Du Drill State. Nous entrons dans l’ère du Drill State. L’époque de l’État foré de l’intérieur. Comme à chaque fois, ce n’est pas l’original mais la copie qui transcende sa source.
Hier, la prise de Fiume et le décorum d’un poète ardito-futuriste (Gabriele D’Annunzio) se transmute par pastiche en fascisme nationaliste mussolinien puis, à la suite de la Marche sur Rome d’octobre 1922 et de la prise de l’État bientôt animé d’une « volontà totale », stimule par-delà les frontières la ferveur morbide d’un premier coup raté en Allemagne (1923) qui, dix ans plus tard, donne la tragédie de 1933 – et confère au virilisme méridional la cruauté méticuleuse du germanique.
Aujourd’hui, l’idéologie de l’hindutva et son vœu de Grand Bhârat, appuyé sur sa milice inspirée des fascismes allemands et italiens (le RSS), est un précédent indien nationalitaire du « fascisme continental » (Arendt, Feher) étendu partout : le rachisme – fascisme russe – d’Ilyne et de Douguine, inspiré d’Oswald Spengler, sa quatrième politique eurasiatique poutinophile, la dévoration des greniers à grain et des hommes d’Ukraine, est la mise en pratique des slaves et aryennes (indiennes) velléités grand-continentales.
Et l’Argentine du « Choc » avec Milei est l’esquisse ratée, névrosée, hispanique et votive – pas assez « germanique », pas assez « anglo-saxonne », pas assez racée à l’échelle des maîtres du monde et des hautes cultures technologiques – du nouveau modèle de l’Amérique des MAGA et du DOGE. L’Amérique, sa tradition du melting-pot, lui permet d’accomplir l’Aufhebung, la synthèse, des tendances tout azimut du fascisme continental planétaire : élans raciaux paléo-libertarien de Musk – chez qui coule encore le sang maudit des afrikaneers chercheurs d’émeraudes de l’apartheid, héritier des maîtres de mines de diamants à la Cecil Rhodes – ; torsions anticommuniste et maccarthyste du judéophobe juif et homosexuel homophobe, Roy Cohn, l’avocat formateur de Trump ; abrutissements clairvoyants du slumdog millionaire Patel, indien d’origine, c’est-à-dire « aryen » selon l’hindutva, qui à la tête du FBI, fanatique de QAnon, va émanciper, version Bollywood, les agents fédéraux du Deep State ; le carnaval fasciste du Capitole ; l’individualisme absolutisé jusqu’à l’essence kleptocratique du magnat de l’immobilier médiatique Trump ; la domination absolue du Kremlin sur toute politique étrangère qui voudrait se présenter comme Américaine (Tulsi Gabbard) – le spectre du Chien de Milei qui lui parle à l’oreille est dans le cas de Trump le fantôme du prince Valdemar de l’ancienne Rus’ de Kiev.
L’ultimatum. L’Europe n’est pas encore passée au stade de la dénonciation populiste des bureaucraties du Deep State – cela commence à peine –, il lui reste encore un laps ou une porte étroite où se retrouver, avant sa prise de possession prédatrice par le Dark State libertarien (Dark Maga de Musk) et son programme de Drill State, de forage d’État, l’État pillé, essoré et dépouillé de toute autre fonction néo-féodale qu’autoritaire et brutaliste. Le néo-spenglérien russe, Alexandre Douguine, en guise de baiser d’adieu à l’Europe, lui pose un ultimatum : ou bien le Vieux Continent se métamorphose en Grand Continent, ou bien l’Europe fait le choix du déclin et disparaît. Dans son esprit, l’ultimatum offre à l’Europe l’opportunité eurasiatique de se changer en empire dans l’empire slave – avant la Grande confrontation avec la Chine. L’Allemagne nazie a tenté un temps de faire alliance avec la Grande Bretagne pour se partager l’Europe, et celle de l’Est, afin de vaincre les USA. La Russie d’aujourd’hui est en passe de réussir ce pari, non avec la Grande Bretagne, mais avec l’Amérique, et, le cas échéant, contre la Chine. Douguine rêve d’une Europe de réserve. L’Europe alliée deviendra alors Europe vassale, puis marginale ; province planétaire, l’astre mort affalée sur l’île de Circée où toute politique n’est jamais qu’une agitation zoologique et les « hommes », des bêtes métamorphosées.
