Dévier pour aller vers

à partir de Les gardiens de la terre de Marc Klapczynski et Dévier de Guillaume Sabin

paru dans lundimatin#478, le 3 juin 2025

« Rappelle-toi ce qu’a dit M. Guizot, qu’un travail incessant tenant l’ouvrier sans relâche à assurer le pain du lendemain était la condition indispensable pour garantir la société… »
Jacques Rancière, La nuit des prolétaires  [1]

Guillaume Sabin a lu Jacques Rancière et il en fait un profit utile. De même que l’auteur de La nuit des prolétaires a travaillé à partir d’archives ouvrières pour décrire un quotidien occulté, mais aussi rapporter les aspirations et les capacités réelles d’une société mal représentée, sinon jamais, par les livres d’histoire ou de sociologie, comprendre le monde dans son économie, son possible système d’échanges, ne peut se faire qu’en écoutant les visages, c’est-à-dire les parcours individuels ou intra-collectifs. C’est donc en ethnologue qu’il est que Sabin enquête sur des expériences de terrain dont il scrute les protagonistes, les interrogeant sur leur aventure de vie située en dehors des cadres les plus valorisés ordinairement. Il cite Robert Cappa pour qui, si une photo n’est pas bonne, c’est qu’elle n’est pas prise d’assez près. À travers cet ouvrage le lecteur doit donc s’approcher des manières de vivre et d’intelligencer de quelques micro-sociétés en phase d’élaboration, et donc en devenir perpétuel.

À l’époque où l’épuisement physique des travailleurs de force s’est vu relégué, sur le plan de la notoriété, par le burn-out de professions moins salissantes, les prolétaires des catégories les plus diverses connaissent un sort évidemment peu enviable. Cependant, si un peu partout des expériences d’un autre ordre que celui de la performance et du rendement sont menées avec enthousiasme et imagination, c’est que leurs protagonistes n’ont que faire des promesses de la vie matérielle.

L’organisation du travail depuis le XVIIIe siècle et l’industrialisation n’a fait qu’instrumentaliser le travailleur en le mettant en concurrence avec la machine à laquelle il est attaché, il ne peut la soumettre qu’à condition de s’y accorder, en quelque sorte d’en parler la langue, non sans perdre de la sienne. Guillaume Sabin rappelle qu’en Angleterre au XIXe siècle des inspecteurs de fabriques « dénonçaient le sort des enfants soumis à des horaires de travail qui ne leur permettaient pas de regagner leur foyer et qui en conséquence dormaient dans des fossés ». Il ajoute : « L’exploitation de la force de travail est poussée jusqu’à l’épuisement : en 1860, dans la ville de Nottingham, un meeting exige la limitation de la journée de travail à… dix-huit heures. »  [2]

Outre la soumission à la machine, c’est la division du travail en tâches uniques et répétitives qui fait perdre au travailleur le sens de tout accomplissement. Plus récemment on a vu, sans doute plus visibles et plus nombreux qu’auparavant, se multiplier les emplois à la fois inutiles, sinon nuisibles, et grassement valorisés, comme si une certaine classe d’incapables s’entretenait elle-même à travers des jeux de compromissions et d’intérêts bien compris. Des emplois qui s’ajoutent à des petits emplois tout aussi peu justifiables. On pense bien sûr au livre que David Graeber a consacré à ces bullshit jobs, en écho à des enquêtes effectuées dans différents pays et indiquant que plus d’un tiers des personnes à l’œuvre sentent que leur boulot ne sert à rien.

