Dionys Mascolo : Itinérance d’un hérétique

« Le contraire d’être de gauche, ce n’est pas être de droite, c’est être révolutionnaire. »

paru dans lundimatin#239, le 20 avril 2020

« Quant au camarade Mascolo, avec qui j’ai milité au MNPGD pendant la clandestinité, je peux affirmer d’abord son attachement irréductible à la cause du communisme. »
Robert Antelme

La vie de Dionys Mascolo, on peut la résumer ainsi comme une itinérance d’un hérétique du marxisme où sa vie se base sur un seuil éthique, l’amitié.

Jeune autodidacte passionné de littérature et de philosophie, sensible aux luttes politiques, il se forme politiquement hors des standards du parti. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Mascolo rencontre son futur ami Robert Antelme et sa future amante Marguerite Duras. C’est trois amis s’enrôlent ensemble dans le MNPGD (Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés),. Pendant ces années de résistance, les trois font la rencontre d’Edgar Morin qui les convainc d’adhérer au PCF. Antelme, Duras et Mascolo participent à fonder les Éditions de la Cité universelle, où Dionys sous le pseudonyme de Jean Gratien, écrit une Introduction à des Œuvres choisies de Saint-Just, publié en avril 1946. Dans le même temps, le trio forme durant plus d’une vingtaine d’années le groupe de la rue Saint-Benoît comme une communauté négative. Le groupe de la rue Saint-Benoît ouvre un espace de vie, de passage, les rencontres s’éprouvent, les discussions informelles se vivent avec intensité et s’organisent des actions. Divers auteurs et intellectuels comme Maurice Blanchot, Henri Michaux, Edgar Morin, Jean Schuster, Claude Roy, Georges Bataille, etc. circuleront dans cet espace. Le groupe de la rue Saint-Benoit fut l’expérimentation de l’abolition de la séparation entre la vie et la politique. En 1950, les trois amis sont exclus du PCF, pour leur refus du contrôle du parti sur la création artistique. Par la suite, en 53 Mascolo publie chez Gallimard Le Communisme. Ce texte, vif critique du milieu intellectuel, pense un matérialiste de l’homme-besoin, une réflexion sur la question de la communication. Pourtant, Le Communisme reste un échec en librairie. Deux ans plus tard, en 55, dans les Temps modernes, Mascolo sort un texte sur l’usage du mot gauche. Ce texte se consacre à la critique de la définition gauche/droite et sur le fait qu’être de gauche c’est jouer l’essence humaniste et non l’agir révolutionnaire. Mascolo, en 1955, accompagné de son ami Maurice Blanchot et des deux jeunes surréalistes Gérard Legrand et Jean Schuster, deux fidèles des séances de la rue Saint-Benoît, sont les initiateurs et animateurs du Comité des intellectuels français contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord. En 1956, Duras se sépare de Mascolo. À partir de 1957, Dionys participe au Cercle international des intellectuels révolutionnaires, qui défend, outre les victimes de la répression coloniale, les dissidents hongrois et polonais. Les deux groupes s’associent contre le combat colonial, ce qui aboutit la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie en 1960, appelée communément Manifeste des 121. Dionys fut le premier à penser à la rédaction de ce texte, qui verra la contribution de Schuster et puis de Blanchot pour le finaliser. Durant cette année 1960, Mascolo eut le désir de prolonger les enjeux politiques du Manifeste des 121 et de faire une revue internationale, qui ne vit point le jour. Mascolo, après la fin de la guerre d’Algérie, vit l’émergence d’une nouveauté politique avec le régime cubain de Fidel Castro. Dionys et d’autres intellectuels se rendirent à Cuba à l’initiative de Castro. Mascolo reste solidaire du régime jusqu’en 1968, où Castro soutient publiquement le pacte de Varsovie. Mascolo dès 1967 avait perçu le désir d’émancipation de la Yougoslavie et rompt donc avec le régime castriste. Mai 68 voit pour Mascolo la naissance de la revue Comité, où l’organe de réflexion est le comité d’action étudiants-écrivains. Les contributeurs sont essentiellement Blanchot et Mascolo, qui abandonnent la notion d’auteur pour l’anonymat. L’après 68, est pour Mascolo la prise d’un autre chemin, plus discret dans la contribution à la pensée révolutionnaire.