Circée, c’est la Sorcière. « Commençons par un constat froid [1] » : C’est le désert dans la te-tê. L’actuelle conscience politique n’est plus qu’un sac de nœuds. Des nœuds triviaux qui n’attachent rien. Parmi « celles qui soufflent sur les nœuds » (Le Coran, Sourate 113, « Al Falaq », verset 4), parmi les magiciennes qui soufflent sur les sorts, il y a – depuis des années maintenant – notre bonne vieille « Sorcière » [2]. À force de réduire la pensée conceptuelle à la tactique électorale, l’idée à l’illumination, le soin à la plongée cathartique dans le « sale », la flamme du sortilège s’est éteinte. La perspective d’un long séjour dans la boue n’enchante plus. Et tandis que les petits chauvins de la Souveraineté tentent de faire de chaque « nation » fictive un ressort libidinal onirique pour la prise du pouvoir d’État ; conspirant confusément, dialectiquement, à l’asservissement continental qui vient ; ils ignorent qu’il n’existe pas, dans le temps qui est là, de pouvoir d’État-national en Europe, que ce pouvoir n’a jamais existé sans extension coloniale concomitante puis sans marché européen, soit sans métropole avec ses colonies, sans État représentatif avec son État d’exception, sans alliances supranationales matérielles – leur irréalité libidinal fantasmatique est la marque de névroses familiales ; elle ne prend pas corps hors du cercle des pulsions de protection paternaliste, elle n’a aucun référent réel dans les catégories réelles de l’économie politique. Snyder dit bien, dans ses livres de libéral antifasciste, que l’Europe n’a jamais été « nationale ». Il est aussi vain, politiquement, matériellement, de rêver la « France » comme d’une « transcendance » politique, que de réinventer, avec un ton d’Eureka !, la France insoumise pour les barbares. D’autant qu’il faut une bien pauvre faculté de rêver pour se rabattre aussi naturellement sur les stratagèmes périmés des nationalistes imaginaires.
D’un taureau creux. On raconte qu’avant l’Islam, vécut un certain Zarâdacht qui prétendit à la fonction prophétique. On dit qu’il fabriqua un taureau de cuivre qui mugissait comme mugit un taureau de chair et d’os. Pour tout le monde, ce miracle était incompréhensible : l’animal de cuivre était doté de vie. Mais, à la vérité, Zarâdacht l’avait pourvu de deux trous à l’arrière et adossé à un mur. Derrière ce mur, il avait placé un soufflet de forgeron dissimulé dans un réduit dont l’entrée était restée secrète. Son fils s’y introduisait pour manœuvrer le soufflet. Le vent remplissait le taureau de cuivre et sortait par ses yeux, ses oreilles, ses narines et sa bouche en simulant un violent mugissement. Notre Sorcière est ce Zarâdacht : le souffle de son taureau est un soufflet artificiel. Et sa chair et ses os sont un cuivre sans vie. Ses rêves entrent en nous par la porte d’Ivoire : celle des rêves mensongers.
« Seule l’extrême droite a une libido ». Mis à part Alain Soral, que tout le monde trouve sexy, et dont le « coup de poing » très viril fait « bander les fascistes » et (apparemment) quelques indigènes, la forme libidinale de l’extrême droite est inversement proportionnelle à ses résultats électoraux. Sérieusement : où est la libido de l’XD ? de Retailleau à Darmanin en passant par leurs semblables, où avez-vous vu autre chose que du sec, du moche et au mieux du « libidineux » ? On a du mal à érotiser les trois poils virilement imberbes de Bardella, et lors de ses meetings de jeune premier à prompteur, on pense à l’époque où il se chiait dessus en fac de Géo. Peut-être qu’on pense aux deux chats de grand-mère Marine, stratégie de célibataire pour occulter son cringe touchant ? Ou à ce troglodyte paranoïaque, le Gollum de Bolloré, dont les photos à la plage avec Knafo font plus penser à un remix d’Alien – Voldemore façon fœtus – qu’à une couverture de Play Boy ? Peut-être pensez-vous à Hanouna, qui, entre deux rails, tantôt lèche le cul d’un chihuahua, tantôt celui de son maître, boit de la pisse de star et humilie à coup de spaghettis son chroniqueur ? Ou alors que le désir et la libido se sont caché du côté de Dominique Vennere, qui rêvait tellement vitalement qu’il se tira une balle sur le parvis de Notre-Dame faute d’avoir su surmonter la submersion ? Où est la libido chez le Bouvier et Le Priol, dont la gloire aura été de tirer couragement, depuis une voiture, dans le dos d’un rugbyman bourré dans le quartier latin (Federico Aramburo, Paix sur toi, compadre) ? Où sous le regard fumant du « Gros Lardon » bolossé en Isère ? Chez ce « neuroatypique » nazi de Musk qui se fantasme en grenouille césar et finira en salade sur mars ? Où chez le Moldbug brachycéphale, grinçant rabougri à lunettes floues qui vit son célibat d’incel comme une vocation d’élite ? Où la libido chez ce fameux Renaud Camus, vampire gothique ratatiné dans sa Mothe, qui termine ses jours à attendre dans son fortin, qu’un Sarrasin ne le remplace ? Où chez les morveux décervelés de Nemésis qui font les vicos pour couvrir les terfs ? Où la libido de Meyer Habib dont la vraie fonction sociale aura été de renouveler l’énigme du canard-lapin en nous posant la colle de savoir s’il est plutôt pélican ou porcinet ? Oh, et pour le plaisir : où est la libido de l’hilarant monsieur Tanguy qui aurait mieux gagné sa vie au Jamel Comedy Club qu’à performer le nazisme soft ?