À partir de ces constats, comment ne pas comprendre celles et ceux qui, parmi bien d’autres, ont choisi « [une] vie qui résiste sans se considérer forcément comme une lutte, qui compose avec l’existant sans s’y laisser enfermer. »  [3]

Le corps est ce par quoi passe la vie, y réside le temps de faire son âge et s’en aller. La production a besoin de ce corps, de sa puissance et de sa disponibilité. Aussi faut-il se désintéresser des performances et de la productivité pour elle-même, si l’on veut au moins préserver sa relative liberté. Sinon, c’est le diktat de l’horloge en vue de l’efficacité du travail, travail qui doit être dès lors discipliné, soumis aux cadences et à l’autorité patronale. Le plus souvent, le choix réaliste consiste à combiner les deux, à faire alterner les périodes de travail discipliné avec d’autres qui rendront possible davantage de disponibilité, de créativité, de relations affinitaires. Conserver un pied dans la société majoritaire permet d’appréhender une réalité plus large, de saisir dans quel monde on vit, qui ne ressemblent pas toujours à celui que nous percevons depuis l’intérieur de nos cercles amis. Le modèle qui s’est généralisé, capitaliste et individualiste, n’a que peu à voir avec nos aspirations (mais correspond-il pour autant aux aspirations passives de ceux qui s’y engagent de tout cœur, non sans le subir ?).

Parmi les expérimentations observées par Sabin, une noria singulière dans la campagne du Morbihan et d’Ille et Vilaine, celle d’un car aménagé en épicerie solidaire allant à la rencontre des habitants et colportant aussi bien les nouvelles que les produits nourriciers ou d’entretiens. Si le « Car à vrac » circule et remplit son office à merveille, c’est qu’une paire de bipèdes imaginatifs s’en occupe avec joie et courage. Émilie est assistante sociale à temps partiel et par intermittence, elle a refusé un CDI, le temps personnel est trop précieux pour être toujours empiété, d’autant qu’il y a aussi quelques moutons qui réclament de l’attention, et le potager, les plantes aromatiques, etc. Avec son conjoint Mathias, avec qui elle a deux enfants, Samuel et Wilhem, elle mène cette vie indépendante, entre une belle autonomie, voulue et construite, et l’essentielle sociabilité guidée par l’expérience continue du « Car à vrac ». À force d’entraide, de travail bénévole, d’intelligence collective, on s’empêche les uns et les autres de s’endormir ou s’atrophier, au contraire on concourt à un épanouissement que les courbes des habituelles statistiques oublieront de prendre en compte.

Voilà qui constitue une sorte de contre-exemple exemplaire dans un département où l’entreprise multinationale Lactalis, géant de l’agro-alimentaire, a reçu plus de dix millions d’Euros d’aides publiques, peut-être en remerciement d’une pollution qu’elle a su occasionner en 2017, tuant plusieurs dizaines de milliers de poissons dans une rivière (La Seiche) !

N’est-ce pas là deux mondes qui s’opposent, celui de l’enrichissement sans frein et celui de la gratuité ? Lequel se rit de l’autre ? Nous savons de quel côté se trouve la viabilité, mais faire les mauvais choix est aussi une affaire humaine, erreur comprise. Et encore faut-il apprivoiser la peur de manquer ou d’être isolé, perdu. C’est un apprentissage de la survie qui passe par la sociabilité, le goût d’apprendre et de partager. Non sans goûter la joie de faire avec la matière vivante, en pétrissant la pâte à pain, ou encore la terre du jardin, et en voisinant avec les autres, des plus évidemment familiers aux plus divers, tous nécessaires à l’intensité de vie que chacun est en droit d’éprouver. Entre les habitudes qu’on s’est choisies et les surprises ménagées, l’ennui oublie de naître, non pas les inquiétudes, mais justement le chemin est à tracer encore, dans un inconnu qui n’a rien de foncièrement hostile.

