La grève pour respirer

Pas la grève générale des directions syndicales, la généralisation de la grève !
Une réponse à l’article « Toulouse implose »

paru dans lundimatin#170, le 19 décembre 2018

De fidèles lecteurs de lundimatin nous ont fait parvenir une réponse à l’article « Toulouse implose » que nous avions publié la semaine dernière (14 décembre). Il y était question notamment du fait que les blocages avaient supplanté la grève générale comme moyen de lutte. Il est toujours fort dommageable pour l’économie et ceux à qui elle profite le plus que des ouvriers ou des salariés se mettent en grève. Ce qui ne fonctionne plus, ou moins, c’est plutôt la grève générale comme mot d’ordre venu des centrales syndicales et comme mythe moteur au sein de la classe ouvrière. Surtout, la grève générale est aujourd’hui le paradigme de la « bonne intention », de ce que l’on voudrait voir venir pour qu’enfin tout change, et par le bas. Et les bonnes intentions ne suffisent pas ; pire : elles condamnent souvent à l’aveuglement et à un certain retard sur le mouvement réel. Comme ce fut le cas pour une grande partie de la gauche par rapport aux Gilets Jaunes. Déjà, pendant Nuit Debout, une commission « grève générale » avait œuvré pendant des semaines à son déclenchement, en vain.

Reste que cet article propose une version plutôt inédite de la grève - non pas la grève générale mais la généralisation de la grève - selon laquelle « faire grève », au fond, consiste à déserter sa fonction et son identité sociale. Par exemple, chez les lycéens ; « Pour tenir leur mouvement, comment font-ils ? Les lycéens décident de ne plus être lycéens. Ils décident de ne plus se rendre dans les espaces assignés à leur statut de lycéen. [...] Ces lycéens, ils font précisément la grève, ils tiennent des piquets pour empêcher le bahut de tourner et prennent la rue pour aller débrayer les autres lycées et bordéliser le quotidien. »

Dans l’article « Toulouse implose » en date du 14 décembre, le journal en ligne Lundi Matin prend le parti d’opposer le blocage à la grève, parfois accompagnée de l’épithète « générale ». Cet article, qui donne un aperçu assez fidèle de la semaine folle qu’on a passé à Toulouse, a pour autant de grosses lacunes du point de vue des propositions politiques pour le renforcement du mouvement des gilets jaunes. Cette absence de proposition a pour conséquence une forme d’impuissance pour penser la situation qui condamne les auteurs à parier sur l’avenir plutôt qu’à intervenir sur le présent. Nous pensons que cette position découle d’une erreur stratégique fondamentale : opposer grève et blocage. Les citations proviennent du texte « Toulouse implose ».

Encore un effort pour ne plus cauchemarder du passé

« Des blocages quotidiens aux débordements permanents du mouvement lycéen en passant par la première assemblée des Gilets Jaunes à l’échelle régionale, bien des catégories politiques sont bouleversées : le blocage a décidément supplanté la grève générale, la représentation cède sa place à l’organisation et le soulèvement rompt avec les codes de la manifestation. »

Tout part de la façon dont ils produisent l’index de l’ancien et du nouveau. Opposer blocage à grève générale n’a pas de sens. Soyons clairs. Nous ne sommes pas attachés à ce mantra démobilisateur de « grève générale ». La « grève générale » appelée par les représentants syndicaux et politiques, c’est la dépossession de notre lutte. Mais comprenez bien que la grève générale pour la CGT, c’est justement le blocage des secteurs clés, énergie et transport. En cela, on peut remarquer que la stratégie des gilets jaunes n’est pas bien différente de celle de la CGT en 2016, elle est par contre plus déterminée, la minorité est plus dense. Au temps premier du mouvement, les blocages sont intervenus sur de multiples lieux, rond point de centre commercial, de péage, de départemental etc. On voyait là une généralisation du blocage plutôt qu’un « blocage général » décidé d’en haut. Après le coup d’éclat du week-end du 17 novembre, les groupes en gilets jaunes ont décidé de se concentrer sur les points « stratégiques », c’est à dire de rationaliser l’activité de blocage, une rationalisation qui prenait le nom de tactique dans le cadre d’une bataille. Cette tactique, c’était ne pas céder le terrain gagner durant la première offensive, et faire le pont avec le samedi suivant.

« Ces points se font plus rares mais aussi plus stratégiques : on tient au péage de Saint Jory parce qu’il est proche de la raffinerie [C’est aussi parce que l’essentiel des camions de la zone logistique Eurocentre y passent, nda], ce qui rend possible d’aller bloquer si on est assez nombreux. Reste le problème de la présence : presque tout le monde soutient mais peu de gens viennent vraiment. »

Ce problème de présence n’est a priori pas lié à une hostilité envers le mouvement. Tout le monde kiffe sauf les gros patrons, les politicards et les journalistes. Mais pour quelles raisons les gens ne viennent pas ? On appelle ça la dépossession de nos capacités d’engagement par le travail. La plupart des gens sur les ronds points font des allers-retours entre chez eux, le boulot, le rond-point. La vie n’est déjà pas facile en temps normal, elle se complique en temps de lutte. Parce qu’il s’agit là d’une lutte séparée. Une lutte qui ne permet pas à ses participants de s’y consacrer corps et flammes. Certains ont trouvé la parade, ils ont posé une semaine de congé, d’autres ont réussi à chopper un arrêt maladie. Mais contrairement à la grève, ces alternatives ne tiennent qu’un temps. Et ils arrivent seuls au rond point. Pourtant, des discussions au boulot, il n’y a que ça. Sur les galères quotidiennes, sur les problèmes de début et de fin de mois, sur la sombre perspective des prochaines années. Mais les auteurs préfèrent laisser le travail dans l’angle mort. Même la contestation de ce travail est vouée aux gémonies.