De quoi rêver. Ce « Rêver ensemble » n’est qu’une faible aptitude à rêver – camisole psychique – qui ne remarque pas même son non sequitur quodlibet : d’une contradiction on peut déduire n’importe quoi. Lorsque la Sorcière prétend ne pas « croire » elle-même à son « rêve raisonnable », c’est aussi ici qu’il faut peut-être peser son poids en plumes ou voir si son corps flotte comme le bois – qui est assez obséquieux et servile pour bégayer des explications après ça ? J’ai un rêve, mais je n’y crois pas. Non pas parce qu’il est trop beau pour y croire mais parce que ce « rêve » n’est qu’un pagne de misère pour une stratégie embourbée dans ses contradictions thématiques et mentales. Tous les niveaux de réalité sont broyés et liquidés comme une architecture de glace sous la fonte : il nous faut du désir libidinal sous forme de rêve, alors je vais vous offrir une image érotique et on verra bien, on verra bien puisque j’ai vu que chez nos voisins fascistoïdes ça enclenchait des tumescences ! « La France, le pays de mon enfance. » Mais attention ! je n’y crois pas du tout. Je dis ça comme ça. Parce que j’ai le droit de rêver sans rêver comme de boire du coca-cola light, du café déca et des ersatz de sucre-aspartam. Que signifie ce voici mon rêve auquel je ne crois pas ? Un peu tout l’arsenal de base de la Sorcière : nihilisme stratégique et analytique, on peut performer n’importe quelle posture puisqu’on ne croit jamais vraiment ce qu’on raconte, au fond, car on sait qu’au fond du fond, la substance de l’énoncé n’est pas ce à quoi il renvoie mais ce qu’il performe tactiquement dans les mille et un nœuds du néant spectaculaire. Alors on peut dire des absurdités comme : les Ukrainiens auraient dû rester « neutre » (sic) et ne pas chercher défense en Europe et aux USA parce que regardez maintenant comme ils sont vendus et dépouillés par l’Amérique. Le nihilisme interminable et infécond qui conduit chacun vers sa « ruine intérieure » est achevé. Alors on peut dire : on ne peut plus rêver du communisme ET le communisme est le plus grand rêve ; on ne peut pas rêver de l’Islam MAIS « j’aimerais bien » ; l’idée transcendante est celle de la France MAIS en fait il y a plusieurs France, alors il faut faire le tri, et puis moi j’y crois pas ; on doit être patriotes MAIS attention ! patriote internationaliste : rien à voir évidemment avec cette internationale réactionnaire qui..