Un jeune collectif installé à Kergoat, non loin de Brest. Cinq colocataires qui n’ont pas l’intention de se laisser dévorer par le travail ; aussi s’agit-il pour eux, en divisant un loyer, de ne pas être contraint à donner tout son temps pour seulement tenir le nécessaire. Et les voilà qui s’intéressent au Manifeste contre le travail rédigé par le groupe Krisis. À cet endroit on fabrique du pain et dehors une parcelle d’un hectare est investie par des plantations d’arbres fruitiers et par des cultures de pommes de terre, de courges, d’oignons ‒ deux des colocataires étant maraîchers, mais qui tiennent compte de l’avis des autres pour organiser ce champ. Le fournil où est cuit le pain sert aussi de salle des fêtes pour des bals, concerts, répétitions, ateliers de danse ou salle de boxe ; on le voit : toutes sortes de farines y sont ainsi traitées pour le meilleur. Membre de ce mini-groupe, Maelle, interlocutrice privilégiée de l’enquêteur, se confiant sur son parcours, elle semble regretter tant de temps perdu à l’école, concédant tout juste que les études qu’on a faites nous donnent sans doute plus facilement le droit de dire non (près de qui ?).

Ailleurs en Bretagne, nous rencontrons Diane, un artiste nomade qui a inventé d’aller vérifier sur place les plus étranges représentations de Google Map, celles-là même qui ont intrigué les personnes qu’elle s’offre de satisfaire en leur rapportant son témoignage d’une réalité que l’écran d’un ordinateur ou d’un smartphone ne peut rendre en aucun cas. Elle parle d’un « service d’exploration du monde virtuel  ». Errante parmi les errant.e.s, elle s’habitue à vivre un peu quelque part, ne rapporte de ses excursions que des mots notés dans des carnets rigoureusement ordonnés. La voici maintenant à Rennes, participant à la vie sociale qui se tisse dans une friche industrielle, toujours à la rencontre des autres, dans la rue, dans les bus ou en partageant telle ou telle activité. Les liens nés ainsi sont ce qu’il y a de plus précieux, « les amitiés ont cet avantage sur les biens matériels qu’elles se partagent à l’envi sans jamais s’épuiser  ».

« À côtoyer Diane, écrit Sabin, on pourrait croire que sa vie est dispersée, émiettée en autant d’activités formant un ensemble hétéroclite, éparpillée en journées qui ne se ressemblent pas, en rencontres aussi variées que l’autorise notre société stratifiée. Or, c’est justement ça qui pourrait servir de fil d’Ariane et de sextant : ce refus viscéral des cases et des frontières. Vivre dans une boîte, se laisser enfermer, voilà l’angoisse qui taraude Diane et dont elle cherche à s’échapper chaque jour… »  [4]

« Pédagogue de rue », Diane sait que vivre est un métier  [5] et que toute fonction s’improvise dans l’instant, elle garde ses nuits pour écrire, consigner les événements, tous sensés, de la journée, même si tout va trop vite et qu’il y a le risque de devenir « consommateurs des expériences » que l’on vit. C’est aussi Diane qui a fait le constat que «  c’est le confort qui t’empêche de rencontrer du monde. Il y a besoin d’avoir des manques dans sa vie pour pouvoir aller vers l’autre.  »

N’est-ce pas Sénèque qui invitait à pratiquer la pauvreté, « afin de juger par soi-même », précisant que la pire infortune ne privera pas de l’indispensable. » ?

Il est sans doute significatif que Guillaume Sabin ne semble avoir à convoquer, en termes de littérature proprement dite sur la condition ouvrière, que l’inusable L’Établi de Robert Linhart et le plus récent À la ligne de Joseph Ponthus, qui nous parlent en tant que témoignages livresques d’un monde toujours à l’œuvre, celui de l’exploitation (plus guère usité, le terme recouvre pourtant une condition n’ayant pas cessé d’être). On pourrait citer aussi certains livres de Jean Meckert ou le roman de Roger Vaillant, 325 000 francs, comme autant de repères fictionnels hautement plausibles, marqueurs d’un esclavage toujours là, cruel, même s’il est euphémisé. Ou encore, le poète Thierry Metz, auteur notamment du Journal d’un manœuvre. Toujours est-il que la condition ouvrière aujourd’hui encore ne filtre guère des usines et autres enclos pour bipèdes asservis, qu’elle n’est pas ou bien peu partagée à l’extérieur, sauf le plus souvent par des « intermittents » qui ne la découvrent que pour mieux s’en éloigner, car elle est, de fait, insupportable, sauf à risquer de s’y éteindre.