Le communisme de la pensée

« Le communisme n’est pas une idée du monde, mais le déploiement d’une pratique dans le monde. »
Marcello Tari, Il n’y a pas de Révolution malheureuse

L’hérétique Mascolo est resté fidèle à la question du communisme et à la lutte de la classe ouvrière. Le communisme est le grand texte de l’œuvre de Mascolo. C’est un livre assez difficile à lire à bien des égards, par son caractère un peu vieillot. Néanmoins, il y a des intuitions fortes à reprendre et ainsi effectuer des continuités. L’enjeu de ce texte est de repenser le communisme hors de la vieille église qu’est le Parti. Mascolo décrit trois formes de communisme : un surréaliste, un littéraire que J-L Nancy va reprendre dans son La communauté désœuvrée en 1986, et un de la pensée. Mais, on pourrait le dire ainsi que la colonne vertébrale du livre est la question du besoin. Mascolo essaye de montrer que l’essentiel du mouvement révolutionnaire est le mouvement de la satisfaction des besoins. Le communisme pour Dionys, est le processus de recherche matérialiste de la communication (petite digression sur la communication, les textes sur la communauté de Blanchot et de Nancy y proposent leurs intuitions) face au nihilisme qui place un voile sur le monde, c’est la pensée de l’économie qui prend un avantage par ce voile en l’épaississant, pour ainsi garder son emprise sur la question des besoins et des désirs.

La pensée de Mascolo est toujours liée à son expérience sensible. Mascolo n’est pas un penseur dogmatique, l’exemple significatif est son changement de position concernant Castro, lorsqu’il retire son soutien envers le régime cubain au vu de son positionnement envers les révoltes en Yougoslavie. L’expérience de la rue de Saint-Benoît se fonde sur la citation d’Hölderlin : « La vie de l’esprit entre amis, la pensée qui se forme dans l’échange de parole par écrit et de vive voix, sont nécessaires à ceux qui cherchent. Hors cela nous sommes pour nous-mêmes sans pensée. Penser appartient à la figure sacrée qu’ensemble nous figurons ». Cette citation constitue ainsi le seuil éthique du communisme de la pensée que le groupe de la rue de Saint-Benoît voit comme expérimentation. « Le partage de pensée entre amis, à la Holderlin, toute singularité dépassée, tout recul devant le risque de naïveté exclu, tout penchant à la rétention tenu en respect, l’abandon résolu au mouvement qui fait dire je ne crains pas ce que l’on craint d’habitude, je ne crains que la crainte (Holderlin) — ce sont là des traits qui caractérisent cette entreprise de parole. Justement parce qu’ils ont gardé le silence, il importe ici de notes que ce soient quelques-uns de plus fervents de ces amis qui nous auront donné les moyens matériels, par leurs dons, de parler (Giacometti, Matteo). » (Mascolo A la rechercher d’un communisme de pensée) L’amitié devient le lieu où la pensée peut se partager, s’exprimer, s’entrechoquer. C’est d’une pratique sensible qui enracine ce communisme de la pensée. L’amitié et la pensée deviennent le commun de ce communisme et non une simple idéologie au service d’un parti. Cette pratique fait vivre différemment des idées, les met en tension, les mêle, les démêle, il y a plus le Moi, mais un je mis en jeu avec d’autres je comme esquisse d’un nous. On peut le percevoir avec le concept d’agencement chez Deleuze. Un agencement est un système non systémique, dans le cas de l’amitié entre des êtres. L’amitié opère une force entre chacun d’eux par des dynamiques singulières, les amis ne sont pas unis, mais vivent un devenir-ensemble. L’amitié c’est une certaine qualité de liens. Le communisme de la pensée est une façon de respirer hors du parti et de ses militants. Il y a des correspondances entre cette expérience du groupe de Saint-Benoît et la période des conspirations révolutionnaire, dont les sociétés secrètes et les clubs ont peuplé le XIXe siècle jusqu’au XXe siècle, mis en arrêt par l’après-Révolution d’octobre par le militantisme et les mouvements sociaux.

L’ami Mascolo comprit que l’on ne devait pas attendre l’avènement d’un quelconque paradis, « Le communisme n’a pas à se décrire en soi. C’est à nous de le faire. » (Mascolo, Le communisme) La question du communisme est une question éthique, qui ne peut être résolue que par son expérimentation, c’est-à-dire vivre le communisme, l’éprouver comme expérience sensible et non comme simple Idée qui unirait le monde, on excusera donc l’abruti Badiou. Car comme l’a écrit le poète Fortini : « Le communisme est le processus matériel qui vise à rendre sensible et intelligible la matérialité des choses dites spirituelles. Jusqu’à pouvoir lire dans le livre de notre propre corps tout ce que les hommes firent et furent sous la souveraineté du temps ; et à déchiffrer les traces du passage de l’espèce humaine sur une terre qui ne conservera aucune trace ». (Fortini, Qu’est-ce que le communisme ? ») Le communisme c’est donc s’organiser que ce soit sur les plans : collectif, matériel, politique, existentiel et sensible. Il n’y a pas de but intrinsèque au communisme à part peut-être celui-ci « Si le communisme a un but, c’est la grande santé des formes de vie. » (Comité Invisible, Maintenant)