Dans l’irréalité sans substance de la pensée purement spectaculaire on n’utilise les Idées que pour liquider les Idées. L’Idée « communiste » ne renvoie à rien. L’idée « France » non plus. L’Idée « Islam » est un marqueur identitaire creux. Il suffit d’observer le ridicule de son « Bismillah » face à une salle d’étudiants blancs mal à l’aise : ça sonne faux. C’est la politique du signifiant vide et flottant. Que connait-elle du rêve celle qui ne rêve pas et qui nous propose des rêves auxquels elle ne croit pas ? Personne ne rêve d’une idée, mais des images convoquées par l’idée. Le « communisme » appelle en nous l’armée des paysans de Müntzer ou, celle à cheval, de Makhno – qui ravageait les domaines Blancs et défiait les brutalistes de la contre-révolution puis de la Collectivisation. On ne rêve pas d’une idée, mais de la guerre des pauvres : « La révolte gronde. Dans la Hesse, dans la Haute-Franconie, en Thuringe, dans le Harz, en Saxe, de toutes parts, on se bouscule, on se heurte. Mulhouse et Erfurt sont au cœur de ce soulèvement populaire. Les châteaux sont rasés, les remparts crevés ; partout on raconte que les paysans se révoltent, qu’ils vont aller jusqu’à Rome. On raconte que depuis les confins de la chrétienté on se soulève, même chez les Turcs ! » (Eric Vuillard) Le communisme, c’est octobre 1905 raconté par Voline dans La révolution inconnue : « Cette grève du pays entier - grève formidable, unique dans l’histoire moderne - eut lieu à mi-octobre. Elle fut moins spontanée que celle de janvier. Envisagée de longue date, préparée d’avance, elle fut organisée par le Soviet, ’l’Union des Unions’ et, surtout, par de nombreux comités de grève. Usines, chantiers, ateliers, magasins, banques, administrations, chemins de fer et toutes les voie de communication, postes et télégraphes - tout, absolument tout s’arrêta net. La vie du pays fut suspendue. Le gouvernement perdit pied et céda. » Le communisme, c’est l’énergie exemplaire : « L’énergie qui m’animait contre les bourreaux de la révolution m’assurait qu’il valait mieux périr dans un combat inégal mais décisif, sous les yeux du peuple martyrisé, en lui montrant comment les fils des paysans révolutionnaires savent mourir pour leur liberté, plutôt qu’attendre que les fils des richards et leurs tueurs à gages viennent nous exterminer au fond des bois. » (Mémoires et écrits 1917-1932, Nestor Makhno) Le communisme, c’est l’humour des FTP-MOI, de l’ouvrier en blouse bleu qui posait des bombes en fumant sous les balles, et, le pantalon en sang, découvrit que ce n’était pas le sien, mais celui des hémorroïdes éclatées de son camarade stressé, hilare, à ses côtés. Nous rêvons plus sûrement de la Catalogne, bien plus sûrement de l’insurrection du 1er janvier 1994 sous l’hôtel de ville de San Cristobal de las Casas, bien plus sûrement de Thomas Edward Lawrence dans son désert avec Faïçal à déjouer l’armée turque en explosant des trains de marchandise, bien plus souvent de Cavaillès, philosophe bourré d’explosifs, spinoziste, mathématicien, et logicien jusqu’à la rigueur du geste, lui qui sentait en lui l’impératif de fondre son âme dans le feu jusqu’à la torture et la mort – comme s’il s’agissait de la conclusion logique rationnelle et pure d’un raisonnement déductif infaillible. Les Gilets Jaunes ne nous font pas penser à la France mais à la révolte des Turbans jaunes en Chine en 184, et aux quelques paroles poétiques d’un leader taoïste : Les Cieux d’azur sont déjà morts ; le Ciel jaune va bientôt s’élever.