*

Un autre livre récent, qui se passe de sociologie savante, puisque simple et roboratif entretien recueilli par Marc Klapczynski, romancier et murailler, c’est-à-dire constructeur de murs en pierres sèches, ce témoignage de Séverine Di Florio, « la fille qui murmure à l’oreille des chevaux  ».

« Entre les bunkers remplis de boîtes de conserves et de kalachnikovs des survivalistes et ceux qui remettent dévotement le destin de l’humanité entre les mains d’une science divinisée et paternaliste, il n’y aurait donc pas d’autres voies ? » Partant de cette question, la collection « Chemins de résistance » s’ouvre à une série intitulée : « Les gardiens de la terre » où il s’agit de partager des exemples de modes de vie décalées par rapport à ceux qui sont le plus ordinairement valorisés.

En guise de premier opus, une rencontre avec une femme de fort tempérament qui nous raconte son expérience d’éleveuse de chevaux en pleine campagne du Bourbonnais. Klapczynski l’a rencontrée pas loin de chez lui, elle vit dans une roulotte et entretient un petit troupeau de moutons et des chevaux sur quelques hectares éparpillés qu’elle parcourt volontiers, montant à cru l’une de ses bêtes, un fier étalon Appaloosa, soit par les champs et chemins creux, soit frôlant les routes et la circulation automobile. Installée ici depuis une quinzaine d’années, on comprend que son intégration n’a pas été facile, « je manquais d’expérience en tant qu’animal », précise-t-elle, mais son opiniâtreté (le mot est faible, en l’occurrence) a fait céder les plus réticents à son égard, jusqu’à un voisin installé dans un manoir, sorte de gentilhomme retraité qui, presque soudainement, lui a offert l’usage de ses prairies contre quelques leçons d’équitation. Ses ancêtres étaient mineurs, elle n’est pas vraiment encline à la fréquentation de ce bourgeois d’une culture si éloignée de la sienne, elle a pourtant fini par l’apprécier et a su composer de même avec d’autres voisins au départ peu disposés à l’accepter comme une des leurs. La distance étant mesurée, il a fallu composer. C’est un des intérêts de ce témoignage qu’il se rapporte très directement à des transformations des uns et des autres aux prises avec des gens fort distincts qui apprennent à se respecter d’abord, ensuite à se reconnaître.

Tout part d’un « handicap », la jeune Séverine est allergique aux chiffres, pour l’école c’est sa sœur aînée qui fait les devoirs, et son père, quant à lui, décide de lui acheter un cheval… Quelle magie ! Son monde sera celui des chevaux, elle s’y accorde tandis que la dyscalculie la tient à l’écart de l’humanité ordinaire. Toutefois, reconnaissant la sensibilité des chevaux, elle sera mieux à même d’aller vers les humains, de trouver sa place parmi eux en dépit de sa différence.

Avant cette fragile et pourtant forte installation dans la campagne où elle est maintenant chez elle, Séverine Di Florio s’est rendue en Inde avec une amie. Ce séjour de six mois dans un pays où elle s’est beaucoup perdue, mais toujours pour se retrouver, a participé de sa propre transformation, la rapprochant de ce qui est pour elle essentiel. Par exemple, l’importance de la marche-à-pied, car elle a vu que là-bas tout le monde marchait, même au milieu de la circulation motorisée. Les animaux, les piétons, les cyclistes restaient de loin les plus nombreux, les plus forts (ce qui serait beaucoup moins vrai aujourd’hui). Ici, en milieu rural, vivre sans automobile est quasi impensable. Di Florio cite le cas d’un vieil homme de la région à qui l’on avait retiré son permis de conduire et qui ne se sentait pas capable de le repasser ; il a choisi de se suicider. Elle va jusqu’à affirmer que l’un des premiers combats à mener devrait être de restaurer la possibilité de pouvoir se déplacer à pied en tous lieux et en toute sécurité.

