rassure, c’est la même crédulité qui guide notre faiblesse réflexive. Spinoza, parlant des hommes, ne s’y trompait guère : « ils forgent d’innombrables fictions et, quand ils interprètent la Nature, y découvrent partout le miracle comme si elle délirait avec eux. (…) Voilà à quel point de déraison la crainte porte les hommes. La cause d’où naît la superstition, qui la conserve et l’alimente, est donc la crainte. »

Sortir de cette impasse dans laquelle s’englue la pensée, c’est en premier lieu s’extirper de cette peur, savamment entretenue par ceux qui ont fait profession d’éviter que nous ayons à penser. Ces messianismes incantatoires ne nous aident donc en rien. Le messianisme, en temps de crise, acte la dissolution du politique s’il ne s’accompagne pas d’une position claire et distincte du problème qu’il vise à résoudre. Entendu comme une inspiration mystique aspirant à l’advenue d’une force extérieure en mesure de nous rédimer, il est ce par quoi nous nous démettons des armes de la critique. Il cherche en la première figure venue l’irruption d’une autorité qui puisse au mieux nous délivrer (le traitement du professeur), au pire nous consoler (l’explication par le désastre). Partant, il nous faut opposer à la prolifération de ces représentations paniques une autre voie, qui puisse être empruntée par ceux qui pâtissent non seulement du moment dans lequel nous sommes mais plus généralement du monde qui l’a rendu possible. D’autant plus que cette crise et les solutions qu’on lui oppose préfigurent ce que la catastrophe écologique nous promet. Or, l’intériorisation de la catastrophe menace de nous faire abdiquer en nous détournant des possibilités politiques qui façonnent un monde désirable. Attendre d’elle qu’elle nous réveille en nous révélant un sauveur, c’est se priver d’en comprendre les mécanismes, et par surcroît de la combattre.

Il nous faut au contraire saisir ce qui dans chaque instant se dérobe au destin funeste d’un monde déjà calciné. Pour ce faire, il nous faut analyser chaque parcelle du présent dans le but d’y trouver de quoi lutter. Le seul messianisme acceptable est celui qui se donne les moyens de mettre à bas l’histoire universelle dont ce virus est l’ultime émanation. Celui qui sait qu’une interruption du temps se provoque et cherche dans le passé les preuves de ce savoir. Celui qui conçoit la révolution comme un dehors dont l’avènement se bâtit au-dedans du monde. Celui, enfin, qui n’oublie pas qu’il est impératif d’être plusieurs pour tirer le frein d’urgence d’une locomotive aussi imposante que celle où le capitalisme enserre le vivant. Cela, nous le tenons de Walter Benjamin, et les événements présents nous somment de regarder dans la direction que dessinent ses Thèses sur le concept d’histoire. Car il n’est de sortie possible qu’à condition que nous en construisions la porte. En commençant par cesser d’espérer dans l’urgence, nous pourrons continuer d’agir contre l’état de choses qui s’en alimente et se repaît de nos craintes. Nous pourrons également concevoir une rupture qui ne soit pas autre chose que l’expression politique de notre force. Nous pourrons surtout déterminer ce pour quoi et ce contre quoi la guerre a lieu.

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