Encore rêver. Je hais celles et ceux qui nous disent que nous ne savons pas rêver et qui le démontrent en acte par leurs rêves de Frexit que la réalité a raisonnablement réfuté lors du Brexit. Alors que rêver, c’est raconter des histoires vivantes - hypotypose - images de l’énergie vivante des choses passées, que rêver c’est transmettre l’expérience des ouvertures du temps, raccorder à l’expérience présente le fil d’Ariane de la commune de Bavière de 1918, la drôle de constitution de Fiume, la révolution de 1917, le cou coupé de 93, les centaines de communes révolutionnaires de 1789 à 1794, les printemps de feux de 1830 et 1848, la commune de Paris de 1871, la guerre civile espagnole de 1936, les assauts viscéraux de 68 à Prague, en Italie, à Tokyo, au Mexique, en France, le soulèvement zapatiste de 1994, la lutte à Seattle, les naxalites indiens, les kurdes qui ont tenu – qui ne peut plus rêver de la puissance de feu diabolique des barricades faites de tous les meubles des ouvriers parisiens ? De cette dépense infinie sans retour de tout ce que nous sommes au moment d’importance ? Les rêves stratégiques – raisonnables – ne valent rien. Les attachements émotionnels à la réalité sont chargés de vérités vernaculaires qu’aucune abstraction ne saurait libérer. Les gilets jaunes ne se sont pas révoltés pour trois centimes d’essence, encore moins pour la France ("Sileeence, pour la Fraaaance..." dixit l’hilarant Monsieur Tanguy), mais pour ce que trois centimes signifiaient, affectivement, libidinalement, pour leurs attachements oniriques : tel groupe de base de la coordination des Gilets Jaunes se voyait privé de son goût immodéré et fantastique pour les grosses voitures qui vont très vite dans le divertissement des Week-End, tel autre groupe se reconnait soudain humilié qu’une augmentation de l’essence implique de sacrifier au travail la Pizza Pie en famille, le moment de plaisir partagé dans l’ordinaire le plus affectif. Aucune insurrection effective n’est le fruit d’une masturbation mécanique à l’aide du Sex Toy de l’Idée. Il n’y a de mouvement révolutionnaire qu’à partir des attachements vernaculaires réels – pas les faux attachements superficiels de papier que les "petits grands hommes dans des ronds" revendiquent pour se faire bien voir dans d’autres cercles – pas les revendications d’attachement génériques à la Terre qui meurt, à la Nation qui meurt, à la Justice qui meurt, à la Vérité qui n’est plus. Mais les attachements réels, les attachements que seule l’usurpation brutale révèle lorsqu’ils sont tranchés, les attachements que seule une psychanalyse politique peut faire sortir, dans tout ce qu’ils ont de banal, d’ordinaire et parfois d’abjecte ou d’inavouable. Il n’y a de vérité matérielle de l’insurrection ou de la révolution que lorsqu’elle nait de l’énergie affective brutalement libérée par tout ce que l’ennemi vient trancher de liens réels. Il y a des choses que l’on clame vouloir protéger et conserver – dont en réalité notre cœur se fout ; il y a des choses dont la privation nous transformerait en incendiaires – et ce n’est pas forcément le « pain », le « besoin ».
De la déception. Il serait temps d’interrompre le mouvement de postures et d’impostures qui nous éloigne un peu plus chaque jour du communisme. Dans la guerre, l’ennemi a pour objectif principal de semer la confusion, de fabriquer l’hébétude et l’auto-dépréciation, le meilleur atout de l’adversaire est toujours la démoralisation et l’abrutissement mental. Une opération de déception ne saurait être dirigée vers ses propres alliés et ses propres troupes sans quoi il s’agit de l’auto-intoxication à partir de laquelle l’ennemi prospère. La plus grande confusion naît du désir de trouver l’énoncé « efficace », de faire le geste « efficace », bref, de confondre le fait stratégique et tactique avec le « bon sens » efficace. La Sorcière pense que le « bon sens » est dans la normalité réactionnaire - il est donc efficace brandir le totem de la normalité réactionnaire, « La France », pour séduire et attirer à soi les... réactionnaires normaux. Mais ce geste n’est qu’une énième endosmose avec la vision adverse. Encore une fois, le caméléon de la droite finit à droite. Dans l’orgie de désordre qu’est la guerre, il y a deux principes : 1) renforcer continuellement le moral des troupes et s’assurer de la solidité des alliances ; 2) opérer la déception permanente du champ de vision de l’adversaire. La Sorcière opère la déception envers ses troupes, victimise ses suiveurs, culpabilise ses alliés, leur propose le « sale », le laid, l’abjecte, multiplie les injonctions contradictoires, les énoncés sans rationalité ; en retour, elle encense l’ennemi, l’admire, le révère, le cite en exemple. Soral a tout compris ; Jean-Marie Lepen aussi ; Otto Strasser de l’aile gauche nazie aussi. Désolé : je ne laisse personne s’adresser à moi aussi mal.