Séverine a pris et goûté le temps d’observer et de déchiffrer les comportements de ses alliés, les chevaux : «  Les chevaux sont des animaux rustiques, adaptés à une herbe maigre et à un climat rude. Leur santé pâtit d’une alimentation trop riche et d’un confinement dans un espace réduit. Mais aussi des créatures extrasensibles. Leurs ancêtres sauvages, qui parcouraient autrefois les grandes steppes froides et arides d’Europe et d’Asie centrale, étaient les proies de prédilection des grands prédateurs de cette époque. La vigilance permanente, la réactivité, le mouvement et la fuite constituent toujours l’essence de leur être. La domesticité n’y a rien changé. En tant qu’animaux sociaux, ils ont développé toute une gamme de comportements, de mimiques et de cris pour communiquer, dont l’observation de la vie en troupeau permet d’apprécier la diversité. Les variations de durée, d’intensité et de fréquence donnent à leurs hennissements des significations précises et leur permettent aussi de communiquer à distance. Dans le cadre de leurs échanges avec les humains, ils peuvent identifier une injonction, mettre un sens dans des sons ou des intonations, mais ils réagissent surtout aux émotions. Les mots seuls ne suffisent pas. Lorsque je chevauche, il m’arrive d’oublier de les prononcer à haute voix et l’intention suffit. Peut-être que pour atteindre ce niveau de communication, il vaut mieux ne pas avoir l’esprit trop encombré par les chiffres ? »  [6]

Outre son rapport exceptionnel aux chevaux, elle évoque incidemment un lien étrange avec un couple de chiens errants lors de son séjour en Inde, où ces deux présences l’accompagnèrent partout, toujours à distance, disparaissant quelques jours pour réapparaître un matin, et traversant ainsi une grande partie du pays avec elle. Un grand chien paisible, « le poulpe », sera aussi son ami dans cette campagne devenue sienne, et aussi, à l’occasion, son gardien efficace, donnant un jour une raclée au Rottweiler qu’un voisin avait lâché sur elle.

Aujourd’hui, Séverine se consacre à sa propre vie avec le monde comme à ses animaux et aux soins qu’elle leur apporte, puis à la traite et à la fabrication d’un fromage combinant lait de jument (90%) et lait de brebis (10%) qu’elle a baptisé jumou et qui fait un malheur près de la clientèle, une clientèle forcément limitée, la production l’étant elle aussi. Mais pas question de répondre aux sirènes du capitalisme, en l’occurrence à un représentant de l’agroalimentaire qui a eu vent de l’excellence du jumou et a fait des offres mirobolantes à la jeune non-entrepreneuse. Les propriétés réputées revitalisantes du lait de jument ne passeront pas le cap de la promotion marchande d’autant que, nous explique Séverine Di Florio, les juments ou les chèvres qu’elles élèvent produisent peu de lait, leur sélection n’a pas été menée dans cette optique.

« Pour constituer mon troupeau de brebis et de chèvres, j’ai effectué des croisements de races laitières avec d’autres plus rustiques. Mes animaux font moins de lait, mais ils sont plus résistants. Cette approche est incompatible avec les exigences de rentabilité de la production industrielle. À long terme, une production intensive de fromage de lait de jument conduirait inévitablement à cette sélection de juments laitières, une évolution néfaste à laquelle j’aurais alors contribué. »  [7]

*

Si nous sommes loin ici des expériences plus sociales et collectives décrites dans l’ouvrage de Sabin, l’exercice d’intégration dans un milieu sans rides apparentes ne va pourtant pas sans déplacements d’ordre politique. Non pas guerres de territoires, mais combats dans le territoire, les expériences solitaires ou isolées ne sont pas forcément de caractère « individualiste ». À bien des endroits de son propos, l’on sent Séverine Di Florio très soucieuse et inquiète des mouvements en cours, même si elle n’est pas directement connectée à quelque groupe ou organisation que ce soit (le temps pour cela lui en manquerait).