Être révolutionnaire

« Il est peut-être temps d’enfin entendre ce que Mascolo a établi il y a des décennies déjà : le contraire d’être de gauche, ce n’est pas être de droite, c’est être révolutionnaire. »
Julien Coupat

Si l’expérience des gilets jaunes a un lien fort avec Mascolo, c’est dans sa capacité de rendre inopérant les catégories traditionnelles du mouvement social. Le GJ et son antagoniste incarné dans le personnage de Macron ont permis de révéler encore une fois la grande mascarade de l’opposition gauche/droite. Car si le mouvement des GJ a été ou est encore un mouvement rempli de contradictions du fait de son hétérogénéité, on peut noter que le mouvement des GJ s’est fait capturer. Il est devenu une composante du mouvement social. L’une de ses profondes contradictions est le confusionnisme. Ce n’est pas le propre de ce mouvement, mais bien un commun qu’il partage avec la gauche. Le confusionnisme fait partie de la schizophrénie interne de la gauche. « L’emploi correct du mot gauche ne serait donc possible qu’à un niveau d’appartenance certaine à la bourgeoisie. [...] Cela revient à dire que ce qui distingue droite et gauche est toujours superficiel, arbitraire, hasardeux : de l’ordre de l’opinion. » (Mascolo Sur le sens et l’usage du mot « gauche ») L’utilisation du mot gauche est de l’ordre du superficiel, une manière de se distinguer entre bourgeoisies, l’une plus humaniste que l’autre, plus libérale. S’attacher à se dire de gauche, c’est s’attacher à ne rien faire, juste à bavarder sur la misère de ce monde. Être de gauche n’est rien d’autre qu’une posture où la morale humaniste blablate. Pour Mascolo « le révolutionnaire reconnaît immédiatement en ceux qui pensent en termes de gauche et de droite des hommes qui ne sont pas des révolutionnaires, des bourgeois, fussent-ils de gauche. Après tout, ces disputes sont les leurs, non les siennes. La distinction gauche droite a donc un seul sens sûr. Elle sert à distinguer entre eux des bourgeois. Le mot de gauche a donc un contenu certain. Mais ce contenu signifie d’abord non-révolutionnaire ». (Mascolo Sur le sens et l’usage du mot « gauche ») Mascolo se permet de profaner la morale de gauche et disant ceci : « Il y a une gauche partout. Il y eut une gauche du parti nazi, sans nulle comédie. Cette gauche était une gauche, et nazie. Le négliger serait commode, si ce n’était se résigner à ne plus rien comprendre. Mais les choses sont plus mêlées encore : il y a de la gauche partout  ». S’il y a une droite, il y a une gauche et le nazisme n’échappe pas à cette règle pour Mascolo. La gauche, comme le montre si funestement l’histoire, a fait souvent le jeu de l’extrême-droite. Être de gauche n’est pas le contraire d’être de droite, mais bien de faire partie de la même pièce de monnaie, « qu’être révolutionnaire, ce n’est pas simplement être un peu plus “de gauche” », c’est défaire les fausses oppositions. Avec l’événement Gilet jaune, on a vu à cette occasion qu’une grande partie de l’extrême-gauche, n’a rien compris à cet événement, et surtout ne voulait rien y comprendre. Car ce mouvement sortait des représentations classiques du mouvement social. Néanmoins divers groupes ont pris ce mouvement au sérieux, et ont pu forger des amitiés et défaire les lignes ennemies qui longeaient ce mouvement. Après les passages insurrectionnels de décembre 2018, l’extrême-gauche a en grande partie décidé d’être avec ce mouvement. Mascolo nous rappelle une chose : « Que les idéalistes de gauche cessent donc d’accuser les révolutionnaires de n’être pas de gauche : ils ne font ainsi que leur reprocher de n’être pas idéalistes. Qu’ils comprennent que les révolutionnaires peuvent bien préférer un idéalisme de gauche à un idéalisme de droite dans l’action politique, mais qu’en théorie, pour eux, l’un et l’autre se valent. Et qu’ils comprennent en outre qu’un peu moins de rigueur suffirait à faire disparaître en peu de temps tout semblant d’action révolutionnaire. Qu’ils sachent enfin pourquoi ils peuvent s’allier aux révolutionnaires et dans quelle mesure, au lieu de ne s’allier jamais à eux que par malentendu. » Mascolo fournit comme conseil de ne jamais présupposer d’un événement, les GJ ont été traversés par différents désirs, qu’on puisse rattacher dans les grosses catégories ronflantes d’idéalisme de gauche ou de droite, ce qui a caractérisé la puissance de ce mouvement des GJ est son devenir-révolutionnaire, même s’il y n’a été que d’une courte durée. Si le révolutionnaire doit avoir une tache, c’est être polyglotte et non d’être de gauche.

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