« L’efficacité de la déception est accrue par l’effet de fond qu’elle peut avoir sur le moral de l’adversaire. Il ne faut pas sous-estimer le choc pour un chef militaire ou un état-major qui découvre qu’il a été trompé et qu’il ne dispose pas du temps nécessaire pour se réarticuler et faire face. Bien exécutée, la déception peut permettre d’atteindre des effets d’ébranlement cumulatifs : sidération de l’ennemi, discrédit total ou partiel de ses services de renseignements, effondrement de sa confiance, dissensions, etc. Une opération de déception a un effet de rémanence : si un adversaire a été trompé une fois, le doute peut s’installer durablement. Le simple fait d’avoir la réputation d’utiliser les opérations de déception est même susceptible d’instiller la suspicion chez l’adversaire et de le pousser à de nombreuses vérifications, à se couvrir face à de multiples options et donc à disperser ses moyens. Une fois la surprise obtenue, le succès sera d’autant plus grand qu’elle est exploitée avec force et rapidité. » (Rémy Hémez, Les opérations de déception)
Luttwak disait :
« Tromper, c’est d’abord faire quelque chose d’imprévu, c’est-à-dire faire ce qui va contre le bon sens, ce qui implique d’aller contre l’économie, la limitation des moyens, les solutions directes, etc. Vous devez aller contre le bon sens. Chaque fois que vous faites ce qui est attendu, vous faites quelque chose de moins efficace. Vous devez faire quelque chose de délibérément inefficace. Vous ne prenez pas la voie efficace, vous prenez les chemins de traverse. Vous ne maîtrisez pas efficacement vos moyens, vous le faites à la dernière minute. Vous ne déplacez pas de troupes, ou ne déplacez pas votre logistique en plein jour, vous le faites la nuit quand vous perdez la moitié de votre sommeil et toutes ces autres choses. Chaque acte de déception implique une inefficacité délibérée infligée à soi-même dans le but de faire l’inattendu et surprendre l’ennemi. » (Edward Luttwak, entretien cité dans Jack H. Spencer, « Deception integration in the U.S. Army », Command and General Staff College, 1990.)
L’échec d’Hannibal. Le plus grand échec d’Hannibal contre Rome n’aura pas été militaire : il l’avait presque conquise, il en était à quelques encablures, il avait passé les montagnes, il avait pris ville après ville, mais, au dernier moment, au moment d’en finir avec Rome, quelque chose en lui, d’infantile, d’inconscient, d’ancien, le retint. Il avait été éduqué en romain non en carthaginois. Son enfance il l’avait passé en Espagne. Et dans ses rêves, les dieux qui lui disaient de conquérir le monde, ce n’était pas les dieux de Carthage, c’était ceux de Rome. Alors, au dernier moment, il retira ses troupes et ne s’abattit pas sur Rome. Non parce qu’il était faible et sans envergure, mais parce que le Cathaginois était Romain. On lit chez Marie-Louise von Franz, la disciple de Jung :
« Il y a là, en effet, la confirmation du fait que les archétypes, c’est-à-dire l’inconscient d’Hannibal, se manifestaient sous des dehors romains ou que son inconscient était projeté sur les Romains. Hannibal avait perdu ses racines, car il avait quitté Carthage à neuf ans – et, en tant que métropole du monde antique, Carthage était elle-même un mélange de populations très cosmopolites. De plus, il fut séparé très tôt de sa mère. Or, en général, c’est la mère qui transmet la tradition de son pays à ses enfants. » (86)
« L’incroyable stratégie d’Hannibal correspondait à une tradition qu’il avait emprunté aux Grecs, comme les Romains l’avaient fait de leur côté. Il fut donc poussé à combattre les Romains avec leurs propres armes, au lieu de leur imposer une guerre sur mer, ce qui eut été le point faible de ses adversaires. Hannibal avait inconsciemment projeté ses valeurs suprêmes et les avait investies en Italie, raison pour laquelle ce pays le fascinait à un tel point. » (86)
« C’est qu’inconsciemment Hannibal était amoureux de l’empire romain et fasciné par lui. Il n’y avait aucun sens pour lui à le détruire ; il aurait au contraire beaucoup mieux valu le conquérir. Mais puisque l’inconscient d’Hannibal révéla que des forces divines romaines jouaient un rôle décisif dans son entreprise, il est tout à fait clair qu’Hannibal ne se rendit pas compte le moins du monde de son rôle réel sur le plan de la conscience. Il était en réalité prisonnier d’une idée fixe… » (88)