Comme pour illustrer plus littéralement encore le titre de son essai, Guillaume Sabin rappelle la figure et surtout la trajectoire de Bernard Moitessier, navigateur de compétition qui, alors qu’il allait remporter une course autour du monde, préféra continuer sa route en doublant une seconde fois le cap de Bonne Espérance plutôt que remonter l’Atlantique et gagner les honneurs et la « réussite ». Il témoignera de son choix dans un livre, sans le justifier autrement qu’en expliquant avoir eu la conviction de la nécessité d’agir comme il l’entendait, tout en étant bien conscient que son attitude resterait incompréhensible pour la plupart. Il parle du moment où il sent « que les règles du jeu ont changé […], que les anciennes ont disparu dans le sillage pour laisser place à de nouvelles, d’un autre ordre…  »  [8]

À remarquer, entendues dans ces livres, pour l’essentiel des voix de femmes interrogeant la place du travail dans la vie, le terme « travail » recouvrant aussi bien l’idée de sacrifice, de temps perdu, que la passion d’œuvrer, la fabrication de sens, selon qu’il est subi ou souhaité. Donnant une profondeur historique à ces témoignages, Sabin cite Sylvia Federici  [9] qui analyse le « travail domestique des femmes en tant qu’outil de développement du capitalisme : un travail non rémunéré au service de la force de travail des hommes et de sa reproduction. Cela rendu possible par la dépossession systématique des pratiques et espaces d’autonomie des femmes, leur expulsion du domaine rémunéré de l’artisanat.  »  [10] Ou Danièle Kergoat  [11], pour qui le travail salarié est à la fois considéré comme une trajectoire d’émancipation et constitue en même temps la « pierre angulaire des dominations ».

Des observations à l’évidence intégrées par les protagonistes rencontrées ici, qui en ont tiré des enseignements se déclinant par des choix de vie, éventuellement opérés par défaut, tout simplement par incapacité à s’intégrer dans le moule majoritaire (Pour cause d’une incompatibilité qui n’est pas que d’humeur). Ces parcours singuliers, ou du moins considérés comme tels, sont pourtant des morceaux d’une économie collective qui ne demande qu’à prospérer davantage, au moins dans les failles d’un système totalisant qui court à notre perte.

Jean-Claude Leroy

Guillaume Sabin, Dévier, Libertalia, 2025, 10 €

Marc Klapczynski, Les gardiens de la terre : La fille qui murmure à l’oreille des chevaux du bourbonnais, Aubéron, 2024, 15 €.

illustration : Gustave Moreau, Cavalier (≈1870), détail.

[1Cité in Guillaume Sabin, Dévier, Libertalia, 2025, p. 310.

[2In Karl Marx, Livre I du Capital, cité par Guillaume Sabin, Dévier, op. cit., p. 100.

[3Guillaume Sabin, Dévier, op. cit., p. 111.

[4Dévier, p. 77

[5Cesare Pavese, Le métier de vivre, Folio/Gallimard, 2014.

[6Marc Klapczynski, Les gardiens de la terre : La fille qui murmure à l’oreille des chevaux du bourbonnais, p.38-39.

[7Marc Klapczynski, op. cit. p. 95.

[8Guillaume Sabin, Dévier, op. cit., p. 349.

[9Cf. Sylvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive. Entremonde/Senonevero, Genève/Paris/Marseille, 2014.

[10Guillaume Sabin, Dévier, op. cit., p. 305.

[11Danièle Kergoat, Se battre, disent-elles..., Paris, La Dispute, 2012.

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