« L’horizon utopique de la grève était la réappropriation des moyens de production : faire tourner les usines autrement et au profit des travailleurs, pour construire un autre monde. »

Comment l’arrêt du travail peut-il contenir tout ce monde que les auteurs convoquent autour d’un hypothétique programme de réappropriation des moyens de production ? Il ne faut pas prendre les projections partisanes de l’époque comme stricte et seule vérité. Quand on parle stratégie, mieux vaut ne pas y convoquer l’idéologie. La considération sur l’horizon utopique apporte bien peu de réponse à la question suivante : comment nous trouvons le temps, comment nous renforçons le mouvement ?

Cette impasse dans l’analyse aurait pu être conjurée par l’évocation du mouvement des lycéens. Pour tenir leur mouvement, comment font-ils ? Les lycéens décident de ne plus être lycéens. Ils décident de ne plus se rendre dans les espaces assignés à leur statut de lycéen. Mieux, ils décident de bloquer leur établissement pour que personne ne puisse jouer ce rôle. Est-ce pour se le réapproprier ? Au vu de ce qui s’est passé au Lycée Saint Cyprien de Blagnac (les élèves ont cramé leur lycée), a priori non. Ces lycéens, ils font précisément la grève, ils tiennent des piquets pour empêcher le bahut de tourner et prennent la rue pour aller débrayer les autres lycées et bordéliser le quotidien. La grève est tellement grosse que les auteurs de la voit pas. C’est précisément de ces pratiques de grève dont le mouvement des gilets jaunes a besoin pour s’enraciner. Et surtout pas que les étudiants les rejoignent ! Les auteurs analysent très justement la sclérose de la mobilisation chez les étudiants du Mirail. Rien n’indique un quelconque dépassement prochain. Le NPA/UET tient trop à son pré-carré et la question politique y est expressément refusée. Et quand ils votent la grève, ils ne la font pas. Pas de blocage, pas de piquet. Juste un engagement individualisé qui ne porte que l’impuissance du groupe « étudiant ».

Sortir de l’incantation et produire la solution

Qu’il s’agisse des gilets jaunes ou des lycéens, il y a bien un filon commun : refuser ce futur et lutter au présent. Mais ce filon ne se retrouvera pas sur un horizon mais bien dans l’extension et la défense du mouvement. C’est la seule perspective de force.

« Autrement dit, il faut en finir avec l’économie, avec le règne d’une certaine façon de tout mesurer et de tout exploiter, afin de retrouver des rapports au monde qui ne menacent pas directement la vie sur terre et des rapports aux autres délivrés de la concurrence et du calcul permanents »*

L’intention est belle mais elle ne s’adresse à rien. Aucun rapport de force évoqué plus haut dans l’article sur la question de l’histoire n’intervient. La proposition est idéologique, pour « retrouver » ensemble, mais de nulle part, de nouveaux rapports au monde. Et finalement, la prise de parti nécessaire contre l’entourloupe politicienne du Référendum d’Initiative Citoyenne est piégée dans le filet que les auteurs se tendent. Ils n’ont rien à dire si ce n’est : ça ne marche pas. Si on acceptait de parler de rapports de force au sein de la lutte, on pourrait dire que le RIC marche, en tant que revendication pour canaliser le mouvement et recycler les déchets en victoire politicienne future contre nous. Mais là n’est pas la question, la question est de savoir comment d’un mouvement sur la taxe nous sommes passés à un mouvement contre la vie chère, en constante expansion, où les connexions avec les lycéens étaient évidentes. Et qu’ensuite, on passe à la résorption du mouvement, autour du RIC. Parce que ce qu’il se joue en ce moment, c’est précisément la mort par épuisement. Si un mouvement ne grandit pas, il meurt, il est récupéré, il stagne, l’eau se glace et les calculs politiciens cristallisent l’attention. Les charognards sont là, la mort ne vient pas seule. Si ce n’est pas trop tard, c’est bien de la grève dont il faut parler, seule pratique à faire d’une pierre deux coups : bloquer l’économie et nous libérer du travail ! Pas la grève générale des directions syndicales, la généralisation de la grève !

« La suite est difficile à prévoir : Macron n’a convaincu personne mais il va falloir trouver les moyens de tenir les blocages en semaine tout en continuant à s’attaquer au pouvoir politique samedi prochain. Parions que nous serons encore surpris. »

Nous ne sommes des gens de la météo. On ne prévoit rien, on mène une bataille. Si on perd et que la grève ne se déclenche pas, on pourra tous célébrer notre défaite de Noël.

La vie est trop chère pour être vécue ! Bloquons, grévons, émeutons jusqu’à plus soif !

Des gilets jaunes de Toulouse

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