Amnésie et infantilisme. Telle figure de la politique croit éprouver de l’excitation politique pour le patriotisme qui ne s’excite en réalité que pour le « pater » manquant. L’idée que le monde social devrait se plier à nos fantasmes infantiles est la plus basiquement fascisante qui soit – la réaction est un infantilisme. D’abord, les nostalgiques qui pleurent hébétés la perte d’Origine. Ensuite les fervents qui prônent la coupure radicale du cordon (le Nouvel Homme total) ou ceux qui trouvent une voie de révolution à l’envers, la palingenèse de leur race. La « patrie-qui-protège » est le hochet des niais – dissociation mentale stérile de ceux dont les pères ont failli. Disons sobrement que la conscience politique a des stades objectifs et des formes de rationalité historiques dont la plus grande partie a déjà été expérimentée, dont le caractère contradictoire, superficiel, ou psychanalytique a déjà été exhumé, dont les impasses ont déjà été posées, dont les issues ont déjà fait l’objet de critiques dévastatrices, par le concept et par le fait, dont les raisonnements sont passés au rang de sophismes, dont les idées sont désormais de purs fétiches, dont les tours de passe-passe sont éventés. Le fétichisme constitutionnel de la France Insoumise ou celui des adeptes du « soldat indigène inconnu » a déjà été démystifié par les réalistes du mouvement réel (les marxistes), par les insurrectionnistes et les anarchistes, et désormais par les constitutionnalistes eux-mêmes (Schmitt à sa manière, ou plus récemment Fontaine et Mérieau). Il n’y a d’effectif dans la Constitution que ce qui détermine les règles du jeu sur un plateau dirigé toujours par l’exigence fondatrice de l’économie. Les limites de la démocratie représentative constitutionnelle et de l’État de Droit sont les mêmes que les limites matérielles de la chose marchande – Hayek au Chili en savait quelque chose mais Bernard Arnaud – un particulier plus puissant que le Roi – l’a proclamé suffisamment fort : « Je reviens des USA et j’ai pu voir le vent d’optimisme qui régnait dans ce pays. Et quand on revient en France, c’est un peu la douche froide ».
Assumons : il y a une immaturité actuelle de l’esprit politique. Cet esprit n’a pas encore dépassé les propositions réfutées du passé. En réalité, le travail minimal consistant à classer et hiérarchiser les hypothèses testées, périmées et encore ouvertes, de distinguer entre les avortons, les axolotls, les monstres et les espèces nouvelles, ne demande qu’à être fait. Il y a des formes de rationalités fossiles comme des idées politiques dépassées. Que de très bons théoriciens ne fassent que ressasser les mêmes « découvertes », celles d’il y a trente, cinquante, cent ou deux cent ans, témoigne d’un travail révolutionnaire interrompu. Le partage et la transmission de l’expérience est au point mort. La plus grande part des problèmes que nous nous posons ont déjà reçu leurs réponses : les discussions ont déjà eu lieu, les déchirements aussi. L’amnésie est aujourd’hui la condition des "découvertes". C’est pourquoi ces "découvertes" ne font que stagner sous le seuil de l’historicité. Les bégaiements n’appartiennent pas à l’Histoire. Nous en sommes encore une fois réduit à l’expression du "caractère destructeur" de Walter Benjamin qui - il y a déjà cent ans - croyait devoir partir de ruines et tout reconstruire sur ground zéro. Or, il y a 100 ans déjà, il nous recommandait de trouver la voie par laquelle transmettre la tradition, non pour la conserver comme chose, mais pour la rendre maniable, en la liquidant.
Les fils de l’amnésie enchaînent la mémoire du Gulliver heureux de la révolution. Quelque chose dans cette Mémoire secoue ses chaînes. Le tout petit royaume de Lilliput est en passe de lâcher sa prise. Nous ne nous contenterons plus de vivre de réminiscences.
Conclusion méthodologique. La « transcendance » n’est jamais que la « cause finale » - soit la cause séparée du cours du temps linéaire qui nous détermine par attraction, appel et, en somme, en tant qu’objet de désir. Qui parle d’un défaut de transcendance ne nous dit qu’une chose : sa démoralisation, l’étroitesse et la pauvreté de son âme. Il est temps de cesser cette quête infantile. Nous sommes animés. Nous détenons une idée vraie. Nous sommes déjà en prise avec nos transcendances. Nous désirons. Et ces désirs infinis suscitent en nous des rêves. Ce ne sont pas les rêves qui produisent le désir ; c’est le désir qui multiplie les rêves. Vous l’ignorez peut-être encore mais vous désirez. Vous avez dans vos viscères de violentes envies. Nous ne sommes plus au temps où seul l’Ennui était révolutionnaire. Est révolutionnaire la frustration actuelle de nos désirs bien réels.